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Hérésie du Paratge ? L'Effet de la Croisade Albigeoise sur les valeurs nobiliaires méridionales

Par Claudie Amado

 Peire_Vidal_01Le bouleversement provoqué par la croisade albigeoise n'atteint pas seulement le cadre matériel des sociétés nobiliaires, à un niveau moins immédiatement visible, l'édifice des valeurs nobiliaires est lui aussi perturbé. Pendant les vingt années couvertes par la Chanson de la Croisade (1209-1229), les réseaux languedociens de sociabilité et de solidarité établis depuis plusieurs générations sont détruits ou fortement menacés; tandis que les cours animées par les seigneurs Trencavel et certains de leurs proches barons disparaissent brutalement, celles qui gravitent autour des comtes de Toulouse sont en sursis. Une partie de l'aristocratie méridionale voit ainsi s'effacer ses repères

Les deux auteurs de la Chanson témoignent des changements qui s'opèrent sous leurs yeux. L'Anonyme surtout, plus sensible que son prédécesseur aux déchirures du tissu social et au désarroi des adversaires des Croisés. Chantre d'une cause qui lui apparaît comme la seule soutenable, il trace le portrait d'un chef charismatique susceptible de galvaniser les énergies autour de la défense de l'ererat - patrimoine pris dans un sens élargi auquel s'oppose le dezeretz- envisagé comme la perte des racines, une fin de monde.

Le sauveur sera Raimond VII. Né en 1197, le jeune Comte succède comme comte de Toulouse à son père en 1226, mais il lui est associé depuis 1222. On peut parler d'une opération idéologique. Par le remaniement des images nourrissant la conscience de soi nobiliaire et au nom de valeurs spirituelles, l'aristocratie méridionale est invitée à rallier le camp des assiégés; c'est une sorte de retournement de l'appel à la «guerre juste » lancé depuis Rome aux croisés.

L'image christique participe au travail d'élaboration de la contre-attaque. La thèse de l'évolution de la poésie occitane, après «le lyrisme florissant du XIIe siècle», a été éloquemment défendue, en 1989, par Élisa Miruna Ghil. Explorant le XIIe siècle, l'auteur s'attache à suivre le déplacement des valeurs qu'elle voit assuré par l'assomption de celle qui finit parles couronner: Paratge, le parage .

Avant d'y revenir, osons quelques généralités sur les valeurs. Les sociologues s'accordent pour voir dans la norme une règle régissant notre conduite en société. Partagées par les acteurs sociaux, les normes participent à l'élaboration d'un modèle culturel de conduite. Or elles impliquent l'existence de principes plus généraux qui les fondent et qui sont précisément les valeurs. Le système normatif suppose un contrôle social sur les facteurs de conformité, s'ensuivent des situations où le jeu perturbateur de la déviance provoque le divorce entre les idéaux culturels et les modèles légitimes de conduite.

Les valeurs qui sous-tendent les normes sociales et définissent un idéal de conduite pour les individus se réclamant de l'aristocratie méridionale à la veille de la Croisade ont été élaborées au terme d'un assez long processus. S'y mêlent culture chevaleresque et courtoisie, la première s'enracinant dans le haut Moyen Âge, la seconde dans le XIIe siècle des premiers troubadours.

Valeur/valor..., dans l'aire méridionale, le mot a le sens premier d'excellence personnelle. Dans un sens plus large, il embrasse l'ensemble des vertus courtoises «inspirées de l'amour», comme l'exprime le troubadour Gaucelm Faidit (...1172-1203 ...) : «Tous ceux qui aiment Valeur doivent savoir que d'Amour viennent libéralité et gai divertissement, fierté et bienveillance, distinction due aux faits d'armes et le service d'honneur, gracieux comportement, joie et courtoisie » .

L'association de la valeur, du prix et de la vaillance est soulignée par Glynnis M. Cropp, dans l'étude publiée en 1975 à propos des «qualités». Un peu plus tôt, Georges Duby replaçait dans le mouvement général affectant la société au XIIe siècle, le rapprochement de valeurs chevaleresques et courtoises s'opérant dans tout l'Occident chrétien.

Résumons sa leçon. Au cours du XIIe siècle, la pratique de l'adoubement s'étend, rituel de passage faisant passer l'adolescent à l'âge d'homme, le jeune combattant à l'état de chevalier. Courtoisie et Chevalerie sont convoquées pour éduquer, civiliser, socialiser la part masculine des maisons nobles, pour ordonner, organiser autour de quelques grandes figures du pouvoir, de quelques grands patrons, en une hiérarchie plus ou moins lisible, les énergies dispersées et gaspilleuses.

La chevalerie devient ainsi un ordre avec ses valeurs propres qui entrecroisent les valeurs courtoises. En avance d'une soixantaine d'années sur l'art d'aimer prôné dans le Nord de l'Europe, les cours méridionales, à partir du seuil du XIIe siècle, inventent deux valeurs cardinales: joi et solatz. Leur articulation sur les valeurs seigneuriales et chevaleresques instaure la courtoisie.

La force des relations féodales dans le Midi, après 1100, explique cet agencement de deux valeurs nouvelles autour de valeurs anciennes - la fidélité, l'amitié (amiticia, amor) , la largesse , vertus seigneuriales par excellence - et de vertus plus nettement chevaleresques! - la jeunesse et la prouesse . Sans oublier les valeurs physiques prêtées aux amants ou aux héros.

Les auteurs de la Chanson empruntent à la lyrique courtoise des images qui dessinent un blason du corps: la beauté « naturelle », la blondeur, le teint frais (la color fresca), le corps bien fait. Ils esquissent ainsi le portrait convenu de princes méridionaux emblématiques tels que Roger Trencavel, le comte Raimond, dit le jeune, ou le comte de Foix .

II faut noter ici que les valeurs n'entrent pas dans un registre établi une fois pour toutes, les auteurs qui s’y réfèrent les organisent en systèmes emboîtés aux combinaisons mobiles, telle valeur pouvant se charger de l'énergie des autres, les satelliser, ou, au contraire les servir. Ainsi, que recouvre la notion complexe de jeunesse (joven)? Glynnis M. Cropp y voit la combinaison de plusieurs éléments: «largesse» (associant libéralité et accueil), «fidélité» et «honneur», ouverture de l'esprit et du cœur .

Nous ne sommes pas dans le domaine relativement stable des institutions. De plus, la période ouverte par le premier troubadour identifié, Guillaume IX d'Aquitaine (1071-1126) se prête aux variations créatives. Voyons les deux nouvelles venues, joi et solatz. Elles ne se confondent pas malgré leur proximité. Le joi appartient à l'art d'aimer, à la fin âmor (c'est un dérivé du latin gaudium, avec des termes comme gaug, joi, jauzila, jauzir) . Le solatz, la liesse, relève d'une sociabilité courtoise accomplie, le mot évoque le plaisir lié à la communication plaisante qu'il faut savoir entretenir au risque de voir disparaître «divertissement, joie et chant» . Femmes nobles et chevaliers des bonnes cours rivalisent avec les poètes dans l'art de la conversation: Car un bel entretien accompagné de rires et de propos agréables, si on sait les prononcer, forme l'appât de l'amour, conseille Garin lo Brun à la dame à qui il consacre son Ensenhamen .

Cette aptitude s'acquiert au terme d'une éducation, d'un entraînement. Pour la mesurer, plaire et se tailler une réputation, les troubadours lancent à leur auditoire des défis en composant des tensos ou en proposant à un interlocuteur un partimen, dit aussi joc partit . Ces genres (peut-on vraiment parler de genres secondaires?), avec le sirventès, «canso critique à thème politique ou moral » traitant lui aussi de thèmes d'actualité, élargissent le champ d'une production littéraire essentiellement centrée sur la lyrique.

Spontanés ou élaborés, images idéales de réunions festives que les troubadours évoquent toujours sur le ton du regret, avec le sentiment de la perte ou de l'attente, ces échanges seraient l'équivalent méridional des combats équestres,es tournois, qui captivent au même moment la société aristocratique d'IIe de France et de Normandie .

Les membres de l'aristocratie méridionale voient dans ces valeurs morales ou physiques les signes de leur distinction, les marques d'une noblesse qui est déjà en soi une valeur. Le vocable paratge, signifiant la noblesse du sang et du coeur, en vient à occuper une place centrale chez l'Anonyme où elle se charge de nouvelles significations absorbant des valeurs courtoises élaborées plus tôt comme le « prix » ou la « jeunesse ». Ce que montre Élisa Miruna Ghil.dans son étude sur l'âge de Parage .

Résumons son propos. Les auteurs de la Chanson reprennent un modèle poétique ancien, la « chanson d'histoire », l'anonyme pour sa part entend composer un trobar de combat. Il s'adresse au groupe aristocratique mais s'ouvre à des catégories nouvelles, essentiellement aux couches sociales citadines. L'association pretz e paratges se substitue au groupement pretz e valor, jusque là récurrent dans la lyrique.

L'Anonyme réserve donc au terme de paratge un sort exceptionnel. Dieu devient le garant de la civilisation occitane vernaculaire et laïque et le jeune Raimond est désigné comme le champion de la croix chrétienne, qui figure dans le blason de son lignage . Ainsi se construit la figure christique de Raimond VII contre la figure cistercienne du miles christi.

Viennent en renfort les images de la lumière mystique qui accompagne l'apparition du jeune comte au milieu de son peuple légitime (laisse 180: 49-57), et du trouble de Simon de Montfort et de ses barons aux sièges de Beaucaire et de Toulouse, en 1208, devant l'appui divin apporté aux Méridionaux (laisses 160,162, 205, mort de Simon de Montfort). Le Dieu du paratge soutient ses amis. La mise hors jeu de l'Église et des clercs pourrait faire penser à une sorte d'hérésie du parage .

Encore faut-il saisir le sens nouveau dont le mot s'est chargé lorsque l'Anonyme, qui a pris le relais de Guillaume de Tudèle après l'événement que constitue Latran 1215, poursuit le récit. Élisa Miruna se livre à une interprétation lumineuse de cette valeur qui n'est plus seulement une qualité individuelle transmise par le sang, la noblesse héréditaire, mais qui est devenue sous la plume du génial Anonyme la valeur généralisée de tout un groupe, sa « continuité », et même plus encore: la conscience de soi de toute une société .

En guise de conclusion, je reviens sur les hypothèses de sociologues travaillant sur des sociétés contemporaines (Robert K. Merton, Howard Becker, Talcott Parsons). Elles paraissent pouvoir rendre compte des variations du discours normatif de la Chanson entre la partie attribuée à Guillaume de Tudèle et celle de l'Anonyme. La guerre albigeoise (1209-1229), puis l'installation du pouvoir royal et du pouvoir de l'Église, favorisent une instabilité créatrice propre aux périodes de dépression et aux crises de prospérité dont parlent ces analystes. À l'opposé, pendant une période dite de stabilité, la société privilégie les règles normatives, le modèle dominant étant celui d'un certain ritualisme.

Dans une situation d'instabilité, les individus adoptent certains modes d'adaptation comme l'évasion, qui implique un abandon des valeurs et des normes, la rébellion ou les luttes qui correspondent à un effort pour les remplacer par un autre système culturel et normatif mieux approprié... D'où, notons-le, le grand intérêt de recherches sur les normes et les valeurs des sociétés étudiées pour l'analyse des dissidences que le Centre d'Études Cathares entend engager. La question posée ici est celle de savoir comment réagissent les acteurs de l'Histoire en temps de crise lorsque des événements transforment brutalement des habitudes de sociabilité, déchirent des réseaux de familiarité, remanient la cartographie des pouvoirs.

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