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Raimbaut d'Orange était-il "Cathare"?

Raimbaut"Nescis als fatz"[1]. Raimbaut d'Aurenga est un trobador qui, dès son vivant, a été en butte à l'incompréhension, à la controverse. Il faut reconnaître qu'il a volontiers contribué lui-même à alimenter une réputation sulfureuse d'originalité, de difficulté, d'extrémisme stylistique et de violent paradoxe ; il semble avoir voulu savamment entretenir cette image « d'horrible travailleur » du trobar avant l'heure. Il en a sans doute résulté la tâche particu­lièrement ardue de l'interprétation de la tradition manuscrite qui nous transmet ses chansons. En effet, selon Walter T. Pattison, les copistes, dans plusieurs cas importants, auraient cédé plus souvent qu'à leur tour à la tentation d'une réécriture "rationalisante", tentation à laquelle les philologues modernes n'auraient pas toujours résisté non plus (Pattison, 1952, p. 121, n. 52ff et supra). Tout ceci ne fait éventuellement que souligner l'importance de ne pas négliger les rigueurs de l'exégèse littéraire au cœur même de la démarche philologique ; et à cet égard, me semble-t-il, Raimbaut d'Aurenga pourrait pres­que représenter un cas d'école.

A première vue, on pourrait penser que la thématique fondamentale de Raimbaut se limiterait à la mise en exergue d'un discours — et d'une poétique — aristocratiques, ceux d'une féodalité méridionale en perte de vitesse dépassée par les transformations économiques et tenant à conserver ses marques traditionnelles, notamment par une sorte de réaffirmation de son brevet d'origine sur l'idéologie de la fin'amors. Ce serait dans le fond essentiellement là l'origine de son goût immodéré pour l’ornatus difficilis (à travers son équivalent transposé en langue romane, le trobar clus ou ric), pour les audaces théologiques et sexuelles, les paradoxes, les ironies et les ruptures formelles. Tout cela serait une viru­lente manifestation de la liberté aristocratique, du fait de se situer au-dessus ou en dehors des manentz de la bourgeoisie montante des villes ou en opposition avec elle[2]. Pour Robert Lafont et Christian Anatole, par contre, cette complexification du trobar qui se ma­nifeste notamment chez Raimbaut d'Aurenga serait un effet de deuxième génération, un "infléchissement du trobar", marquant l'irruption d'une nouvelle réflexivité (Lafont, Ana­tole, 1970)[3]. En effet, chez Raimbaut, on observe une mise en question assez systématique des formules et des conventions du trobar, au nom d'une formalisation implicitement re­vendiquée comme supérieure, et l'insistance sur le gap et la provocation parodique portée à l'extrême. Mais ce goût pour la provocation et la remise en question corrosives n'était-il pas déjà présent à un degré considérable chez un Guilhem de Peitieu, censé être le pre­mier trobador, et même parfois chez Jaufré Rudel ?

Dans son planh, formellement atypique lui aussi, sur la mort de Raimbaut d'Aurenga, S'anc jorn agui joi ni solatz, Giraut de Bornelh semble mettre tout d'abord l'accent sur le fait que son ami n'était pas seulement l'aristocrate convenablement doté de foudat, de sens du jeu, du don et de la dépense, mais un homme cultivé, un authentique savant :

A bels amics ben ensenhatz,

Nescis als fatz

E drechs e savis als membratz

A tans bels sabers en portatz,

C'un no-n laissatz

Ja mais vostre pars n'er trobatz

C’anc no vi ni ja no verrai,

Tan non irai,

D'un sol ome tan bel assai [4].

 

Pourquoi donc ne pas concevoir que Raimbaut devait être à sa façon un homme cultivé qui a vécu au cœur battant de la vie intellectuelle de son temps au sens le plus large[5] ? Car, il faut bien l'admettre, il y a chez lui non seulement du gap et de la provocation, mais des formules qui frisent très nettement l'hétérodoxie (bien entendu, on ne peut pas non plus exclure qu'il ait pu être tout cela en même temps : aristocrate déclassé et culturellement conservateur, en réaction contre la stéréotypie croissante du trobar en voie de professionnalisation, et tenté par la dissidence hétérodoxe...). D'autant plus que l'on peut également observer chez lui des tropes, des figures de style et de construction qui montrent très nettement qu'il était latinisant et qu'il connaissait pour le moins son Ovide, et l'on peut soupçonner fort qu'il avait des connaissances en théologie spéculative et en néoplatonis­me (voir plus bas, p. 21 et infra) ; en outre qu'il avait le plus probablement fait des études de droit [6].

Raimbaut d'Aurenga n'est donc pas seulement le trobador qui a poussé le plus loin les provocations paradoxales et le style énigmatique du trobar clus. Il est également, et peut-être surtout, le poète d'une dramaturgie allégorique qui ne cesse de mettre en opposition à travers l'inventivité forcenée de ses chansons, non pas le Bien et le Mal en tant que tels, mais le vrai et le faux, ou plus précisément la vérité du cœur et les apparences [7]. Dans une étude antérieure[8], j'ai pu établir de façon quantitative que, notamment s'agissant de la dame, l'épithète de loin le plus fréquemment utilisée chez lui est verai, veraya, res veraia (24 emplois directs / 39 chansons), en fonction de quoi, il est permis de récuser le jugement trop souvent émis à son encontre, suivant le préjugé typiquement postromantique et quelque peu ethnocentrique[9], encore relayé par son éditeur, qui le situe "parmi ces autres troubadours dont l'ingénuité compensait leur manque de sincérité"[10]. Au contraire, chez lui la question de la vérité et de l'authenticité des sentiments de la fin'amors semble atteindre les dimensions d'une véritable obsession, ou d'une recherche quasiment alchimi­que. Cette œuvre, son véritable objet, il tente de l'élaborer à travers les méandres littérale­ment alambiqués d'une opération poétique constamment renouvelée, une rhétorique et une dialectique formelle et intertextuelle toujours plus extrêmes. Cette rhétorique et cette dialectique finissent par prendre chez lui les formes de l'antiforme et de l’inversion, allant de façon exceptionnelle chez les trobadors jusqu'au ‘désœuvrement’, ce qui explique sans doute à l'époque contemporaine son attrait durable pour les avant-gardes. C'est ce qui fait de lui probablement le plus original et, malgré les apparences, éventuellement le plus métaphysique des troubadours, mais aussi ne laisse de poser à son endroit — bien différemment — la question de l'orthodoxie.

Du même coup, cela peut également nous conduire à nous demander si la question du rapport entre trobadors et hétérodoxie n'a pas été mal posée.

Fort heureusement, des avancées actuelles dans les domaines bien distincts, mais fina­lement convergents de l'analyse poétique et rhétorique des textes — la tropologie — et de l'histoire et de l'historiographie des dissidences religieuses des XII-XIIIe siècles, nous per­mettent de commencer à repositionner quelque peu le débat.

Si nous voulons approcher la question de la vérité et de l'hétérodoxie chez Raimbaut d'Aurenga, nous allons en effet devoir préalablement desserrer au moins deux étaux mé­thodologiques. D'une part, il y a l'étau proprement rhétorique et poétique. En deuxième lieu, il y a l'étau de l'histoire de l'hérésie aux XII-XIIIe siècles, c'est-à-dire de l’historiographie du dualisme et du catharisme en Pays d'Oc, actuellement en débat et en pleine crise.

Alors que, de son côté, la nouvelle historiographie des hérésies méridionales[11] tend à mettre l'accent davantage sur l'idée de dissidence polymorphe de l'intérieur du christianisme médiéval et moins sur les aspects dogmatiques et rituels figés, une meilleure prise en compte des problématiques de la vie intellectuelle du XIIe siècle dans son ensemble[12] et de l'analyse en profondeur des poétiques médiévales latines[13] pourraient ouvrir désormais de nouvelles perspectives. Ce sont ces perspectives que nous allons tenter d'explorer, grâce notamment à ce que j'appellerai "la voie des formes".

TROPOLOGIE : "LA VOIE DES FORMES"

Ou plutôt des Figures. Dans son célèbre article de 1959 sur Jaufré Rudel, Leo Spitzer (1959 ; 1970, p. 82) semble vouloir opposer la froide allégorie, dont il critique l'utilisation pour interpréter Jaufré Rudel (Chez Appel et Grâce Frank), au paradoxe, à l'énigme et au devinalh (qu'il attribue volontiers au déploiement du paradoxe amoureux dans un esprit augustinien). Or il apparaît nettement, à partir d'une lecture approfondie des poétiques latines médiévales (notamment la Poetria Nova de G. de Vinsauf, vraisemblablement — comme nous l'établirons plus loin — imprégnée de l'esprit du trobar), que ces deux ensembles de figures ne sont en rien opposables. Encore chez Jean de Garlande et dans les Leys d'Amor, elles font toutes les deux partie intégrante d'un même ensemble complexe que ces traités rangent à leur façon sous le titre général de ‘l'allégorie’. Spitzer semble en effet avoir appliqué aux textes du Moyen Age une conception tout à fait moderne de la figure de l'allégorie : celle du moins qui sévit dans les manuels à partir du début du XIXe siècle et que l'on peut résumer par l'expression de métaphore continuée ou filée, ne mettant à contribution que l'une des fonctions de la trope originelle, la similitude (par exemple, Dame de l’amor de lonh = Terre Sainte)[14].

Pourtant, selon les spécialistes, dès ses origines dans les traités de l'Antiquité, la similitudo ou homoïosis est très loin de monopoliser toutes les catégories de l'allégorie :

[Selon] la Rhétorique à Herennius : Celle-ci [l'allégorie] se divise en trois catégories : la similitude, l'argument et le contraire. [...] :

  1. Le terme contrarium est expliqué chez Quintillien par ironia [‘mais dans ce genre [d'allégorie] qui consiste à présenter les contraires, il y a ironie’).
  2. Le terme contrarium est remplacé chez Quintillien par exemplum, lui-même glosé par oenigma [‘cette allégorie qui est plus obscure, est dite énigme’)
  3. Quant au terme que j'ai traduit par proverbe (paremia), [...] son second sens est figure, comparaison [ce qui] peut fort bien être traduit en latin par similitudo (Calvie, 2002, p. 86).

On le sait, s'agissant d'une époque où la formation littéraire plonge encore fortement ses racines dans l'héritage antique (Bède le Vénérable, qui en fournit la base en termes de rhé­torique scolaire, relaye pratiquement terme pour terme le Barbarismus de Donat, lequel puise largement dans la Rhétorique à Herennius et chez Quintilien[15]), il n'est pas défendable, en définitive, d'opposer l'allégorie à des catégories de tropes comme l'énigme, l'antiphra­se, ou des figures de pensée comme le paradoxe[16].

En opposant comme il le fait, l’approche biographico-allégorique de Grâce Franck (partisane de la métaphore filée Dame > Terre Sainte) et la sienne qu'il appelle le « paradoxe troubadouresque », mais également une troisième, "toute spiritualiste" de Mario Casella, Spitzer semble ignorer que non seulement Jaufré Rudel vit et écrit à son époque dans ce qu'on est en droit d'appeler "une culture de l'allégorie" (au sens originel et large ci-dessus), mais que, comme les autres trobadors, celui-ci se meut dans un univers sémantique de circulation fréquente et habituelle entre plusieurs niveaux de sens. Ainsi, il ne semble envisager que ces trois types d'interprétation pourraient s'avérer, chez un même auteur, simultanément vrais et contradictoires, et s'appliquer, soit successivement, par glissement et allusion, soit de façon superposée.

Est-il légitime d'affirmer que l'Allégorie est le milieu symbolique naturel au sein duquel évoluent les trobadors ? Bien que ne provenant pas originellement du dispositif rhétorique antique, mais s'y introduisant dès la Basse Antiquité et puis jusqu'au Moyen Âge, l'allégo­rie ne s'inscrit pas vraiment — en tout cas, pas d'emblée - dans la lignée directe de la rhétorique classique, celle d'Athènes des Ve et IVe s. av. J.C., des sophistes et d'Aristote :

[...] il faut attendre Philon d'Alexandrie, dit Philon le Juif, qui naquit vers l'an 15 avant Jésus-Christ et mourut en l'an 40 de notre ère, pour trouver, dans Nomôn Allégoriai/ Legum Allegoriae (Allégories des Lois), un traité qui soit entièrement consacré à l'art allégorique de la double lecture, ouvrant la possibilité de renouveler indéfiniment, par transfert sur le monde familier des lecteurs successifs, les interprétations d'un écrit dont la lettre est fixée. [...] Il harmonise ainsi, pour le monde gréco-latin et dans les langues grecque et latine, la métaphysique platonicienne et les leçons de l'exégèse hébraïque : en fait, il appartient à l'herméneutique et à la mystique plutôt qu'à la rhétorique ou à la grammaire, fut-elle étendue au commentaire des textes poétiques comme elle l'était alors à Alexandrie (Douay-Soublin, 1992).

Cette figure hybride, entre rhétorique et herméneutique, ne pouvait vraiment naître que dans le contexte cosmopolite et transculturel de l’oïkouméné hellénistique, pont et interface entre disciplines et cultures, entre culture littéraire et pensée religieuse révélée, notamment. Il a fallu donc attendre l'Institution oratoire de Quintilien (96 après J.C.) puis l’Ars major de Donat (IVe siècle après J.C), pour voir l'allégorie entrer dans la liste désormais canonique des tropes. Cette fonction initiale de pont et d'interface entre cultures et traditions, dont par sa nature même — allegorein, en grec, signifie "dire autrement" — elle dévoilerait la possible intertraductibilité commune, l'avait prédisposée à jouer un rôle comparable entre culture chrétienne et culture littéraire païenne, dont la cohabitation forcée fut si longtemps problématique et conflictuelle. Elle introduit l'idée capitale qu'un texte, ou un discours, peut légitimement avoir un (ou des) sens "second(s)", bien distinct de son sens littéral "premier" ; c'est-à-dire à la perspective, plus ou moins commune au Moyen Age aux mondes juif, islamique et chrétien, d'une rhétorique ou d'une critique herméneutique de "niveaux de sens", allant du plus ouvert au plus caché, du plus littéral au plus figuré.

L'allégorie a donc été d'emblée et bien avant de devenir essentiellement un moyen d'expression littéraire, un outil de l'exégèse et une arme de l'apologie. Elle a d'ailleurs été au centre de batailles importantes autour de la gestion du sens de la Révélation chrétienne et de ses possibles concordances avec la philosophie antique (surtout néoplatonicienne) ou avec la révélation judaïque (Talmud).

L'allégorie se situe donc au sein de ce qu'il est convenu d'appeler la "seconde sophistique" (Curtius, 1947 ; 1956, p. 315), pour bien la distinguer de la tradition rhétorique et littéraire de l'Antiquité païenne. Ainsi, lorsque les premiers poètes en langue vul­gaire vont s'emparer de ce legs complexe à leurs propres fins, pour la création d'une poé­sie nouvelle, basée sur des contenus idéologiques et psycho-sexuels divergents par rapport à la gestion du sens officielle, ce sera sur les bases d'une poétique radicalement divergente de l'héritage littéraire de l’Antiquité [17]. La recherche de la vraisemblance, au cœur de la mimesis aristotélicienne, va passer au second plan, se réduisant à quelques traits elliptiques, ou iconiques, et au renouvellement plus ou moins subtil de topoï (ou lieux communs). Le reste — l'essentiel — se passera au niveau de l'allégorie, c'est-à-dire de ce qui relève de la gestion d'un discours à plusieurs niveaux de sens.

LA POETRIA NOVA ET LE TROBAR CLUS

Le traité "moderniste" (au sens du XIIe siècle) de Geoffroi de Vinsauf[18] représente sans doute le point de contact - et même d'intersection - le plus vraisemblable et le plus convaincant entre l'art pratique du trobar et les élaborations théoriques les plus avancées de la tradition littéraire médiévale latine. Sur les brisées de son maître et prédécesseur Mathieu de Vendôme[19], resté, selon Ulrich Krewitt (Krewitt, 1971), "schulmeisterlicher", confiné à l'intérieur des catégories de la tradition scolaire, Geoffroi va radicaliser cette recherche d'une mise en valeur de l'expression poétique en introduisant une catégorisa­tion duelle de l'expression stylistique, l’ornatus duplex, basée non plus sur l'opposition propre/impropre, ou littéral/figuré, mais sur celle entre levitas et gravitas, ornement facile et ornement difficile.

Ce qui frappe d'emblée, en tout cas, par rapport à la tradition des traités antérieurs, c'est la priorité donnée par la Poetria Nova, dans la hiérarchie des valeurs rhétoriques et expressi­ves, à la "convenance" intérieur-extérieur, forme-sens, par rapport à l'imitation, le respect des modèles ou l'appropriation du niveau de langue au genre :

Si quelqu'un veut poser les fondations d'une maison, il ne court pas à l'œuvre d'une main intempestive : la ligne intrinsèque du cœur en fournit les mesures ; l'homme intérieur établit d'avance les étapes en un ordre certain. De sorte que la main du cœur, bien plus que celle du corps, en préfigure l'ensemble ; l'œuvre relève de l'archétype avant d'être sensible. Que la poésie elle-même observe en ce miroir quelle loi incombe aux poètes (PN LA. 43-49)[20].

On notera que, comme dans le trobar, l'organe essentiel de cette contemplation et le lieu de cette conception se trouvent être le même : le cœur. Mieux encore, dans les deux cas, le critère premier de l'excellence artistique se trouve être l'accord aussi parfait que possible entre le dedans et le dehors, de l'inspiration intérieure et de l'œuvre sensible, autrement dit, mais dans un sens très précis (et, pour ainsi dire, idéal ou paradigmatique), entre la forme et le fond.

Il semblerait que Geoffroi de Vinsauf ait poussé particulièrement loin cette prééminen­ce accordée à l'immanence formelle de l'œuvre poétique, au point d'avoir radicalisé dans un sens nouveau la hiérarchie rhétorique et poétique de la tradition scolaire. C'est grâce à la subdivision qui lui est propre - ou, en partant de la Rhetorica ad Herennium, qu'il a per­sonnellement radicalisée — entre gravitas et levitas, ornatus difficilis et ornatus facilis, que Geof­froi a pu opérer ce tournant Ainsi l’ornatus difficilis devient le lieu par excellence de l'immanence :

Que l'on examine d'abord l'âme du mot, ensuite son visage, sans croire à son maquillage : à moins que l'attrait externe ne se conforme à l'intime, le développement est sans valeur ; peindre seulement le visage du mot fait le tableau nu, l'objet faux, forme sans vérité, mur blanchi, verbe hypocrite qui prétend être quelque chose, n'étant rien. Sa forme dissimule sa difformité : il jacte au dehors mais au dedans ne possède que du rien ; vu de loin ce tableau peut plaire, mais de près on déchante (P.N. IVA.742-753)[21].

L'ornatus gravis, comme son nom l'indique, n'est pas seulement le lieu d'une ornementa­tion. Déjà, à propos de la disposition, Geoffroi écrit :

[...] l'art accompli inverse ainsi les choses, pour ne pas les pervertir ; de même il les transpose pour mieux les poser. Bien que renversé, ce code dépasse en agrément et en mérite un ordre droit et liné­aire. Ce dernier demeure stérile, tandis que le rameau de l'autre, plus fertile, se ramifie dès l'origine et miraculeusement en multiple, faisant d'un seul plusieurs, d'une branche, huit II se peut qu'au regard de cet art l'air semble offusqué de nuages, le chemin embroussaillé, les portes closes, la matière confuse. C'est pourquoi les mots qui suivent seront pour ces maux la médecine : contemp­lez-les bien ; vous y trouverez de quoi filtrer la lumière des ténèbres, bon pied pour traverser la brousse, une clé pour les portes closes, des doigts pour délier les nœuds (P.N. II. 97-110)[22].

Bien entendu, une partie importante de la motivation de cette sorte de transposition générale est stylistique : il s'agit du "rajeunissement" de l'expression grâce à la novitas. Mais même si cette novitas stylistique est en soi importante - assez centrale, en tout cas, pour se répercuter au niveau du titre général du traité de Geoffroi - et même si c'est là un thème que nous allons également rencontrer chez Raimbaut, il semblerait qu'il y va d'un principe encore plus général et, implicitement du moins, de nature métaphysique/philosophique :

Une certaine coloration figurale et une gravitas certaine se retrouvent dans ce qui précède, et sur­gissent lorsque la matière ne se dévoile pas à visage découvert, ni se sert de sa voix propre, mais d'une voix étrangère, se cachant quasiment sous un nuage, mais un nuage limpide (P.N. IV B iii. 1051-1055)2*.

Ulrich Krewitt — à la suite d'ailleurs de Brinkmann (Brinkmann, 1980) et de Faral — parle à propos de la Poetria, de "platonisme immanent", en évoquant notamment la "terminolo­gie platonicienne de l'archétype" (platonische[n] Terminologie des Archetyps — Krewitt,1971, p. 316). Or, on le sait, au Moyen Age, "platonisme" veut dire le plus souvent néoplatonisme (de Gandillac, 1992, p. 229), c'est-à-dire, en fait, la pensée de Plotin et de Proclus, mettant en exergue une hiérarchie descendante depuis l'Un inconnaissable qui relève nécessairement de l'arcane et de l'herméneutique (Couloubaritsis, 1998). Cela nous aide à comprendre en tout cas pourquoi le traité de Geoffroi, même s'il semble suivre dans ses grandes lignes la Rhétorique à Hérennius et Quintilien (Krewitt, 1971 ; Faral, 1982), nous frappe, y compris dans sa structure même, par une sorte de prédilection pour la gravitas et la novitas, et comme une insistance naturelle pour aller dans le sens de l'arcane (en instaurant les oppositions un/multiple, trivialité/nouveauté) :

 

  1. Inventio: Archétype # Sensible.

2. Dispositio: Linéarité # Non-linéarité,(gravitas)

Simple     #        transposé (novitas)

Ornatus gravis   #   ornatus levis *"

(Tropes)   #   (Figures de Diction)

 

Ce qui représente en effet deux séries opposées et complémentaires :

>Archétype >Non-linéarité>Novitas>Brevitas>Gravitas>Tropes

>Sensible>linéarité>Amplification>Levitas>Figures de Diction et de Pensée

 

Raimbaut, par ailleurs, a bien écrit une canso dont les deux premières coblas commencent par un éloge de la novitas :

Ab nou cor et ab nou talen

Ab nou saber et ab nou sen

Et ab nou bel captenemen

Vuoill un bon nou vers commensar ;

E qui mos bons nous motz enten

Ben er plus nous a son viven

Qu'us vieills en deu renovellar26.

 

Or il est clair que la distinction trobar leu/ trobar ric ou clus existe au moins dès les trobadors de la deuxième génération (Jaufré Rudel, Peire d'Alvernha, Bernart de Ventadorn, Raimbaut d'Aurenga, Giraut de Bornelh). Ce n'est certainement pas non plus un point de détail biographique tout à fait négligeable que Geoffroi de Vinsauf, qui a écrit dans les années 1170-1190, ait été assez étroitement rattaché à la cour des Plantagenêts, si t j l'on en croit l'exorde de la Poetria. Peut-être ne font-ils que participer les uns et les autres d'un même héritage ; d'un air du temps qui est en même temps un air culturel commun. Mais il faut dire que cette proximité ne laisse pas d'être troublante, notamment en ce qui concerne les origines de la bipartition de la nouvelle systématisation de Geoffroi. Ainsi que l'écrit Krewitt "Toutes les trois, les œuvres de Geoffroi de Vinsauf ont en commun une nouvelle classification des moyens de l'ornementation du discours entre difficile et facile" (Krewitt, 1971, p. 364). |

C'est bien cette même dichotomie, et les débats qu'elle occasionne entre les partisans de l'un et de l'autre de ses termes, qui constituent l'enjeu fondamental de l'élaboration interne de la poétique du trobar, et que d'aucuns (Gruber, 1983) ont appelé sa dialectique. Dans une telle poétique, s'instaure une opposition qui est aussi, pour ainsi dire, une lutte permanente entre le style difficile et recherché, gardien de l'arcane qui ne peut pas être communiqué autrement que "sub nube", et le style facile et léger qui risque constamment de se perdre dans l'extériorité. Dans cette logique stylistique - "plus c'est vrai, moins c'est naturel" - la transposition générale et la peregrinatio des signifiants permettent d'entrer dans un ordre inverse qui renverse celui des apparences pour remonter vers la densité (gravitas) de l'intériorité. En effet, selon la vision néoplatonicienne, le monde sensible est par excellen­ce le lieu de l'aliénation et du reflet. Sortir de ceux-ci exige, donc, une démarche inverse. Tout se passe comme si le monde et ses prestiges faisaient face au sujet poétique comme une image renversée des puissances du monde intérieur. Pour rétablir celles-ci à l'endroit (et dans leur droit), il faut renverser, inverser l'ordre des apparences (on se souviendra ici que, déjà chez Quintilien, l'allégorie se désigne avant tout comme inversio). Geoffroi de Vinsauf semble ainsi avoir théorisé, dans son duplex ornatus, une tendance préexistante chez les trobadors à radicaliser la lecture à plusieurs niveaux de sens qui caractérisait déjà la culture de l'allégorie, et à la détourner vers la mise en lumière, sub integumentum, de l'arcane.

LA FLOR INVERSA

Quant à Raimbaut, dont-l'œuvre poétique toute entière semble s'être vouée au combat pour le maintien du pôle de la gravitas au sein du trobar, les exemples de tels procédés d'inversion abondent chez lui, et tout d'abord le plus connu :

 

Er resplan la flor enversa

pels trencans rancx e pels tertres.

Quals flors ? neus, gels e conglapis,

que cotz e destrenh e trenca,

don vey morz quils, critz, brays, sisdes

pels fuels, pels rams e pels giscles[23].

 

Mos vers an, qu'aissi l'enverse

que no.l tenhon val ni tertre,

lai on nom non sen conglapi

ni a freitz poder que y trenque :

a midons lo chant e.l siscle

clar, qu'el cor l'en intro.1 giscle,

selh que sap gen chantar ab joy,

que no.s tanh a chantador croy[24].

Raimbaut respecte la gravitas non seulement au niveau de la métaphore, mais aussi grâce à la difficulté de la formule de sa canso (schéma de rimes, métrique) et à l'aspect hirsute et minéral de son lexique. La louange cachée de la chaleur, de la clémence et de la générosité de la dame arrive, en fin de parcours, avec d'autant plus de force de conviction intérieure : 1) qu'elle n'est pas conventionnelle (novitas), 2) qu'elle est dite de façon oblique et comme par allusion, 3) qu'elle se pose en opposition, voire en antithèse dialectique absolue, avec la thématique de l'ensemble de cette canso-vers. C'est bien là une illustration de ce qu'Ulrich Krewitt appelle, à propos de la gravitas chez Geoffroi, "eine immanente, kontexdestimmte Spannung" (une tension immanente et déterminée par le contexte - Krewitt, 1971, p. 320).

Au fond de l'épreuve dialectique de la fleur inverse, avec ses tourments d'absence, de mensonge et de délation, il y a cette secrète et incommunicable chaleur de la dame, dans laquelle le trobador, malgré l'adversité des apparences, affirme une foi absolue, laquelle per­met de transformer le printemps inversé de l'hiver en joi. La difficultas même de l'opération poétique est là pour servir de garant de l'authenticité de l'expérience intérieure, de cette foi qui, à la différence de celle des "fels clercx", clercs félons, ne consiste pas seulement en illusoires et hypocrites macérations extérieures, mais conduit vers la chaleur vivante de la dame, à l'intime conviction du joi :

 

Doussa dona, amors e joys

nos ten ensems mal grat dds croys


(Pattison XXXIX, w. 49-50)

 

Le but est l'élaboration, la mise en lumière exemplaire et l'affirmation, contre toutes les apparences mensongères, de l'union de cœur inentamable du trobador et de la dame prise par lui comme suzeraine d'amour (Midons) [25]. C'est bien ce que Raimbaut exprime avec acuité dans une autre canso, Ara siscla e non chanta (Pattison XTV), particulièrement difficile à interpréter :

 

Ja Deus, qe-ls jornz fes garanta

don mos sols

es tornatz filhols,

No-m des a don ni a prest

mais re, si leis mi salvava ;

anz li lais

en balans

la mon e mil tans

contra leis qe-m tol

totz enjans[26].

 

Ici, dans une hyperbole aux résonances tendanciellement dualistes — l'union de cœur avec la dame est nettement préférable à tout, c'est-à-dire au monde lui-même et à "mille autres pareils" - la frontière entre l'amoureux et le théologique et/ou le métaphysique semble déjà se dissoudre (ou plutôt, reste peut-être volontairement dans l'ambivalence), d'autant plus que la dame est celle "que-m tol totz engan", qui enlève, ou lève, toute ruse/ fausseté/ tromperie/ semblant. En d'autres termes, celle dont l'amour sauve du piège des apparen­ces et ouvre la voie vers la stabilité de l'expérience intérieure, la connaissance d'un contre-monde, ou monde vrai (de loin supérieur, même à l'au-delà du Dieu de l'orthodoxie), grâce au chemin inverse semé d'embûches de la fin'amors (lequel, dans l'esprit de Raimbaut, est avant tout une ascèse de vérité.)[27].

HÉTÉRODOXIE ET FIN'AMORS

L'analyse tropologique qui précède — suivant ce que j'ai appelé "la voie des formes" -, re­placée dans son contexte, nous a permis de commencer à approcher autrement la ques­tion de l'hétérodoxie de Raimbaut. En tout cas, la thématique générale de l'inversion, pré­sente à de multiples niveaux d'interprétation stylistique et formelle, mais aussi sur le plan de la posture existentielle et artistique — socialement, le seigneur-troubadour Raimbaut d'Aurenga se proclame fol joglar (jongleur fou), sexuellement il ne dédaigne pas, certes dans un esprit de gap, de se désigner comme puceau ou impuissant (Pattison, XXI et XXVIII) — semble bien signer chez lui une forme de radicalisation singulière du pôle de la gravitas. Le mo­ment est donc venu de nous poser la question fatidique: se peut-il que Raimbaut soit en fait dualiste ? Peut-il même avoir été "cathare" ?

L'historien Jean-Louis Biget, suivant partiellement les travaux plus ou moins critiques et "révisionnistes" de l'historiographie récente concernant la question de l'existence ou non du "catharisme" méridional, résout pratiquement d'un trait de plume la seconde partie de notre question :

Les agents préférentiels de la papauté sont à cette époque les Cisterciens. [...] Leurs missions se fondent sur la dénonciation de l'hérésie ; ils construisent de celle-ci, en toute sincérité certainement, une image qui sert leur pouvoir. Après 1175, ils qualifient les hérétiques de néo-manichéens, sou­tiennent qu'ils croient à deux principes et les traitent de sectateurs de Satan. Ils reprennent ainsi une accusation qui affleure d'abord en Rhénanie, sous la plume d'Eckbert von Schônau, lors de l'année 1163, [...] il n'est pas exclu qu'Eckbert inspire le qualificatif de dualistes, appliqué pour la première fois aux dissidents du Midi en 1177 [...] (Biget, 2007, p. 13).

Si le concept de "néomanichéen" (cathare) n'entre effectivement dans l'arsenal de la ré­pression cléricale qu'en 1175, en bon nominalisme, le mot précédant la chose, et le catha­risme du Midi n'ayant guère pu préexister à cette date, Raimbaut, pour ainsi dire, a ob­jectivement très peu de chances d'avoir été "cathare"[28] car son testament le donne pour décédé en 1173.

Mais ce qu'il faut sans doute garder à l'esprit, c'est qu'en ce milieu du XIIe siècle, être "dualiste", le plus souvent, ce n'était pas être "cathare" ; et nous l'avons vu, cela ne ris­quait guère de l'être. Toutes les recherches récentes tendent à converger vers de l'idée que le "catharisme" a été tout d'abord et avant tout une taxinomie construite par la machine de guerre ecclésiastique et par les principaux agents de la répression pour faire face à des formes de "dissidence" religieuses, sociales et politiques multiples, souvent très différen­ciées, menaces provenant davantage de l'intérieur que de l'extérieur de l'institution :

II paraît aléatoire de recevoir les œuvres des polémistes et des chroniqueurs, comme les textes des légats et des prédicateurs dans leur littéralité. Il faut les critiquer et les décoder. L'image des héré­tiques, comme celle des juifs, des musulmans, et plus tard celle des sorcières, intègre une part de construction, qui porte sens, mais qui doit être détectée. Pour pénétrer l'être profond de la dissi­dence, il convient de déconstruire le discours des clercs médiévaux (Biget, 2007, p. 16-17).

Dans un livre récent, l'historien Mark Gregory Pegg, encore plus radical, tire ce qu'il lui semble devoir être la conclusion logique de ces nouvelles perspectives :

A distinct and highly developed Christian culture existed in the lands of the count of Toulouse before the crusaders arrived in 1209. [...] The history of Christianity has to be rewritten, jettisoning the fiction of Catharism. The Albigensian Crusade is even more horrific and more pertinent because it was not a martial pilgrimage against a discrete religion with an organized heretical "Church." Innocent III proclaimed a holy war to cleanse the lands between the Garonne and the Rhone of men, women, and children whom he readily acknowledged looked and acted like Christians - that was the trouble.

The pestilential deception of heresy - so that diseased individuals frequently did not know they were poisoned - demanded the elimination of "Provencal heretics" before their infection spread throughout Christendom. This initial justification for a campaign of extermination shifted and changed as the crusade lasted twenty summers, though the necessity of removing heretics from the world did not. When the war ended the world that had existed before the coming of the crusaders was no more than a memory (Pegg, 2008, p. 191)[29]

 

Ainsi, sur le front de l'historiographie des dissidences religieuses - et tout particulièrement du "catharisme" languedocien - un renversement de perspective copernicienne serait en cours. D'ailleurs, la véritable crise intellectuelle du dualisme au XIIe siècle, ainsi que la décrivent les spécialistes de la philosophie et de la théologie du Moyen Âge (de Gandillac, 1995 ; Couloubaritsis, 1998), concerne bien moins le catharisme que l'influence intellectuelle et artistique du néoplatonisme (avec son corollaire, la culture de l'allégorie, qui mettait éventuellement en péril le monopole clérical de l'interprétation des textes sacrés), ressentie comme un danger mortel par une figure aussi centrale que Thomas d'Aquin :

Dans l'univers d'Aristote, saint Thomas pense trouver une place possible pour l'unité substantielle de l'âme et du corps, voire "une convenance" philosophique aux dogmes de l'Incarnation et de la Résurrection. A l'en croire, le platonisme conduit au contraire dans les voies dangereuses du "docétisme"; il porte en lui, malgré toutes les attaques de Plotin contre la gnose, une tentation dualiste qui était celle même des albigeois et que les prêcheurs ont précisément pour mission d'extirper (de Gandillac, 1995, p. 241).

Raimbaut peut donc, au milieu du XHe siècle, avoir été dualiste sans avoir été "cathare" (sans même avoir entendu parler une seule fois de ce mot, pas plus que du "catharisme" ou d'une "église cathare"). Nous avons vu que son approche formaliste et tropologique du trobar et de la fin'amors peut déjà fortement le suggérer. L'extraordinaire quasi-"silence| documentaire" de l'ensemble du corpus des trobadors sur le "fait cathare", jusqu'en plein" XIIIe siècle, s'expliquerait-il en fait par cela ? Se pourrait-il que les chansons de Raimbaut représentent ainsi, non seulement une preuve parmi tant d'autres de la relative inexistence (ou marginalité) du "catharisme", mais un témoignage documentaire de toute première qualité sur l'existence effective de ce que Mark Gregory Pegg, dans l'extrait cité ci-dessus, appelle "A distinct and highly developed Christian culture" ? Qu'en est-il donc chez Raimbaut au niveau du contenu ? Y détecte-t-on au moins quelques indices, quelques retombées ? Raimbaut était-il effectivement dualiste [30] ?

TROIS PISTES PROVISOIRES :

Je vais me borner ici à relever, de façon toute "heuristique" et dans le désordre, trois pistes thématiques (parmi bien d'autres) à partir des contenus des chansons elles-mêmes. Ces pistes seront :

  • La figure de la Dame
  • Dieu et la Dame
  • Dieu et la fin 'amors

 

La figure de la Dame

Chez Raimbaut, la dame est une et plurielle, allégorique et littérale, céleste et terrestre à la fois. C'est dire que son statut ontologique et métaphysique relève au plus haut point de l'équivoque et de l'ambivalence. Elle se situe quelque part entre l'archétype d'un "platonisme immanent", comme l'écrit Ulrich Krewitt à propos de la théorie de Geoffroi de Vinsauf (Krewitt, 1971, p. 316), et une personne socialement et psychologiquement concrète, corporelle et singulière (qui n'est cependant jamais nommée) :

 

Per vos am, domn'ab cor vaire

Las autras tant co-l mons dura,

Car son en vostra figura ;

Que par als no-n sui amaire ![31]

 

Avec une extrême amabilité (que l'orthodoxie la plus stricte aurait peut-être de la difficulté à Lui attribuer sur ce point), Dieu, tout comme l'Un dans les cosmogonies de Plotin et de Proclus, se retire dans la sphère incréée et hypercosmique (le firmament, lo cel e-l tro) et laisse à la Dame, telle Physis, fille de Noys dans la Cosmographie, traité latin allégorique et platonisant de Bernard Silvestris (mort en 1153), le loisir de régir les sphères en dessous de Lui:

 

Dieus retenc lo cel e-l tro

A sos ops ses compaigno,

Ez es paraula certana,

C'a mi donz laisset en patz

C'a seignoriu vas totz latz,

Qe-l totz li deu servir

E sos volers obezir[32].

 

On a le plus grand mal à discerner s'il s'agit d'un être singulier de chair et de sang ou d'une transfiguration métaphysique (cependant, Raimbaut dissipe de temps en temps tout doute à ce sujet, lorsque par exemple, dans une autre chanson, il demande à Dieu de le garder en vie assez longtemps Tro qu’ie us embraz ses chamiza !). Encore une fois, il est très difficile de savoir à quel niveau de sens nous nous situons effectivement : s'agit-il là d'un archétype, d'une prosopopée initiatique, d'une allégorie de la Vierge (comme Pattison le croit à propos d'une tornada de la chanson I), ou seulement d'un compliment extraordinairement hyperbolique (à un point que ne se seraient guère permis mêmes nos surréalis­tes !). Où est-ce qu'il faut croire que nous nous situons dans un glissement suggestif (et volontairement équivoque) entre ces différentes registres ?

Dieu et la Dame

Nous l'avons constaté, la dame bénéficie de façon implicite et intermittente d'un statut théologico-métaphysique tout à fait exceptionnel (juste en dessous du ciel des étoiles fixes [33]). Quand on en vient à envisager les rapports entre elle et Dieu lui-même - Lequel du coup figure un peu moins comme Deus absconditus de la théologie négative ! — on est encore surpris de voir à quel point la personne de la dame se situe dans une extrême proximité — y compris physique ! - avec son divin géniteur. Ainsi elle est telle que c'est à grande peine si Dieu lui-même peut s'empêcher de la remporter au ciel avec lui :

 

Gran esfort fai Dieus, qar sofer

C'ab si no l'enpueja baizan !

Mas no-m vol tolre ni tort far;

Ni s'eschai

Qu'en esmai

For'ieu sai.

Mas lieis no pren, no-m cal temer

Que ja autr'il plassa tener[34]

 

Bien sûr, on pourrait y voir une vague résonance mythologique, un rappel des rapts de mortelles effectués par Zeus, peut-être encore un écho scolaire, mais il est tout de même curieux, en plein XIIe siècle, d'attribuer au Dieu chrétien des pulsions et des émotions aussi fortement humaines. On ne peut vraiment envisager une telle proximité - sub integumentum — que s'il s'agit d'un Dieu immanent, qui s'humaniserait en même temps que la dame, telle une hypostase, réintégrerait son origine céleste. C'est peut-être pour cela que Raimbaut, dans sa chanson qui met fortement en valeur la novitas, Ab nou cor et ab nou talan (Pattison, XXXV, 31-32), dit expressément de la dame, de façon plus immédiate­ment vraisemblable : "E midonz ri-m tant dousamen / Que ris de Dieu m'es vis, so-m par"39.

Mais cette suzeraine d'amour est décidemment si unique et si puissante en tant que médiatrice que le Dieu créateur lui-même — en la contemplant en train de venir à l'être sous Son propre Regard ! - faillit ne pas pouvoir prononcer jusqu'au bout son Fiat !

 

Ben taing qu'eu sia fis vas leis

Car anc mais tant en aut non cric.

Que Nostre Seigner, e-l mezeis,

Ab pauc de far non i faillic ;

C'apenas saup ab la lenga

Dir "aital vuoill que devenga" ;

Qu'a la beutat qu'en leis assec

Non volc d'autra s'i espenga40.

 

Dieu et la fin'amors

On comprend donc que cette dame, grâce au parfait amour réciproque, est promue au rang de médiatrice de la valeur suprême, étroitement associée à l'idée et à la volonté de Dieu :

 

Per qu'eu lau qu'us quecs s'en laisse,

Pos malgrat lor n'ai mai del nom ;

Qu'er ges neus ni vens ni ploia —

Si sa grans merce m'acaba

Mon car désir qu'ai tant volgut —

No-m pot tolre, ni lauzenga,

L'amor que'i mes ab gran vertut

Dieus, quant m'ac asi elegut41.

 

On peut même dire que sa fonction, voulue par Dieu, est non seulement d'être média­trice du salut, mais, grâce à sa "vérité du cœur", de s'identifier carrément elle-même - et fort curieusement — avec ce salut :

 

Pos ma dona m'es tan vera

(Trop miels qu'ieu no'il sai grazir)

S'ieu quier als, tostemps m'azir !

Dieus en ira met'ab ela

Om fassa que be-m tanh pendre

Per la gola d'una cima :

Pro m'a dat sol lieys no pert ;

Dieus m'a pagat a ma guiza42.

 

C'est ainsi que, suivant le fonctionnement allégorique de la fin'amors, il semblerait que la dame puisse être à la fois de chair, de sang et de désir (dans son épître adressée à la dame, Domna, cel qe-us es bos amics, ne va-t-il pas jusqu'à faire semblant de la réprimander, en la mettant en garde contre le piège des apparences et du narcissisme ? — "Domna ja miraill no crezaz ! / Cujaz qe tan bella siaz / Com inz al miraill vos vezez ?"43 - Pattison, XXII, 121-123) et en même temps une figure qui fait signe vers le salut, une vivante hypostase de la vérité intérieure, qui vaut le monde. Aujourd'hui, on peut penser que rien que cela aurait suffi pour que Raimbaut, quelques décennies plus tard, sente nettement l'odeur du fagot.

D'ailleurs, il me semble que Raimbaut lui-même s'est donné la peine de signifier cela aux bos entendedors dans une autre chanson célèbre, Escotatz, mas no say que s'es. Après l'habituelle palinodie sur la dureté de la dame, intervient une très surprenante invocation, clairement parodique et blasphématoire (surtout si, en sachant l'extrême importance de la doctrine trinitaire en termes d'orthodoxie et d'hérésie, on l'imagine chantée en public, à haute voix et, qui plus est, de façon nasillarde) : |

 

Dona ! Pus mos cors tenetz près

Adoussatz me ab dous l'amar.

Dieus, aiuda ! In nomine patris et filii et spiritus sancti ! Aiso, que sera, domna !44

 

Sur quoi Raimbaut se permet de renchérir à peine trois vers plus loin :

 

E so m'en partitz de tal très

Qu'el mon non a, mas vos, lur par45.

 

Walter Pattison (Pattison, 1952, p. 153) a cru pouvoir interpréter ces deux vers, appa­remment sans plus de justification grammaticale ou biographique, comme une référence à trois femmes inconnues ("I have given up because of you three women..."). Or, il me semble qu'aucune raison grammaticale ou lexicale ne s'oppose à ce qu'on y entende plus logiquement un écho - à peine crypté — du trio trinitaire qui, de façon assez burlesque, les précède seulement quelques lignes plus haut. Raimbaut ne vient-il pas de confier à sa dame qu'il ne savait plus très bien de quoi il s'agissait, juste après avoir entonné la bénédiction symbolique de l'orthodoxie cléricale ? N'est-ce pas la dame elle-même qu'il feint d'accuser de l'en avoir séparé, non seulement en faisant de lui un fols cantayre cortes, mais en étant devenue dans l'esprit de Raimbaut tout à fait son/leur égale en tant que vecteur du salut ? Que ce soit sérieusement ou par gap, il me semble bien qu'au regard d'un XIIe siècle de plus en plus sourcilleux sur l'orthodoxie, la ligne jaune est nettement franchie...

Mais même dans le cas où nous pencherions finalement pour l'idée qu'il ne s'agit, de la part de Raimbaut, que d'une posture de provocation purement littéraire, en tout cas sans véritable arrière-plan de croyance, du moins aurons-nous pu montrer à quel point sa poé­tique plonge ses racines dans cette culture de l'allégorie et comment la radicalisation de l'inflexion qu'il ne craint pas d'y introduire l'aura conduit aux confins de l'hétérodoxie.

 

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[1] "Ignorant pour les fats". Voir note 4.

[2]Pattisson:1952,p. 17.

[3] Ces auteurs reconduisent à l'époque, par ailleurs, les opinions de Jeanroy et de Pattison concernant Pin-sincérité et la superficialité en matière de sentiments de Raimbaut : "[...] il lui manque un engagement de l'être dans la découverte. [...] Raimbaut n'a pas grand-chose à nous dire, et par suite peu à découvrir en lui par le langage. Sous ses fantaisies, il y a une banale utilisation des thèmes amoureux [...]. Lui-même aimait jouer le rôle d'un fantaisiste de haut vol".

[4] Ah, bel ami bien enseigné, / Niais pour les fats / Et droit et savant pour les gens intelligents [...] // Vous avez apporté le beau savoir à tant de gens / Que personne n'en fut exclu / On ne verra plus jamais votre égal / Car je n'ai jamais vu et jamais je ne verrai / Aussi loin que j'irai / Tant de belles expériences entreprises par un seul homme (traduction de l'auteur, ainsi que l'ensemble des citations poétiques dans la suite de cet article).

[5] Comme le fait déjà assez largement Pattison : 1952, pp. 21-23.

[6]Ibid,p.57;p.l21,n.45ff.

[7] Dans ce qui suit, nous allons démontrer que la question de l'allégorie, chez Raimbaut, ne se limite pas à la seule utilisation de prosopopées et de personnifications à la manière de Marcabni, ainsi que tend à le laisser conclure Pattison : "Raimbaut's originality consists in using a considerable amount of personnifica­tion, confined mainly to the sensations and technical vocabulary of love" (ibid, p. 55).

[8] 'Raimbaut d'Aurenga et les paradoxes de la sincérité, in Patrick Hutchinson, Poétique des Trobadors, 1996, p. 191.

[9] Au sens très particulier d'"ethnocentrisme envers la pluralité de notre propre passé"...

[10] Ibid, p. 62.

[11] Je pense ici aux travaux récents d'historiens médiévistes spécialisés sur l'histoire de la dissidence religieuse tels que R.I. Moore, M. Zerner, J.L. Biget, J. Théry, M.G. Pegg (Voir infra, p. 17-19).

[12] Notamment les travaux de M. de Gandillac et de L. Couloubaritsis (Voir infra).

[13] E.R. Curtius, mais aussi U. Krewitt, tout particulièrement (Voir infra).

[14] Voir aussi : Edmond Faral, 1982, p. XII : "Cela revient à dire que, pour traiter de l'art d'écrire selon une méthode véritablement historique, il faut partir, non pas de notre système esthétique actuel, mais de celui qui dominait les contemporains de l'œuvre [...] emprunter ses principes directeurs non pas, comme on l'a trop fait, à des théoriciens modernes [...], mais, si on le veut, aux théories qui prévalaient pendant le Xle et le Xlle siècle".

[15] Voir pour plus de détails : Edmond Faral, Opus cit., p.48 et infra.

[16] "[Selon] Quintilien [...] l'allégorie, en latin inversio, présente un sens autre que celui des mots, et même parfois le contraire. Dans le premier cas, c'est surtout une suite continue de métaphores. [...] Celle où Ton entend le contraire de ce que suggère les mots s'appelle ironie, en latin, illusio'. [Quintilien, Cousin, 1978, V. 116]. Ainsi Donat oppose l'allégorie où le vrai sens est 'tout autre' qu'il n'y paraît (l'interprétation au sens propre serait un contre-sens), et la similitude où le vrai sens est 'autre' que le sens littéral, que ce soit par métaphore ou par ironie" (Françoise Douay, 2002, p. 86).

[17] Au sein de la nouvelle poésie en langue vulgaire, cette fonction soit religieuse, soit purement épidictique et d'apparat de l'allégorie, subira un détournement systématique pour se reporter sur les valeurs personnel­les, physiques et spirituelles profanes (Miroirs des Princes), puis sur la symbolisation des composants nsvcho-SDirituels de l'amour. Il ne s'agit de rien de moins que du détournement de l'un des éléments-dé

du domaine symbolique public (du religieux vers le profane, de l'étatique vers l'erotique). Ainsi se trouve sans doute déjà en partie expliquée l'utilisation souvent surprenante, ou même déroutante et blasphéma­toire, d'images ou de références tirées des écritures ou de l'exégèse, à l'endroit de l'amour ou de son objet • le mariage de la tradition scolaire et de l'allégorie, et son détournement systématique par les trobadors, grâce à l'essor momentanément autonome de leur moyen d'expression profane. Historiquement, cela renvoie peut-être à la tentative de groupes ou de mouvances aristocratiques émergentes de s'assurer un espace d'autonomie symbolique face à l'emprise théocratique...

[18] Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, in : Faral, 1982, p. 197-262.

[19] In : FaraL Ibid, pp. 106-193.

[20] Si quis habet fundare dumum, non cunit ad actum / Impetuosa manus : intrínseca linea cordis / Prae-metitur opus, seriemque subordine certo / Interior praescribit homo, totamque figurât/ Ante manus cor­dis quam corporis ; et status ejus / Est prius archetypus quam sensilis. Ipsas poesis / Spectet in hoc specu-loquae lex sit danda poetis.

 

[21] Verbi prius inspice mentem et denam faciem, cujus ne crede colori: se nisi conformet color intimus exteriori, sordet ibi ratio : faciem depingere verbi est pictura luti, res es falsaria, ficta forma, dealbatus paries et hypocrita verbum se simukns aliquid, cum sit nihil. Haec sua forma dissimulat deforme suum : se jactitat extra, sed nihil intus habet; hace est pictura remota quae placet, admota quae dispiicet.

[22] [...] ars callida ver ita vertit, ut non pervertat; transponit ut hoc tamen ipso Rem meEus ponat. Civilior ordine recto et conge prior est, quamvis praeposterus ordo. Ordimus est primus sterilis, ramusque secundus fertilis et mira succerescit origine ramus. In ramos, solus in plures, unus in octo. Circiter hanc artem fortassevidetur et aer Nubilis, et limes, salebrosus, et ostia claus et res nodosa. Quocirca sequentia verba sunt hujus morbi media: speculeris in illis; invemetur ibi qua purges luce tenebras, quo pedes transcurras salebras, que clave recludas Ostia, quo digito solvas nodosa.

[23]ujet), Raimbaut chante essentiellement les difficultés d'une fin'amors partagée et rédproque...

[24]0 Pattison XIV, w. 41-50 : " Que Dieu, qui fit les quarante jours dont mes pas sont de retour, convertis

[25]euille ne me donner ni prêter plus rien, s'il me la conserve ; lui laisse le restant ce monde-d et tds mille

[26]utres contre elle qui m'enlève tout semblant".

[27] C'est bien id que je crois que l'on touche de plus près à la proximité de la pensée irnplidte de l'Allégorie portée à sa densité et à son inranHFsrpnr/» i»-——s—.....

[28] Aumelas, le fief paternel où Raimbaut a été élevé, est au nord-ouest de Montpellier. Par contre, Cour-thézon est près d'Orange, mais il n'y réside que plus tard et de toute façon, ces terres avoisinent les domai­nes provençaux du marquisat de Toulouse... même si Raimbaut fait en principe partie de la mouvance des Barcelonais. Plutôt qu'une possible adhésion au catharisme, il s'agit ici d'évoquer un climat général "pre-cathare" - si le catharisme a réellement existé ! — du milieu du XUe siècle, ainsi que l'évoquent nos nou­veaux historiens : "un type très particulier de christianisme" qui peut donc avoir été "dualiste" sans (enco­re...) être cathare.

[29] "Il a existé une culture chrétienne originale, distincte et hautement développée, dans la mouvance des

[30]erres du comte de Toulouse avant que n'arrivent les croisés en 1209. [...] Il va falloir rien de moins que réécrire l'histoire du christianisme, en jetant par-dessus bord la fiction du catharisme. La 'Croisade des Albigeois' n'en est que plus épouvantable et plus pertinente encore pour nous aujourd'hui parce qu'il ne,

 

[31]'agissait pas, en définitive, d'un pèlerinage martial contre une religion bien circonscrite et organisée autour d'une "Église' hérétique structurée. Innocent III a proclamé une guerre sainte pour purifier les terres entre Garonne et Rhône de la présence d'hommes, de femmes et d'enfants dont il reconnaissait volontiers qu'ils ressemblaient fort à des chrétiens et agissaient en tant que tels — c'était bien là le problème. Le leurre pestilentiel de l'hérésie - lequel faisait que les individus malades, fréquemment, ne savaient pas eux-mêmes qu'ils en étaient atteints — imposait l'élimination sine die des "hérétiques provençaux' avant même que leui infection ne se répande à travers l'ensemble de la chrétienté. Cette justification initiale d'une campagne d'extermination s'est modifiée et déplacée au fur et à mesure que la croisade s'est installée pour durei pendant plus de vingt étés, alors que la nécessité d'effacer les hérétiques de la face de la terre n'a pas bougé d'un iota. Lorsque la guerre prit fin, le monde qui avait existé avant la venue des croisés n'était plus qu'ur souvenir..." (Trad. P. H.).

 

[32] Pattison XXX, w. 50-56 : "Dieu retint le firmament / Pour soi et y resta seul, / C'est là vérité certaine, / Laissant à ma dame en paix / La seigneurie de tous côtés, / Que le monde entier puisse la servir / Et à tous ses désirs obéir".

[33] "Ben saup lo mel de la cera / Triar, e-l miels devezir / Lo jorn que-m fes lieys ayzir ; / Pus, c azen dardât d'estela, / Sa par no-s fay se contendre / Beutat d'autra, si be-s lima" (Pattison HI, w. 25-30 - "Il a bien su trier le miel / De la cire, le meilleur choisir, / Le jour qui me l'a faite connaître ; / Puisque, sous l'éclat des étoiles, / En lice, il n'y a, pour l'égaler, / D'autre beauté, même apprêtée.").

[34] Pattison XXII, w. 25-32 : "Dieu se dépasse, car il supporte / De ne pas l'emporter en l'embrassant au ciel ! / Mais II ne veut me la prendre, ni me faire de tort ; / Il ne voudrait pas / Qu'en désarroi / Je reste ici-bas. / Mais s'il me l'enlève, il n'est guère à craindre / Qu'il Lui plaise d'en enlacer une autre".

[35]

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