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Jean-Paul II, un avatar d'Innocent III?

JPIIcJEAN-PAUL II, INNOCENT III

ET LE MONDE MODERNE[1]

 

Tony Judt

 

LA PUBLICITÉ SUR PAPIER GLACÉ qui accompagne la sortie de Sa Sainteté, simultanément publié dans huit pays et sous forme abrégée par le Reader's Digest, contient une liste de dix-neuf « Ques­tions possibles » aux auteurs[2]. Conçues en vue de conférences de presse et d'interviews, ces questions sont tout sauf incisives et ne laissent pas penser que leurs auteurs, tous deux journalistes d'inves­tigation,tiennent leurs collègues en grande estime. Ces questions prémâchées n'en sont pas moins révélatrices à leur manière. Plus de la moitié sont des prétextes pour permettre aux auteurs de vanter leurs découvertes,et prouvent que Bernstein et Politi (qui collabore au quotidien italien La Repubblica) entendent que l'on prenne leur sous-titre au sérieux. Ils croient bel et bien avoir porté à la lumière l'histoire cachée de notre époque.

 

Leur livre est écrit dans un style à l'avenant, avec force emphase rhétorique et allusions à des conversations secrètes, informateurs confidentiels et sources qu'il est impossible de révéler. Dans leurs descriptions bavardes des hommes, des lieux et des événements, les auteurs ratent rarement une occasion de reprendre un cliché. D'un avoué juif de la ville natale du pape, il nous est dit qu'il jouissait de « la plus haute estime de ses coreligionnaires et de la plupart des notables de Wadowice ». En guise d'analyse de la dette de Karol Wojtyla envers la littérature polonaise, on apprend que « le barde romantique Adam Mickiewicz, notam­ment, toucha des cordes sensibles chez Karol ». Lors des audiences avec le nouveau pape, écrivent-ils, « les religieuses perdaient la tête ». Sa Sainteté est tout à la fois enlevé et pâteux, avec des bribes d'infor­mations intéressantes perdues dans le déluge d'une prose haletante et « colorée[3] ».

 

Qu'ont donc découvert nos auteurs qui était caché jusque-là? À les en croire, deux choses. Premièrement, une alliance inconnue,dans les années 1980, entre Jean-Paul II et l'administration Reagan, dans le dessein d'abattre le communisme en Europe et d'empêcher son apparition en Amérique centrale. Deuxièmement, que le rôle du pape dans l'organisation de la chute du communisme en Europe a été bien plus important qu'on ne l'avait soupçonné jusqu'ici. Ils prétendent aussi révéler pour la première fois la nature et l'ampleur du soutien (clandestin) des États-Unis à Solidarité après la procla­mation de la loi martiale en Pologne en décembre 1981, et démon­trer que l'influence du pape a infléchi la politique américaine en d'autres domaines : notamment l'opposition des administrations Reagan et Bush aux organismes internationaux qui prônent et orga­nisent le planning familial.

 

Les auteurs restant discrets sur certaines sources - les mots « secret », « confidentiel » ou « privé » se retrouvent souvent dans l'appareil de notes, assez peu utile - et s'appuyant largement sur des entretiens (plus de trois cents, à ce qu'ils disent), il est impossible de vérifier ou de corroborer une bonne partie de leurs informations[4]. Mais on peut raisonnablement les croire quand ils nous disent que William Casey (directeur de la CIA) et Vernon Walters (« ambassa­deur extraordinaire du président ») rencontraient régulièrement le pape, pour faire le point sur les renseignements obtenus par les satel­lites américains sur les mouvements de troupes soviétiques et autres informations de même nature. On peut vraisemblablement inférer que l'administration américaine en vint à voir dans le pape polonais un allié naturel et puissant, qu'elle le traita en conséquence, et qu'elle eut à son tour les faveurs d'un pape dont les objectifs s'accordaient assez bien avec ceux des gouvernements américains de l'époque: «L'Église de Wojryla, disent-ils, devint le principal allié idéologique de l'administration dans le combat contre les sandinistes.» De la même façon, probablement les auteurs ont-ils raison de dire que les minutes du Politburo soviétique, dans les années 1980, témoignent de la grande nervosité envers la Pologne et le Vatican, son ami. Les communistes polonais le savaient fort bien : que l'Église catholique change d'attitude, passe du compromis à la résistance, ne pouvait avoir qu'un impact déstabilisateur sur le régime et la région.

 

On peut donc dire, en leur accordant un maximum de crédit, que Bernstein et Politi ont démontré de manière convaincante l'exis­tence d'intérêts et d'un soutien mutuels entre les États-Unis et le Vatican, mais aussi les peurs suscitées dans les cercles soviétiques par les initiatives effectives ou anticipées du pape[5].  Mais on ne saurait guère dire qu'ils aient découvert des choses encore inconnues. Ainsi les auteurs prétendent-ils révéler une « opération clandestine de la CIA, secrètement autorisée par Carter, pour faire passer en Europe de l'Est des livres et des publications anticommunistes ». Apprendre que ces opérations de contrebande ont été financées par la CIA m'intéresse, sans me surprendre; mais que des livres aient été intro­duits clandestinement dans des pays communistes dans les dix années précédant leur libération n'est pas nouveau, et pas seulement pour ceux d'entre nous qui ont fait de la figuration dans ce drame. II en va de même du soutien américain à Solidarité dans ses années de clandestinité; tout ce que ce livre ajoute à notre connaissance de cette aide est une estimation, fondée sur des sources confidentielles, des sommes concernées (50 millions de dollars), et une supposition, à savoir que cette aide faisait partie d'un accord secret avec le Vatican. Dans les deux cas, les observateurs contemporains, les chercheurs et autres journalistes n'en seront pas sidérés.

 

Aussi est-il absurde de qualifier de « foncièrement exact » le tableau puéril et intéressé que Richard Allen a brossé des relations entre Reagan et le Vatican, les présentant comme « l'une des plus grandes alliances secrètes de tous les temps ». Suggérer que le Vatican et Varsovie seraient devenus des « coordonnées essentielles » de la guerre froide au même titre que Moscou et Washington relève de l'outrance. Ces allégations hyperboliques et d'autres sont à l'image des oeillères des auteurs, mais aussi de leur attitude passablement charitable envers leurs sources, dont ils contestent rarement les ren­seignements et dont ils ne sondent pas les mobiles. Dans toute his­toire des dernières années de la guerre froide, ou de l'effondrement et de la chute de l'Union soviétique, le pape occupera naturellement une place de choix, notamment en raison du rôle joué par Solidarité et par l'opposition polonaise dans le travail de sape de la crédibilité communiste. Dans une même veine, l'histoire du combat pour l'âme de l'Amérique latine suppose inévitablement de peser les motifs et les intérêts du Vatican à une époque où ses intérêts s'accordaient aux menées avouées ou clandestines des gouvernements conservateurs américains. Mais ce n'est pas toute l'histoire, et le défaut rédhibitoire de ce livre est de prendre la partie pour le tout, de croire avoir dévoilé l'histoire cachée de notre époque quand, en vérité, il n'a fait que confirmer et étoffer un chapitre intéressant.

 

Il est tentant d'imaginer que le livre eût été meilleur avec moins de Bernstein, et plus de Politi. Car Marco Politi est un expert du Vatican, et c'est l'histoire de ce pape, et des espoirs et déceptions qu'il a suscités, qui donne de l'histoire de notre temps une idée autrement plus intéressante que toutes les tentatives énergiques pour démasquer les alliances secrètes et les complots cachés. L'élection du cardinal Karol Wojtyla nourrit des espérances sans précédent dans les temps modernes. Dans l'Église catholique, d'aucuns virent en lui un radical probable: un homme ouvert, imaginatif et jeune (tout juste cinquante-huit ans quand il fut élu pape en 1978), mais déjà un vétéran du Vatican. Énergique, charismatique et apparem­mentmoderne, c'était l'homme qui achèverait l'oeuvre des papes Jean XXIII et Paul VI et qui conduirait l'Église dans une ère nou­velle : un pasteur plutôt qu'un bureaucrate de la Curie.

 

De nombreux « théologiens de la libération » étaient partisans de son élection, tandis que les cardinaux et archevêques libéraux de l'Amérique du Sud et d'ailleurs firent campagne pour lui. Ses partisans conservateurs étaient rassurés par sa réputation defer­meté théologique inflexible ainsi que par l'absolutisme moral et poli­tique dérivant de son expérience de prêtre et de prélat sous le communisme. Voici un homme qui ne transigerait pas avec les ennemis de l'Église. D'autres voyaient encore en lui un pape « intel­lectuel », à l'aise en compagnie des chercheurs et connaissant bien certains aspects de la pensée moderne, notamment la philosophie de Husserl. Tous supposaient qu'ils auraient à tout le moins un pape centriste, assez moderne pour affronter les nouveaux dilemmes de l'Église, mais assez traditionnel pour tenir la ligne contre un excès d'innovations.

 

En un sens, tous se trompaient. Karol Wojtyla n'est pas un homme dont les vues bien arrêtées s'annulent ou ont tendance à s'équilibrer. Il est plutôt l'homme de multiples extrêmes. Sans doute a-t-il été le premier pape non italien en un demi-millénaire, mais il n'était pas un outsider: à chaque fois réélu au Conseil synodal des évêques, il avait participé à Vatican II à quarante-deux ans; favori de Paul VI, il était très certainement celui que le pape, « en privé », voulait voir lui succéder. Comme le cardinal Joseph Ratzinger, le puissant chef de la Congrégation pour la Doctrine de la foi[6], Wojryla était revenu de son enthousiasme réformateur initial au vu des contrecoups des réformes de Jean XXIII ; au moment de son élection,il était déjà, d'instinct, un conservateur sur le plan administratif aussi bien que doctrinal. Mais son style démentait son message.

 

D'emblée, ce fut un pape voué à la Reconquista, en rupture avec l'acquiescement de ses prédécesseurs à la modernité, à la laïcité et au compromis. Ce n'est pas sans un dessein bien précis qu'il multiplia les apparitions sur la scène internationale: avec des prestations soigneusement mises en scène dans d'immenses arènes à ciel ouvert, avec des crucifix géants, toute la machinerie des sons et lumières et des entrées chronométrées comme au théâtre. Ce fut un grand pape, qui fit don de sa personne et de sa foi au monde; non pas au mondecatholique occidental racorni de l'Italie, de la France et de l'Espagne,mais au Brésil, au Mexique, aux États-Unis et aux Philippines. Les ambitions de ce pape avaient quelque chose de présomptueux avec trente-six pays visités dans les six premières années qui suivirent son élection et dont l'objectif proclamé, rappellent justement les auteurs de ce livre, était d'arracher « l'Église à son complexe d'infériorité vis-à-vis du monde ». Saisissant d'instinct un élément central de l'attrait populaire du catholicisme, Jean-Paul II béatifia et sanctifia comme aucun pape moderne ne l'avait fait avant lui, remaniant pour ainsi dire l'histoire de son Église dans une veine hagiographique et martyrologique.

 

Dans un premier temps, l'attrait de ce style énergique et mes­sianique ne devait pas se limiter au monde non européen. En Europe centrale, aussi, le premier souverain pontife polonais ne fut pas moins habile à répondre aux attentes de ses admirateurs. Rompant avec l'« Ostpolitik » de ses prédécesseurs, il visita la Pologne l'année qui suivit son élévation au trône de la papauté, attirant d'immenses foules de fidèles et d'admirateurs et attachant définitivement le sort de l'Église à celui des forces de changement qui allaient bientôt se fondre dans le mouvement Solidarité. Il découragea aussi partout les catholiques d'Europe centrale et orientale de négocier, de transiger, voire de débattre avec le marxisme et, ce faisant, fit de son Église non pas un simple sanctuaire voué au silence mais un autre pôle d'autorité morale et sociale, un allié certes temporaire mais crucial de l'opposition en terre communiste.

 

La même assurance charismatique qui eut tant d'effet sur la scène publique aux Philippines ou en Amérique centrale devint ainsi une arme politique dans l'Europe communiste, neutralisant les efforts des dirigeants communistes « réformateurs » pour négocier des compromis civiques avec la direction spirituelle locale qui avaittrouvé un regain d'ardeur. Dans la décennie qui suivit sa première visite en Pologne, on ne saurait nier que Jean-Paul II ait joué un rôle central dans la réduction et la défaite de la domination soviétique en Europe centrale et orientale. Ce n'est qu'après le reflux de la vague d'enthousiasme initiale en Asie et aux Amériques, et le renversement du communisme en Europe, que commencèrent d'émerger les contradictions de la nouvelle papauté.

 

Nulle part, peut-être, cela n'est plus clair que touchant sa réputation trompeuse de « pape d'idées ». Dès ses débuts d'arche­vêque de Cracovie (poste auquel il fut nommé en 1958), Wojtyla avait montré son goût du compagnonnage intellectuel, invitant des théologiens et des chercheurs à de fréquentes discussions et montrant de fréquentes capacités d'écoute de points de vue très différents des siens. Sous son pontificat, il a organisé une série régulière de « conversations » dans sa résidence d'été de Castel­gandolfo, invitant des sociologues, des philosophes et des histo­riens à débattre des problèmes du monde moderne en présence du pape. Les participants étaient majoritairement polonais ou allemands, avec une généreuse représentation de Nord-Améri­cains, mais y ont participé quelques-uns des plus grands noms de la pensée contemporaine : Leszek Kolakowski,Edward Shils, Hans-Georg Gadamer, Ernest Gellner, Ralf Dahrendorf, Charles Taylor, Bernard Lewis, Emmanuel Le Roy Ladurie et Paul Ricoeur, parmi d'autres. Parmi les thèmes de discussion, citons « l'Europe et la société civile », « De la crise », « L'Europe et sa progéniture », « l'homme dans les sciences modernes », « La société libérale » et ainsi de suite[7].

 

À en juger par la plus récente de ces conversations - sur «Les Lumières aujourd'hui» -, qui s'est tenue en août à Castelgandolfo, les échanges intellectuels avec le pape ne sont pas le principal objet des rencontres. Le souverain pontife écoute trois jours durant une série decommunications de qualité variable. Il ne participe pas à la discussion qui suit, mais « résume » les débats à la clôture. Son résumé n'est pas tant une contribution au sujet qu'une occasion de lier le thème général de la rencontre à ses propres préoccupations. On ne voit pas très bien comment il pourrait en aller autrement. Voici un homme dont la thèse centrale sur le monde moderne, exposée dans ses nombreux écrits, est qu'il a engagé depuis trois siècles une guerre contre Dieu et les valeurs chrétiennes, un conflit dans lequel il a maintenant voulu s'impliquer pleinement avec son Église. Les dilemmes et les paradoxes du libéralisme, des Lumières, de la Science et de la spéculation philosophique profane sont autant de sujets qui intéressent en eux-mêmes ses hôtes. Pour le pape, tou­tefois, alors que la discussion de ces questions peut, suivant les cas, l'informer, l'abattre, voire le divertir, ils ne sont là que pour confirmer ce qu'il sait et croit déjà[8].

 

En tant que thomiste engagé, le pape tire de sa foi son intelli­gencedes vérités morales fondamentales[9]. S'il faut entendre et com­prendre le travail de la Raison, il a sa place et ne doit pas en sortir. Bernstein et Politi ont tort d'imaginer que, lorsqu'il invoque des mots comme « aliénation » pour décrire la condition des travailleurs, Wojtyla reprend, comme ils disent, « le langage marxiste ». Le voca­bulaire pontifical d'interrogation et de condamnation morale a ses propres sources, et si des théories sociales modernes ont adopté ou adapté un semblable langage, cela ne signifie pas qu'elles entendent la même chose, encore moins qu'un dialogue s'engage. Pour com­prendre ce pape et ses pratiques, il faut commencer par le prendre ausérieux sur le plan qui est le sien. Ses notions de vérité absolue, d'inacceptabilité du « relativisme » - sur le plan des valeurs ou des explications du comportement, du bien et du mal, du juste et du faux - se fondent sur le roc du fondamentalisme catholique et c'est sur ce roc que se sont brisées, dans l'amertume et la rage, les vagues de l'oecuménisme, de la « théologie de la libération » et de la moder­nisation de la liturgie, du gouvernement et des pratiques de l'Église.

 

Karol Wojryla est polonais. Non seulement sa vision chrétienne s'enracine dans le style messianique particulier du catholicisme polo­nais, mais la Pologne elle-même fait partie à ses yeux de cette histoire chrétienne[10]. II voit, ou voyait, dans la Pologne non seulement la frontière orientale retranchée de la Vraie Foi, mais aussi une terre et un peuple élus pour servir d'exemple et d'épée à l'Église dans sa lutte contre le matérialisme occidental: les auteurs de ce livre citent un collègue de Wojryla, du temps de la guerre, qui se souvient de l'avoir entendu annoncer que les souffrances de la Pologne, comme celles de l'antique Israël, étaient le prix à payer pour n'avoir su réaliser son idéal, porter témoignage du Christ. Cette perspective, avec des décennies d'isolement des courants théologiques et politiques occi­dentaux, explique probablement l'insensibilité qui le pousse à tout baptiser au prisme d'une vision christiano-polonaise très particu­lière: témoin le soutien fervent qu'il commença par apporter au
projet de Carmel d'Auschwitz, avant qu'il se rétracte sous l'effet des protestations internationales. Qu'il ait inconsidérément comparé la Pologne sous la loi martiale à un « immense camp de concentra­tion »traduit une limite du même ordre[11].

 

Ses origines polonaises et les débuts tragiques de son existence aident aussi à expliquer son inclination prononcée pour la mariolâ­trie, laquelle donne à son tour un élément indirect pour comprendre son obsession du mariage et de l'avortement. Karol Wojtyla avait huit ans quand il perdit sa mère (trois ans plus tard, il devait perdre son frère aîné, Edmund; le dernier de ses parents, son père, devait mourir au cours de la guerre - Wojtyla avait dix-neuf ans). Après la mort de sa mère, son père le conduisit au sanctuaire marial de Kalwaria Zebrzydowska, où il devait accomplir de fréquentspèleri­nages dans les années suivantes : Zebrzydowska, comme Czesto­chowa, est un centre important du culte de la Vierge Marie dans la Pologne moderne. À quinze ans, il était déjà président de la sodalité mariale de sa ville natale, Wadowice. Il avait toujours fait grand cas des apparitions de la Vierge et avait visité de nombreux sites à travers le monde: en Guadeloupe (la Madone noire), en Argentine (la Vierge de l'Apparition) et aux Philippines (Vierge du Perpétuel secours), à Lourdes et ailleurs. Il a fait venir au Vatican des statues, des icônes et des peintures de Marie du monde entier. Que Mehmet Ali Agca ait essayé de le tuer à Rome le 13 mai 1981, mais n'y ait pas réussi, ne fit que le confirmer dans son engagement, le 13 mai étant la date de l'apparition de la Vierge Marie à Fatima, au Portugal, en 1917. Le pape décida alors de placer la balle retirée de son corps dans la couronne d'or de Notre-Dame du Rosaire de Fatima[12]. Cette dévotion aux symboles mariaux met singulièrement mal à l'aise de nombreux catholiques occidentaux, et pas simplement les laïcs; le caractère polonais imposé à l'Église universelle par Jean-Paul II n'a pas manqué de susciter une certaine rancoeur. Tout aussi pro­noncé, son mysticisme est moins typiquement polonais et a pro­voqué moins de débats. Malgré sa corpulence, son énergie et son charisme, ce pape n'est pas de ce monde. Wojtyla avait consacré sa thèse à Saint Jean de la Croix, contemplatif espagnol du seizième siècle, et il partage nombre des propensions de son sujet: goût de la médi­tation profonde, désintérêt confinant au mépris pour les choses de ce monde, et attrait pour la « nuit noire de l'âme », où d'aucuns entendent un appel louable à l'examen de conscience catholique, quand d'autres le jugent morbide. Wojryla voulut d'abord se faire moine (son prêtre l'en dissuada), et son désintérêt de toujours pour la résistance politique, contre les nazis et contre les communistes, est l'expression d'une distance dont on a aujourd'hui un écho dans sa totale indifférence au tollé général que déclenchent ses déclarations morales.

 

Le mélange polonais et mystique chez ce pape explique sans doute pour une part sa position si agressive contre « le matérialisme et l'individualisme occidentaux », et contre une bonne partie du capitalisme contemporain. II appartient bien entendu à l'Église catholique de dénoncer les idoles matérielles et le péché d'orgueil. Mais Karol Wojryla est allé beaucoup plus loin. Dans ses exercices du Carême de 1975, au Vatican, trois ans avant de devenir pape, il annonça explicitement que, des deux menaces qui pesaient sur l'Église, le consumérisme et la persécution, le premier danger était de beaucoup le plus grave, et donc le pire ennemi. De fait, ses cri­tiques du marxisme, comme système de pensée ou comme pratique politique, dérivent de sa condamnation plus générale du culte du progrès matériel, du profit capitaliste et du confort profane. Comme Vàclav Havel et d'autres opposants du communisme des années 1970 et 1980, il tient que la modernité et l'Occident athée moderne sont la source de notre crise actuelle. Le communisme et ses fléaux, y compris la pollution, ne sont qu'un symptôme secondaire et étaient de toute manière des exportations occidentales.

 

Il faut dire qu'une conséquence de cette façon de penser est que le pape Jean-Paul II, comme Havel, a une intelligence instinctive de quelques-uns de nos dilemmes: après tout, comme le concluent les auteurs de ce livre, il est l'unique porte-parole international survivant de quelque espèce de système de valeurs universel. On s'accorde lar­gement à reconnaître de nos jours que nous manquons non seule­ment d'une boussole morale largement acceptée, mais aussi d'une vision de l'espace public où des idées partagées du bien et du mal pourraient avoir un effet. À défaut d'une « communauté de destin » commune, pour ainsi dire, nous ne sommes que trop souvent tentés de nous rabattre sur nos communautés d'origine, le terrible défaut du nationalisme comme du « multiculturalisme ». Mais le pape, fidèle à lui-même, va plus loin. Ses origines et sa trajectoire aidant, il n'a quasiment aucune expérience de la vie dans une démocratie, et il est enclin à associer le «capitalisme sans âme» au «libéralisme égoïste» d'une façon qui laisse penser qu'il est insensible aux ocm­plexités et aux coûts des sociétés ouvertes. Dans les dernières années, il a succombé à la tentation de croire le pire de ce qu'il entend des sociétés postcommunistes (la Pologne, en particulier) ; d'où le ton depuis peu autoritaire de ses déclarations, où les tirades contre l'hédonisme égoïste vont de pair avec un dégoût de la liberté sous quantité d'autres formes.

 

On retrouve toutes ces habitudes de pensée dans la croisade du pape pour les « valeurs familiales » et contre l'avortement en parti­culier. Là encore, le pape a de bons arguments: nul n'est besoin d'être catholique conservateur pour s'inquiéter du devenir du tissu familial aujourd'hui ou reconnaître que l'avortement et le génie génétique posent de troublantes questions éthiques. Mais l'authen­tique souci qu'a le pape de notre condition morale dans ces matières est, pour beaucoup, vicié par l'insensibilité avec laquelle il invoque son autorité absolue dans des domaines qui sont réellement contestés et douloureux. Pour ce pape, le mariage est non seulement un sacre­ment, mais aussi une vocation. Les préservatifs ne sont pas un « moindre mal » (solution qui a de respectables précédents dans la théologie chrétienne): ils sont interdits. L'avortement est un « holo­causte ». Les hommes et, surtout, les femmes qui s'éloignent du chemin de la vertu sont condamnés sans appel. En septembre 1996, l'évêque de Lowicz, en Pologne, Mgr Alojzy Orszulik, annonça que serait excommunié quiconque, dans son diocèse, se rendrait « cou­pable du crime d'avortement ». Karol Wojtyla a tourné le dos à la « modernité » et à la compassion, mais aussi aux recommandations d'une commission du Vatican sur la contraception, qui, en 1966, suggérait avec beaucoup de précautions que rien, dans les Écritures, ne justifiait une condamnation sans appel du contrôle des naissances.

 

L'obsession sexuelle du pape - sujet sur lequel il a beaucoup écrit et avec un luxe de détails saisissants - reflète étrangement les préoccupations de ces Américains dont il méprise tant la culture. Et alors même que le problème de l'avortement dénature de larges pans de la vie publique aux États-Unis, cette fixation de Wojtyla ternit son image et nuit à son impact ailleurs, notamment en Amérique du Sud. Sa condamnation répétée des abus de la propriété privée et son rappel du droit naturel de tous à leur part dans l'usage et le bénéfice des biens de ce monde avaient fait espérer que ce pape serait un ennemi résolu du « visage inacceptable du capitalisme », pour reprendre le mot d'un ancien Premier ministre conservateur britan­nique. On imaginait que, même s'il n'était pas lui-même un défen­seur engagé de la réforme sociale, il témoignerait toujours sa bienveillance aux victimes de la répression sociale et politique. Dans un discours à Puebla, au Mexique, en 1979, il réitéra les demandes de la Conférence de Medellin de 1969, notamment un « amour préférentiel pour les pauvres ». Dans de récents discours prononcés au Salvador et en France, il a insisté toujours plus lourdement sur son hostilité aux guerres et aux conflits en tous genres, civils et inter­nationaux, et c'est seulement cette année, à San Salvador, qu'il a visité la tombe d'Oscar Arnulfo Romero, l'archevêque salvadorien assassiné en 1980 par un escadron de la mort de droite alors qu'il disait la messe.

 

Or le même archevêque Romero, un an avant sa mort, s'était déclaré en privé déçu par le manque de sympathie du pape pour le travail de l'Église dans les dictatures latines : « Il a prôné beau­coup de mesure et de prudence, notamment dans la dénonciation de situations spécifiques. [...] Je suis parti, heureux de la ren­contre,mais inquiet de voir à quel point il avait été influencé par les échos négatifs sur mon travail pastoral[13] ». À la fin des années 1980, les fidèles et les prêtres déçus d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud semblent être devenus de plus en plus nom­breux à penser que les victimes de la répression politique dans les pays de l'Europe communiste éveillent plus facilement la sympa­thie du pape. Au Chili et en Argentine, lors de ses visites de 1987, il consacra de longues heures à dénoncer les projets de libéralisa­tion des lois sur le divorce, mais refusa de recevoir les victimes de la répression de Pinochet ou les Mères des disparus en Argentine. II a semblé que sa compassion pour les enfants qui ne sont pas nés pouvait à l'occasion excéder sa sympathie pour les vivants - ou les morts[14].

 

On comprend un peu mieux les choses si l'on songe que le pape n'est pas simplement un pasteur qui se voudrait universel. Il est aussi le chef d'une immense et vieille institution, qui assume trois respon­sabilités bien distinctes. En premier lieu, il a le devoir de préserver et de transmettre la doctrine de l'Église. Quand il n'y a pas d'enjeu doctrinal, Wojtyla s'est montré novateur et aventureux. Il a visité des synagogues, chose qu'aucun pape n'avait faite avant lui, recon­naissant ainsi la légitimité des autres confessions; sous sa gouverne, le Vatican a cessé de tenir les juifs pour responsables de la cruci­fixion; et Wojtyla a été le premier responsable catholique à exprimer quelque repentance à propos du silence observé par l'Église au cours de la Shoah. Dès qu'il y va de questions de fond, cependant, Karol Wojryla a un goût prononcé pour ce que, dans un autre contexte, on pourrait appeler l'« Intention du fondateur ». Si Jésus n'a pas voulu de femmes pour prêtres, Jean-Paul II doit en faire autant. Il peut bien y avoir des différends de temps à autre, mais les proposi­tions fondamentales doivent être conservées et renforcées, qu'il s'agisse de la Virginité perpétuelle de Marie, de la Présence réelle du Christ dans l'eucharistie et de la validité intemporelle des décisions proprement doctrinales des conciles et des papes.

 

En deuxième lieu, le pape, en tant que chef de l'Église, a des responsabilités administratives dans lesquelles, comme nombre de ses prédécesseurs, il voit essentiellement des problèmes de discipline institutionnelle. De ce point de vue, tout au moins, la comparaison est suggestive entre l'Église catholique et l'ancien secrétariat du parti communiste de l'Union soviétique (même si bien des siècles ont passé depuis le temps où l'Église catholique avait la capacité ou le désir de persécuter physiquement les hérétiques). Jean-Paul II est au centre d'un appareil mondial toujours exposé aux segmentations hérétiques. « L'eurocommunisme », le « socialisme à visage humain », « les routes locales du socialisme » et autres ont des analogues précis dans l'Église catholique moderne.

 

Dans les deux cas, des réformateurs ont parfois cultivé l'illusion d'avoir au centre un ami, qui voyait d'un bon oeil leurs efforts pour moderniser l'idéologie et la gouvernance.., et s'apercevoir finale­ment que les hommes du sommet étaient plus soucieux de pouvoir que de popularité, plus préoccupés de préserver l'autorité que de découvrir et disséminer la justice. Sous Jean-Paul II, les pouvoirs des évêques locaux ont été contenus et, comme n'importe quel secrétaire local du parti communiste, ils ont été pressés d'expliquer et de jus­tifier leurs actions passées, leurs échecs actuels et leurs efforts futurs. L'amère conclusion de Leonardo Boff, prêtre brésilien qui a quitté le service de l'Église en 1992 après avoir été condamné pour dévia­tions, fait écho aux sentiments désabusés d'innombrables ex­communistes : « Le pouvoir ecclésiastique est cruel et implacable. II n'oublie rien. Il ne pardonne rien. Il exige tout[15]. »

 

En troisième et dernier lieu, le pape n'est que l'occupant tem­poraire du trône permanent de saint Pierre. Il est avant tout chargé d'assurer la continuité et la survie de son Église. Quels que soient ses gestes envers les autres - rencontres avec des communautés juives et musulmanes, reconnaissance de l'État d'Israël, main tendue oecu­ménique aux autres chrétiens -, leurs préoccupations n'engagent pas le pape. En tant qu'institution sur le point d'entrer dans son troi­sième millénaire, l'Église catholique a des enjeux d'une autre nature, et ses concessions à quelque considération terrestre que ce soit sont au mieux tactiques. Son objectif stratégique numéro un est de se préserver. Une bonne partie des préoccupations contemporaines n'a donc qu'une signification contingente pour le pape. C'est pourquoi, dans la perspective qui est la sienne, il est très justement sourd à la souffrance et à la colère suscitées par les décisions de son pontificat.S'il a raison, et il n'est pas homme à douter sur ce chapitre, il est non seulement bon qu'il suive la voie choisie, mais il n'a pas le choix.

 

Il est devenu habituel de comparer Karol Wojtyla, au crépuscule de son règne, à Pie IX, le cardinal libéral devenu pape en 1846 à l'âge assez jeune de cinquante-quatre ans. Revenu du libéralisme après l'expérience des révolutions de 1848, il se réfugia dans un conservatisme foncier et promulgua la doctrine de l'Immaculée conception de la Vierge Marie en 1854 puis la doctrine de L’Infailli­bilité du pape au Concile du Vatican de 1869-1870. Dans son Syl­labus des erreurs de 1864, il répertoria les quatre-vingts erreurs de la modernité, dont la dernière prétend que « le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». À la fin de son pontificat, qui dura plus de trente ans, Pie IX avait rendu l'Église catholique synonyme d'obs­curantisme et de réaction.

 

Mais l'opposition même que l'Église intransigeante a suscitée parmi les autorités séculières de l'Europe a contribué à la sauver. « Le pape, observait justement un diplomate britannique contemporain, avait ridiculisé son Église en proclamant l'Immaculée Conception, le Syllabus et sa propre Infaillibilité, mais ces dogmes n'intéressaient que les fidèles et ne préoccupaient ni ne gênaient en aucune façon ceux qui choisissaient de les ignorer. [...] La politique antiecclésiastique de Bismarck a forcé les évêques allemands à se rassembler autour du pape et à souffrir le martyre au nom de la discipline, de l'obéissance et de l'exemple, et l'Église, qui était ridicule, devient ainsi intéressante pour la population religieuse et conservatrice de l'Europe[16] »

 

La tragédie de Wojtyla est bien entendu d'avoir débuté avec lebénéfice de la popularité née de la résilience face à la persécution, et de n'avoir que plus tard exposé son Église au ridicule par sonintran­sigeance morale. Mais une comparaison avec une époque antérieure est plus pertinente. En 1198, à un âge encore plus jeune, à trente­ huit ans, l'Italien Lotario dei Conti di Segni devenait pape sous le nom d'Innocent III. Énergique et autoritaire, Innocent entreprit de centraliser le pouvoir dans l'Église médiévale. Il se proclama Vicaire du Christ (le titre n'était pas en usage avant lui), prêcha et organisa une quatrième et vaine Croisade contre les Infidèles en 1204 et une croisade brutale et très efficace contre les hérétiques Albigeois du sud-ouest de la France. Au IVe concile de Latran, en 1215 (l'année de sa mort), il définit la doctrine moderne de l'Eucharistie ainsi que la subordination des évêques et des congrégations à l'autorité du pape.

 

Entre ces obligations professionnelles, il trouva le temps d'abattre un empereur allemand du Moyen Âge (Othon IV), d'en élever un autre (Frédéric II), et d'apporter au roi de France son soutien décisif dans un conflit avec l'Empire allemand qui se solda par le premier grand succès militaire français (en 1214, à Bouvines) et l'installation définitive de la France comme puissance en Europe. Avec Innocent III, la papauté médiévale atteignit le zénith de son influence séculière et de son autorité théologique. Mais ce même homme, par l'étendue de ses prétentions et de ses décrets, fut aussi le dernier des grands papes du Moyen Âge et contribua à mettre en branle les forces - séculières et spirituelles - qui allaient entraîner la chute de l'Église universelle.

 

L'Église de Karol Wojtyla n'a plus d'universelle que le nom. Mais la logique de ses origines, de sa pensée et des circonstances l'a conduit à marquer des positions qu'aucun pape depuis Pie IX n'avait affirmées aussi agressivement, et qu'aucun pape depuis Innocent III n'avait jamais été en état de défendre. Comme Innocent, il a été un allié puissant mais inconfortable pour toute une série de partenaires laïques, qui ont tous des raisons de regretter d'avoir traité avec lui. Ses succès sont maintenant derrière lui. Les problèmes qu'il a légués à son Église demeurent.

 

Notes


[1] Ce compte rendu de His Holiness, de Carl Bernstein et Mario Politi, a d'aord paru dans The New York Review of Books en octobre 1996 Traduit en français par Pierre-Emmanuel Dauzat et Sylvie Taussig, il a paru sous le titre Un « Pape à idées » ? Jean-Paul II et le monde moderne comme neuvième chapitre du très stimulant recueil d’essais de Tony Judt Retour sur le XXe siècle, Paris, Editions Eloise d’Ormesson, 2010, pp. 209-229 (Voir Petite Biblio en ligne).

[2] Marco Politi et Carl Bernstein, Sa Sainteté : Jean-Paul II et l'histoire cachée de notre époque, Paris, Plon, 1996.

[3] Le livre ne ressemble à rien tant qu'à un numéro du Time de cinq cents pages. Et pour cause, puisque c'est dans le Time que Carl Bernstein révéla pour lapre­mière fois, en 1992, les matériaux jusqu'alors secrets qui sont à la base de ce livre.

[4] Surtout quand les auteurs semblent lire dans les pensées; ainsi, page 487, quand ils nous disent ce que le pape aurait pensé en s'adressant à l'auditoire indifférent de Kielce, en Pologne. Rien, dans les sources de ce discours, ne suggère que les auteurs aient bénéficié d'un accès privilégié aux pensées du pape à la tribune.

[5] Il y est question de l'hypothèse suivant laquelle les services secrets soviétiques auraient organisé l'attentat manqué contre le pape en 1981, mais les auteurs ne sontpas mieux renseignés que les enquêteurs précédents et concluent, sans convic­tion,que l'accusation est crédible mais « non prouvée ».

[6] Successeur de Wojryla sous le nom de Benoît XVI.

[7] Les communications ont été publiées en allemand par les soins du professeur Krzysztof Michalski, directeur de l'Institut des Sciences humaines de Vienne, qui organise les discussions

[8] Les choses étaient probablement un peu différentes au début, avant la maladie du souverain pontife. Mais, si l'on en croit Czeslaw Milosz, qui n'est pas un témoin hostile, il en allait largement de même en 1987, lors d'une « conversation » à laquelle il participa à Castelgandolfo. Voir Czeslaw Milosz, A Year of the Hunter, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1994, p. 21-27.

[9] Sur le thomisme du pape et, plus généralement, ses inclinations idéologiques, voir George Huntston Williams, The Mind of John Paul II, New York, Seabury Press, 1981, notamment chap. 4, « Mystic, Underground Seminarian, and Thomist ».

[10] La quasi-totalité des Polonais, aujourd'hui, sont catholiques, du moins enprin­cipe, mais il n'est pas mauvais de rappeler que cette commode conjonction de l'identité religieuse et profane, qui a si bien servi l'Église dans son combat contre le communisme, est en partie l'oeuvre du diable, ou du moins de ses sprviteurs. Ce sont Hitler et Staline qui ont donné à la Pologne sa forme actuelle: jusqu'en 1939, autour de 30 % des Polonais pratiquaient d'autres religions, dont un tiers le judaïsme. Cette polonité tranquille et innocente du pape est un élément qui a toujours troublé quelques-uns de ses compatriotes et admirateurs plus réfléchis, à commencer par Milosz. 

[11] Il.se peut qu'un fossé se soit creusé entre les Polonais et leur pape, un fossé dont il n'a pris conscience que dernièrement. Avant le renversement du communisme, le simple fait de célébrer collectivement le culte catholique en Pologne était un acte de foi, mais aussi une forme généralisée de résistance passive aux autorités : d'où le sentiment qu'avait le pape, et que partageaient nombre d'observateurs à l'époque de Solidarité, que le pays était solidement attaché au catholicisme. Depuis 1989, les citoyens polonais ont suivi leur chemin, de plus en plus sourds aux exigences morales et aux critiques de la hiérarchie catholique; un récent sondage d'opinion a montré que plus de la moitié des personnes interrogées étaient favorables à des avortements dans le cadre prescrit par la loi. L'image de la Pologne que Wojtyla partageait avec tant de ses compatriotes d'autrefois, celle d'une terre pénétrée de sa mission chrétienne collective, est sans doute sur le déclin. Les Polonais n'étaient pas seuls à souffrir de ce complexe messianique national. Il existe des courants comparables dans la pensée nationaliste russe, où l'on insiste sur une voie russe « alternative ». Mais si ce courant de pensée russe est pareillement empreint de religiosité symbolique, il est clairement étranger au catholicisme.

[12] Lors de sa dernière visite en France, le premier geste du pape a été de rendre hommage à saint Louis-Marie Grignion de Montfort, auteur missionnaire au début du XVIIIe siècle d'un Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge.

[13] Journal de l'archevêque Romero, cité in Tad Szulc, Pope John Paul II : The Biography, New York, Scribner, 1995, p. 326.

[14] Les théologiens de la libération, notamment, furent vite déçus par le nouveau pape, pour qui le salut ne saurait venir que d'une seule source et qui, suivant ses propres mots, estime qu'il vaut mieux laisser les questions sociales aux sociologues. Voir His Holiness, p. 201.

[15] Jean-Paul II est un fervent soutien du très secret Opus Dei, société d'influents laïcs catholiques fondée en Espagne avant la Seconde Guerre mondiale et qui associe la religion conservatrice traditionnelle à l'influence dans la vie séculière du monde moderne. Sans doute serait-il d'accord avec le fondateur de l'Opus Dei, Mgr Escrivà y Balaguer, lorsque ce dernier disait que Dieu demande à ses servi­teurs «sainte intransigeance, sainte contrainte et sainte effronterie». Voir Joan Estruch, Saints and Schemers : Opus Dei and its Paradoxes, New York, Oxford University Press, 1995, p. 262. La dernière étude en date des pratiques adminis­tratives et institutionnelles du Vatican est de Thomas J. Reese: Inside the Vatican: The Politics and Organization of the Catholic Church, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1998.

[16] Odo Russell à lord Derby, 1°, avril 1874, in Noel Blackiston, éd., The Roman Question : Extracts from the Despatches of Odo Russell from Rome, 1858-1870, Londres, Chapman & Hall, 1962, p. xaocml. Quelques semaines auparavant, le 4 mars 1871, Russell avait indiqué à son correspondant que « l'Église romaine a toujours tiré des forces des persécutions, mais qu'elle est impuissante contre la puissance de la liberté et ses bienfaits ».

 

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