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A quoi l'on fait servir "l'Histotainment": interview de Nicholas Offstadt, Paris 1

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 Nicolas Offenstadt : «Plus les projets collectifs sont affaiblis, plus les vendeurs de nostalgie ont un public»
Anastasia VÉCRIN 27 octobre 2014 à 17:06
INTERVIEW

 Maître de conférences à l’université Paris-I, Nicolas Offenstadt s’interroge sur les usages et mésusages des faits historiques qui, sous couvert de vulgarisation, font l’apologie d’une France éternelle.

L’historiquement incorrect à l’assaut du politiquement correct. Le 4 octobre, dans l’émission On n’est pas couché, Eric Zemmour, au nom de la lutte contre la doxa dominante, affirmait : «Pétain a sauvé des Juifs français.» Cette déclaration fallacieuse qui a provoqué l’ire des historiens constitue un exemple de manipulation idéologique du passé de plus en plus courante. Dans L’histoire, un combat au présent (éd. Textuel), Nicolas Offenstadt, maître de conférences à l’université Paris-I, s’interroge sur ces usages et mésusages des faits historiques qui, sous couvert de vulgarisation, font l’apologie d’une France éternelle. Selon l’historien, les droites radicales se saisiraient de l’histoire pour alimenter des thèses nationalistes et xénophobes, d’où la nécessité d’en repenser la place et l’enseignement dans nos sociétés contemporaines. Il prône notamment une histoire «de plein air» qui, en investissant les lieux publics, ferait le lien entre passé et présent.

AV : Vous identifiez aujourd’hui une «guerre culturelle» dans laquelle l’histoire serait instrumentalisée, est-ce un phénomène nouveau ?

 NO2NO : Ce n’est pas entièrement nouveau, bien sûr, mais il y a aujourd’hui la convergence de trois offensives venant de la droite conservatrice, dans un contexte de multiples tensions politiques et mémorielles : attaques contre l’enseignement de l’histoire qui oublierait l’histoire «héroïque» de la France ; politique publique d’instrumentalisation de l’histoire nationale, en particulier au temps de Sarkozy (projet de Maison de l’histoire de France, etc.) - toujours réactivable, on le voit - ; offensive médiatique dans les mêmes directions, aussi bien dans certains journaux (divers supports du Figaro) qu’à travers un histotainment - l’histoire-divertissement sans analyse critique - très orienté politiquement (Lorant Deutsch en étant l’incarnation).

AV : L’histoire est donc devenue un enjeu dans la construction d’une «identité nationale». Le succès du livre de Zemmour, par exemple, n’est-il pas le signe que le procédé fonctionne ?

NO : En France, elle l’est depuis longtemps, là encore. Mais ce qui est frappant, c’est justement la dimension réactionnaire de différents discours d’aujourd’hui sur l’histoire et l’identité nationale : ils renvoient, parfois explicitement, à ceux du XIXe siècle où l’histoire était pensée très directement comme un instrument pour façonner le futur des sociétés. Du coup, cela renvoie aussi à un monde où les femmes n’avaient pas le droit de vote, à l’époque coloniale… Maintenant quel procédé fonctionne ici ? Il faut sans doute différencier les registres : les instrumentalisations les plus grossières ont quand même été largement dénoncées par les historiens, mais pas seulement, et certaines ont échoué véritablement comme l’obligation législative faite aux enseignants de souligner le «rôle positif» de la colonisation (2005) ou la lecture obligatoire de la dernière lettre de Guy Môquet (2007) qui serait devenue une liturgie scolaire et politique si elle avait perduré. Mais quand les échelles dans lesquelles se meuvent les gens apparaissent complexes et mouvantes (Europe à géométrie variable, mondialisation), quand les grands projets collectifs paraissent affaiblis, on comprend que les fabricants et les vendeurs de nostalgie aient un public.

AV  Eric Zemmour, Lorant Deutsch : la vulgarisation de l’histoire valoriserait, selon vous, les «racines chrétiennes» de la France. Ces racines existent…

 

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NO : Que le christianisme ait un rôle fondamental dans l’histoire de France est une évidence qui ne mérite pas de discussion, sauf pour le mesurer précisément. Maintenant, le terme de «racines» implique souvent, dans cette question, celui d’enracinement et glisse vite vers l’idée d’une histoire naturelle et séculaire dont la société contemporaine serait, automatiquement ou presque, la prolongation : en quelque sorte comme la plante et sa racine. Cette conception biologique de la société ne rend pas compte de ce qu’est une société qui se compose et recompose, et puis elle devient franchement douteuse quand elle sert à distinguer ceux qui pourraient se prévaloir de ces «racines» et ceux qui ne le pourraient pas. L’«ancienneté» revendiquée permettrait de se parer d’on ne sait quelle autorité.

AV  Une autre bataille se joue autour de la «pensée 68» avec la polémique Gauchet. Vous avez été vivement pris à partie à Blois, comment expliquez-vous l’origine et la violence de cette polémique ?

NO : Je n’ai pas été pris à partie en propre, mais le fond des enjeux n’est pas apparu clairement à tout le monde, d’où des incompréhensions. Les questions de personnes sont très secondaires, ici, face à des enjeux proprement politiques, dans le sens large du mot. L’intéressant, selon moi, est de réfléchir aux implications des activités et des positions de la galaxie Nora-Gauchet-le Débat. On peut y voir, en effet, une entreprise de délégitimation de pensées critiques, de mouvements de transformations sociales radicales, entre autres positions. Il y a bien ici un projet politique, sans bien sûr que tout s’y réduise. Or, comme souvent, les discours dominants, comme celui-là, se présentent sous le mode de l’évidence et je trouve utile d’interroger la manière dont ces entreprises fonctionnent et d’interroger leurs effets. Le Débat n’est pas le reflet du champ intellectuel mais un objet situé.

AV  Dans un contexte où l’histoire est utilisée comme une arme politique, comment enseigner la discipline et quel doit être, selon vous, le travail de l’historien ?

NO : Cela dépend des contextes d’enseignement et des types d’histoire pratiquée. Dans ce livre, je plaide pour une histoire qui soit largement de «plein air». C’est-à-dire, d’une part, qui utilise les lieux autant que possible, non pas seulement les plus évidents comme les monuments à visiter, mais aussi les traces à peine visible (tranchées en partie comblées de la Grande Guerre par exemple), voire les dépeignent par les mots lorsque les lieux n’existent plus. Non pas seulement sous la forme de visites scolaires mais pour tous les publics. Cet appui sur les lieux permet de multiples échanges entre l’histoire comme discipline et les discussions présentes, le monde habité par les gens.

Le second aspect de cette histoire de plein air tient dans le rôle des historiens de métier. Il me semble utile, sur les sujets qui suscitent le plus de débats ou d’intérêt dans l’espace public, que les spécialistes éclairent les citoyens sur les enjeux, en intervenant dans des lieux «hors les murs», hors des laboratoires de recherches ou des institutions d’enseignement. Il ne s’agit pas de délivrer une parole d’autorité d’en haut, mais d’offrir le savoir le plus assuré possible, avec le recul d’années de travail, pour que chacun se fasse une idée, mette à distance la circulation frénétique de l’information.

Recueilli par Anastasia Vécrin

A lire : L’HISTOIRE, UN COMBAT AU PRÉSENT de NICOLAS OFFENSTADT éd. Textuel, 96pp., 15€.

Source : Rebonds, Libération, le Mardi 28 octobre 2014

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