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Le «déconstructionnisme» et les études cathares

Michel ROQUEBERT

MR1

Extrait de Les cathares devant l’Histoire
Mélanges offerts à Jean Duvernoy, sous la direction de Martin AURELL.
Textes rassemblés par Anne BRENON et Christine DIEULAFAIT
L’Hydre/éditions, Cahors, 2005. p. 105-133
Je n’exclus pas l’hypothèse que, sous peu,
quelque historien ou politologue révisionniste,
postmoderniste ou déconstructionniste, vienne
nous expliquer que le fascisme n’a jamais existé.

Emilio Gentile, Fascismo, storia e interpretazione.

Les études cathares ont vu se développer, ces dernières années, une méthode et des propositions de travail propres à bouleverser en profondeur, à la fois, les repères et la finalité des recherches en cours sur les hérésies médiévales, tout particulièrement sur le catharisme occitan, mais aussi sur le concept même d’hérésie. Un rapide examen critique de la démarche et des conclusions de cette nouvelle histoire doit nécessairement commencer par la définition de son maître mot, la déconstruction. On le trouve sous la plume de Michel Lauwers, dans sa contribution à une rencontre organisée à Nice en janvier 1996, et dont les actes ont été publiés en 1998 dans un volume dirigé par Monique Zerner, Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition. Le mot de déconstruction avait été repris par Robert Moore dans la postface qu’il avait donnée à ce même ouvrage.

Prenant pour thème le culte des défunts et la négation, par les hérétiques, de la nécessité des suffrages pour les morts, Michel Lauwers se livre, selon ses propres termes, « à une sorte de déconstruction des textes antihérétiques relatifs au culte des défunts », afin de tenter ensuite « à l’inverse, de reconstituer l’entreprise de travestissement menée par les polémistes ». Les présupposés d’un tel travail sont clairs : ce que la polémique antihérétique nous dit de la position des hérétiques sur le culte des morts, n’est pas forcément le reflet fidèle de la réalité. Et ce pour une raison assez simple : « le discours polémique relatif à l’efficacité des suffrages pour les morts fut l’occasion de réaffirmer en la renouvelant, de réactiver la doctrine de l’Église ». On peut faire la même remarque à propos du rejet, par les hérétiques, du baptême et du mariage. Rejeter le baptême, le mariage et les suffrages pour les morts, implique en effet « un refus de l’intervention ecclésiastique dans bien des actes sociaux ». Imaginer et mettre en scène, par l’écrit, des gens dont on assure qu’ils prônent ce triple refus, afin de les dénoncer et de les combattre, n’est-ce pas la façon la plus efficace, pour l’Église, d’exposer sa propre doctrine, de la justifier, et par conséquent de légitimer son intervention dans ces actes sociaux que sont la naissance, le mariage et la mort, autrement dit sa nécessaire participation à la société ? Élargissant son observation à l’ensemble des composants de ce que nous nommons hérésie, Michel Lauwers peut aboutir à une conclusion d’une portée générale : « Ce que fut l’“hérésie” : le produit d’un discours de l’Église qui ne rend pas explicitement compte de la nature de la contestation, et qui revêt toutes les apparences d’un exposé de doctrine chrétienne sur fond de disputatio ». Bref, on se trouverait devant une sorte de dialogue académique, où l’intervention d’adversaires fictifs permet de développer un solide argumentaire. Jean-Louis Biget va dans le même sens quand il écrit que « le discours sur l’hérésie participe d’une rhétorique de combat qui travestit la réalité ».

Une seconde observation vient renforcer nos doutes. C’est la synchronie qu’on peut déceler entre, d’une part, le développement de l’hérésie du XIe au XIIIe siècle – variations doctrinales mais aussi extension géographique – et, d’autre part, l’évolution même de l’Église romaine. Une évolution qui se manifeste à bien des niveaux. Celui, d’abord, des outils intellectuels. Dominique Iona-Prat rappelle comment Heinrich Fichtenau a relevé, dans un ouvrage paru en 1992, un parallélisme certain entre l’essor de l’hérésie dont paraît témoigner la littérature antihérétique, et le processus de rationalisation contemporain des débuts de la scolastique . Autrement dit, plus le débat théologique prend de force et d’ampleur à l’intérieur même de l’Église, plus l’hérésie semble, à la fois, se structurer doctrinalement et s’étendre. Un identique parallélisme se révèle au plan institutionnel. L'unité religieuse de la société chrétienne se trouvant menacée par l'émergence, çà et là, de groupes contestataires qui retournent contre l'Église l'Évangile, l'Église défend cette unité « par des affirmations doctrinales vigoureuses et par un effort considérable pour isoler les dissidents de la communauté. Le discours des clercs fait alors surgir l’hérésie ». Et plus l’Église romaine travaille à imposer un pouvoir unifié et centralisé, plus l’hérésie est globalisée par le discours clérical, jusqu’à ce qu’apparaissent, vers 1200, chez Alain de Lille, la notion d’« hérésie générale » et chez Innocent III l’image des « petits renards » aux têtes diverses mais attachés par leurs queues. En fédérant ainsi fictivement toutes les manifestations de dissidence religieuse en une sorte de puissante contre-Église montant à l’assaut de la chrétienté, Rome créait l’occasion et se donnait les moyens de définir sa propre identité et d’asseoir son propre pouvoir. De surcroît, plus elle surévaluait la menace, plus elle avait de chances de mobiliser le peuple chrétien. Il importait peu que la description du danger exprimât ou non la réalité de la situation. L’essentiel était de diaboliser l’hérésie. Il est même probable, note Michel Lauwers, que plus le discours de l’Église se construisait et s’affirmait, moins il rendait compte de la nature comme de l’état réel de ce qu’il appelait hérésie .

Monique Zerner paraît bien résumer tout cela, quand elle dit que la construction tant doctrinale qu’historiographique de l’hérésie résulte des stratégies ecclésiastiques à l’œuvre dès la fin du XIe siècle . On vient de voir ces stratégies se déployer à divers niveaux, le doctrinal et l’institutionnel. C’est d’elles que l’hérésie est née, s’est développée, puis structurée, comme par réfraction, au fil du propre développement du discours clérical qui faisait semblant d’en rendre compte. Faut-il dès lors considérer qu’elle n’a jamais eu d’existence hors de ce même discours ? Jean-Louis Biget n’est pas loin de le penser : « L’hérésie n’existe pas comme un phénomène indépendant, séparé de l’orthodoxie, et c’est une erreur de la considérer comme telle, en conformité avec l’image qu’en donnent les clercs médiévaux. […] Elle résulte d’un processus de définition et d’exclusion conduit pas les clercs. Ceux-ci construisent l’objet de leur condamnation et constituent cet artefact en système autonome et clos, venu d’un lointain ailleurs anéantir le christianisme ». La même expression d’artefact se retrouve chez Monique Zerner .

Un artefact étant un phénomène ou une structure artificiels qui n’ont pas d’existence propre et dont l’apparition est liée à la méthode utilisée pour les produire, l’hérésie ainsi définie est donc en dernier ressort une construction ecclésiastique, un pur effet du discours clérical – entendons par là à la fois canons conciliaires, textes polémiques et littérature inquisitoriale, bref, tout écrit provenant de l’Église. « Construction discursive », dit Monique Zerner, et « particulièrement équivoque » parce qu’elle n’est pas le reflet direct de la vérité . « Construction idéelle », « construction idéologique arbitraire », « image qui n’a que peu de fondements réels », dit de son côté Jean-Louis Biget, qui étudie avec précision le rôle, au XIIe siècle, des Cisterciens et des Prémontrés, véritables « constructeurs intellectuels de l’hérésie ». Julien Théry pose également que « l’hérésie n’a de réalité que comme pure production des juges », mais, plus radical que J.-L. Biget, pour qui il importe « de ne pas sombrer dans l’hypercritique », il prend, quoiqu’il paraisse s’en défendre, une position tout à fait extrême : « Ce n’est pas développer un nominalisme excessif que de souligner, en ce qui concerne l’ “hérésie”, les effets du mot comme moyen d’implantation de la chose ». La référence furtive qu’il fait à ce propos à Michel Foucault va d’ailleurs nous permettre de remonter aisément aux sources du nominalisme déconstructionniste .

Si l’hérésie est pure construction ecclésiastique, pur produit d’un discours clérical qui, pour les raisons qu’on a dites, a largement travesti la vérité, que peut-on savoir de sa réalité, et comment peut-on le savoir, dans la mesure, justement, où l’on ne peut rien dire d’elle en dehors de ce que nous en dit le discours clérical ? Depuis sept siècles, on n’a décrit l’hérésie, sa doctrine, son implantation, son organisation, qu’au moyen des écrits de ses adversaires. La recherche historique concernant l’hérésie ne doit et ne peut dès lors consister qu’à démonter le mécanisme grâce auquel l’Église nous a donné de celle-ci une image travestie, autrement dit à « déconstruire » le discours clérical lui-même. « La déconstruction de l’hérésie comme production ecclésiastique est désormais un impératif », écrit Julien Théry . La démarche est à ses yeux particulièrement nécessaire à l’égard des procédures inquisitoriales : « Face aux procès-verbaux de l’Inquisition, retenons-nous, autant que possible, de reconstruire trop facilement des récits. Attachons-nous plutôt à déconstruire les récits trompeurs offerts par les registres inquisitoriaux, qui suscitent bien vite l’enthousiasme dès qu’ils sont un peu vivants et font oublier aussitôt leurs conditions de production . » Mais « déconstruire le discours clérical » permettra-t-il, comme le pense pour sa part Jean-Louis Biget, de « parvenir à une juste appréciation de la dissidence » ?.

Voici donc, appliquée à un champ historique donné, qu’on pourrait globalement appeler, pour simplifier, les « études cathares », une méthode de recherche, ou, mieux, une technique de travail, qui va avoir un certain nombre de résultats que nous allons examiner. Disons tout de suite que ces résultats peuvent se ramener à une série de propositions négatives, à savoir qu’il n’y a jamais eu de doctrine cathare dogmatiquement formulée, qu’il n’y a jamais eu d’Église cathare organisée et hiérarchisée, qu’il n’y a jamais eu aucun lien entre le catharisme et le bogomilisme balkanique ; plus généralement : il n’y a jamais eu d’hérésie en soi.

Or, loin d’être des conclusions de la recherche, ces propositions sont en fait de purs postulats, à partir desquels le discours déconstructionniste se développe par la mise en œuvre de deux procédures étroitement solidaires : l’invalidation du témoignage, et la disqualification de la preuve.

L’origine des postulats déconstructionnistes

Dire que l’hérésie n’a pas d’existence en soi, qu’elle n’est que l’effet du discours clérical, relève certes en partie de la dérive hypercritique contre laquelle Henri-Irénée Marrou mettait en garde il y a cinquante ans, en rappelant cette affectation que Stendhal aime à prêter à ses personnages : « Je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper… » . Il s’agit cependant de bien plus que d’un excès de prudence, qui n’est jamais blâmable ; et même de bien plus que d’un scepticisme radicalisé. Il s’agit d’une position de principe.

Faut-il, tellement est évident le renversement complet de la perspective, prononcer le mot de « révisionnisme » ? Mais toute l’Histoire est un perpétuel révisionnisme ! Les études cathares ont connu ces cinquante dernières années une révision absolument fondamentale en abandonnant l’idée, pourtant bien ancrée dans l’historiographie depuis des siècles, que le catharisme était un néo-manichéisme, et en reconnaissant que les cathares étaient des chrétiens, qu’ils ne devaient rien à quoi que ce fût d’extérieur au christianisme. Le consensus qui semble s’être établi sur le caractère éminemment chrétien de l’hérésie cathare, sur le fait qu’il s’agit d’un phénomène endogène à la chrétienté, et non d’un corps étranger ou d’une quelconque greffe, est l’exemple même de la révision en profondeur d’une tradition historiographique qui paraissait d’autant plus solide qu’elle s’appuyait séculairement sur l’autorité du discours ecclésiastique. Une révision qui redonna d’ailleurs au catharisme son authenticité, celle d’un christianisme qui, dans sa déviance même, avait témoigné de l’ampleur des pulsions d’évangélisme qui avait secoué la chrétienté du XIe au XIIIe siècle. Mais le déconstructionnisme ne relève pas de ce révisionnisme-là. Et son corollaire – l’idée d’invalider, de considérer comme « totalement caduque », « la plus large part de la production historique sur “l’hérésie” du Midi au Moyen Âge », – n’est pas né de l’évolution interne des études cathares, de la nécessité, à un certain stade d’avancement des recherches, de procéder à un certain nombre de remises en question. C’est tout à fait autre chose : le déconstructionnisme est l’introduction dans les études cathares de concepts et de méthodes tout à fait spécifiques.

Parler de « déconstruction » nous renvoie en effet inévitablement à la nébuleuse « postmoderniste », au courant d’idées qui s’est développé dans les années 1970-1980 dans le sillage du structuralisme. On connaît Michel Foucault, auquel se réfère, je l’ai dit, Julien Théry ; Jean-François Lyotard, qui, en 1979, emprunta le terme même de postmodernisme aux Américains ; Jacques Derrida, père de la « philosophie de la déconstruction » ; Gilles Deleuze, Jean Beaudrillard, et bien d’autres, – tous, au demeurant, philosophes. Sans qu’on ait eu affaire, évidemment, à une pensée unifiée, pas plus que ne l’étaient à la fin des années 40 la phénoménologie et l’existentialisme, ce courant d’idées a produit à son tour, comme ces derniers, un incontestable effet de mode, et a nourri en partie la réflexion de toute une génération d’étudiants en philosophie – tout en suscitant, aussi, de vigoureuses réactions, notamment celles de l’École de Francfort avec Jürgen Habermas.

Dès 1979, Jean-François Lyotard appelait « modernes » les sociétés qui, nées du rationalisme optimiste, globalisant et universalisant des Lumières, accumulaient du savoir et l’ancraient au moyen de grands récits historiques et scientifiques – des méta-récits – fondés sur des valeurs, une rhétorique et des dogmatismes dépassés. Il leur opposa la société qu’il nomma « postmoderne », dont la pensée se fonde au contraire sur le soupçon et sur le doute . Cette pensée récuse le réel comme existant en soi à titre de vérité fixe, totale et absolue, indépendamment du langage qui tente de l’appréhender et d’en rendre compte. Et comme aucun langage n’est innocent, on débouche sur une situation de « relativité généralisée » – usage sans doute abusif d’une notion qui vient évidemment de la physique. Jacques Derrida, après Michel Foucault, a poussé très loin la réflexion sur le langage, le texte, l’écriture. Mais la « déconstruction » déridienne – qui doit beaucoup à Nietzsche et à Heidegger – est fondamentalement une démarche philosophique, qui vise à déceler les impasses et les contradictions du discours métaphysique. Pour Derrida, c’est le monde lui-même qui se donne comme un manuscrit indéchiffrable dont il serait absolument vain de chercher à dévoiler le sens universel.

Mais que peut signifier le concept philosophique de déconstruction appliqué à l’histoire ? En quoi, concrètement, est-il opératoire ? Et sur quoi se fonde-t-il ? Il se fonde sur un postulat ultra-nominaliste assez simpliste auquel on semble avoir ramené toute la démarche structuraliste, par ailleurs si féconde. A savoir : le mot fait la chose. Comme la « chose » hérésie ne nous est rendue perceptible que par le « mot » du discours antihérétique, il est tout à fait vain, et d’ailleurs impossible, de chercher à se représenter l’hérésie comme existant en dehors du discours qui la dénonce. Autrement dit, le texte antihérétique ne renvoie qu’à lui-même. On retrouve ici l’un des postulats fondamentaux du postmodernisme : il n’y pas de signifiés, il n’y a que des signifiants. Seul le signifiant – en l’occurrence le texte antihérétique, c’est-à-dire le discours clérical – peut donc être objet d’étude. Et l’étudier consiste à le déconstruire, c’est-à-dire à démonter les mécanismes par lesquels il a pu donner l’illusion qu’il renvoyait à un signifié – l’hérésie en soi – et à expliciter les raisons sous-jacentes. Autrement dit, à la question « que dit ce texte ? » on préfèrera celle-ci : « qui dit cela, et pourquoi ? ».

Il n’y a jamais eu d’hérésie…

Il n’est pas surprenant que les résultats de la mise en œuvre de la méthode déconstructionniste soient, comme on l’a dit plus haut, des propositions négatives, et au premier chef celle-ci : il n’y a jamais eu d’hérésie médiévale, au sens du vaste mouvement de contestation de tout ou partie du dogme catholique et de l’autorité de l’Église romaine, tel que l’historiographie traditionnelle s’est plu à en décrire l’idéologie et à faire l’histoire de plus en plus fouillée de son surgissement, de son développement et de sa répression. Croire à une « hérésie générale », qu’on identifie le plus souvent au catharisme, c’est tomber dans le piège tendu par le discours des clercs médiévaux. Ce fut ce discours, nous l’avons vu, qui a produit de l’unité là où il n’y en avait pas, ni au plan doctrinal, ni au plan géographique. Ce fut lui qui, pour les besoins de la cause romaine, a fictivement fédéré les diverses courants contestataires qui ont traversé la chrétienté médiévale. D’ailleurs, pour bien marquer la distance qu’il faut prendre par rapport à la vision globalisante que les historiens ont héritée des polémistes du Moyen Âge, le discours déconstructionniste préfère souvent mettre le mot « hérésie » entre guillemets . Il en est de même, d’ailleurs, pour les mots « cathares » et « catharisme », d’autant plus inadéquats, eux, qu’ils ne correspondent à aucune dénomination historiquement attestée ailleurs qu’en Rhénanie vers le milieu du XIIe siècle, et surtout pas en ce qui concerne les hérétiques occitans. Jean-Louis Biget dénonce avec vigueur cette sorte de pancatharisme qui fausse complètement la réalité : en utilisant les mots catharisme et cathares, et en les appliquant « à presque tous les mouvements définis hérétiques entre 1000 et 1300, on crée un effet d’unité qui ignore la diversité des époques et des régions.[…] C’est constituer “le catharisme” en religion autonome et en contre-Église, c’est aussi épouser, sans prendre aucune distance, les vues formulées par les clercs du Moyen Âge » Même position, mais radicalisée, chez Julien Théry : « Il faudra bien un jour renoncer à parler de “cathares” et de “catharisme” pour désigner les hérétiques et le contenu de leurs déviances. […] En désignant ainsi presque toutes les hérésies des XIe-XIIe siècles, on a pu construire le mythe d’une grande Église cathare, véritable institution pourvue d’une hiérarchie et d’un dogme »

Voilà qui appelle quelques brèves observations, qui sont, à mon avis, de simple bons sens. Il est parfaitement exact que le mot de cathare, qui est aujourd’hui mis à toutes les sauces, et souvent de façon tout à fait ridicule, est, en soi, inadéquat dans l’usage généralisé qui en est fait. Il est exact aussi ,– Julien Théry le remarque et le déplore – qu’on l’emploie quand même, par commodité. On sait – enfin, l’historien sait, de quoi il parle quand il le prononce ou l’écrit. Remettre en question son usage me paraît relever d’un purisme, d’un fondamentalisme sémantique un peu vain. Connaît-on par exemple mot plus inadéquat que celui de gothique pour désigner tel style de l’architecture et de la peinture européennes, puis un âge, un moment de l’Europe occidentale elle-même – sans parler du roman « gothique » anglais de la fin du XVIIIe siècle ? Compte tenu que gothique fut à l’origine, comme sans doute les cathares d’Eckbert de Schönau, une dénomination fort péjorative… Qui songerait pourtant, aujourd’hui, à réclamer la suppression du mot gothique en histoire de l’art ?…

Moins anecdotique est le fait que le discours déconstructionniste se crispe sur la notion d’hérésie générale. Il est certes tout à fait légitime de se demander si Alain de Lille est ou non dans le vrai quand, vers 1200, il nous montre toutes les hérésies particulières convergeant vers l’hérésie au singulier, vers l’heretica pravitas, dont il fait la théorie comme s’il s’agissait d’un mouvement unifié à tous les niveaux, doctrinalement, institutionnellement, géographiquement. Reflète-t-il ou non la réalité de la situation ? Répondre est moins aisé qu’il y paraît. Si l’on estime qu’il prétend que l’hérésie générale existe comme on peut imaginer qu’existe alors telle ou telle secte hérétique particulière, il n’est certainement pas dans la vérité. Mais est-ce exactement ainsi qu’il faut le comprendre ? Ne pourrait-on pas faire aujourd’hui, par exemple, une théorie générale du gauchisme à travers le monde, alors que le gauchisme n’existe évidemment pas ? Qu’il n’y ait apparemment pas, sur la planète, un gauchisme unifié et centralisé, n’exclut nullement que le gauchisme soit une réalité, et qu’on puisse en parler. C’est certainement vrai, d’ailleurs, de toutes les idéologies en isme. Robert Paxton a pu écrire The Anatomy of Fascism, alors qu’on ne trouve nulle part le fascisme, mais simplement des États, des régimes fascistes. Serait-il alors totalement absurde de se demander si, finalement, Alain de Lille n’a pas fait, plus que la théorie de l’hérésie générale, une théorie générale de l’hérésie ? Pilar Jimenez n’est pas loin de le penser, quand elle se demande s’il ne faudrait pas voir entre l’hérésie générale qu’il décrit et les hérésies particulières qui confluent vers elle, un rapport du type de celui qui unit (ou oppose ?) la substance, l’Un, aux accidents .

Je sais bien qu’il est un argument qui semble peser lourd dans le processus de déconstruction du discours clérical. C’est le caractère répétitif des griefs faits aux hérétiques. Jean-Louis Biget remarque avec raison que le discours sur l’hérésie « se résume pour le XIIe siècle au même catalogue constamment répété d’erreurs condamnables ». « Cette répétition mécanique, écrit-il encore, semble indiquer que le discours des clercs ne s’applique pas à une réalité concrète, mais relève du schéma préconçu ». Que dire alors des procès-verbaux d’Inquisition du XIIIe siècle, où l’on voit les juges dévider littéralement, à longueur d’interrogatoires, la même et sempiternelle liste d’articles de foi, si standardisée, jusque d’en l’ordre dans lequel les articles sont exposés, qu’on peut naturellement croire à un formulaire préparé d’avance ? Mais bien sûr, il s’agit d’un formulaire tout prêt ! Mais bien sûr, ce sont inlassablement les mêmes erreurs que de conciles en décrétales et en manuels d’Inquisition on impute aux hérétiques ! Mais cela ne suffit pas pour affirmer qu’il s’agit d’une pure construction idéologique. Me pardonnera-t-on d’avoir encore recours à une comparaison ? Les comparaisons ne résolvent rien sur le fond, mais peut-être ont-elles quelque vertu pédagogique. Supposons qu’un quelconque État moderne fasse une guerre implacable aux chrétiens, que ses médias aient ordre de les combattre et sa police de les débusquer. Or à quoi reconnaîtra-t-on les chrétiens, – indépendamment de tout signe ostensible d’appartenance, dont ils auront évidemment soin de s’abstenir – si ce n’est à ce qu’ils adhérent en leur âme et conscience à un certain nombre d’articles de foi, assez peu nombreux d’ailleurs, mais extrêmement précis ? Et comment procèdera-t-on en interrogeant les suspects, si ce n’est en les interrogeant sur ces mêmes articles ? Croyez-vous en Dieu ? Croyez-vous qu’il est le Père tout-puissant ? Croyez-vous qu’il est créateur du ciel et de la terre ? Croyez-vous que Jésus-Christ est son fils unique ? Croyez-vous que ce dernier a été conçu du Saint-Esprit ? Croyez-vous qu’il est né de la Vierge Marie ? Croyez-vous qu’il a souffert sous Ponce Pilate ? etc. Mais c’est tout simplement le Credo !… Je veux simplement dire qu’en bonne logique, du caractère stéréotypé des croyances attribuées aux hérétiques, de l’uniformité du discours clérical, on ne peut pas formellement déduire qu’on est en présence d’une simple construction idéologique qui n’a aucun répondant dans la réalité. Le caractère stéréotypé des griefs faits aux hérétiques peut tout aussi bien provenir du fait qu’ils expriment peu ou prou une sorte de credo fondamental, pratiquement identique à lui-même, au moins tout au long du XIIIe siècle occitan.

… mais seulement des « dissidences ».

Récusant l’hérésie comme système unifié, cohérent et structuré s’opposant à l’Église, et ne voyant en un tel système qu’un illusoire effet du discours clérical, un édifice purement imaginaire, le processus déconstructionniste est naturellement amené à se méfier du mot hérésie lui-même, dans la mesure où, l’historiographie étant ce qu’elle est, il suggère l’idée d’une opposition, d’un contre-pouvoir, voire d’une contre-Église, menant de siècle en siècle d’incessants assauts contre le catholicisme romain, pour lui substituer une religion autre et peut-être aussi une institution autre. Une réserve, tout à fait justifiée, à l’égard de cette conception de l’hérésie, a conduit, on l’a dit plus haut, à mettre parfois le mot entre guillemets. Mais ce ne peut être là qu’une solution provisoire. Il faut bien en arriver à définir autrement que par un signe typographique ce qui depuis des générations fait l’objet de tant de recherches, de réflexions et de savants échanges. On choisit donc de plus en plus de substituer à hérésie le terme de dissidence, comme « concept-cadre » – l’expression est de Pilar Jimenez . Ce terme a pour lui d’être parfaitement neutre ; de ne renvoyer à rien d’organisé, d’institutionnalisé, mais plutôt à quelque chose de diffus, d’informel, et pour tout dire d’imprécis . Si neutre, d’ailleurs, qu’il peut désigner n’importe quelle manifestation d’opposition en n’importe quel domaine : un vassal qui refuse à son seigneur l’aide et le conseil, un autre qui opère un transfert d’hommage, un troisième qui quitte l’ost plus tôt que prévu, font acte de dissidence. Faut-il donc préciser, pour le domaine qui nous occupe, « dissidence religieuse » ? Mais on retombe alors sur la définition de l’hérésie, et point n’était besoin de changer de vocabulaire. « Dissidence » est par ailleurs un anachronisme : le mot semble n’être apparu qu’au XVIe siècle, et je doute qu’il soit très opérant pour un temps et des hommes qui l’ignoraient. Aux XIIe et XIIIe siècles, on connaissait l’infidélité, la déloyauté, la traîtrise, la félonie, la trahison, la forfaiture, l’hérésie, mais certainement pas la « dissidence », concept neutre et objectif, sans explicite connotation péjorative.

 Le discours déconstructionniste se développe, à partir de ses propres postulats, de trois façons, aussi ruineuses pour lui l’une que l’autre. Il est nécessairement amené, par sa logique propre, à ne pas prendre en compte les sources qui contredisent lesdits postulats, ce qui révèle un grave déficit documentaire. S’il essaie de les prendre en compte, ou bien il conduit à des impasses, ou bien – et cela montre qu’il déréalise la matière sur laquelle il travaille – il débouche, comme sans s’en apercevoir, sur des contradictions. Ce sont ces trois points que nous allons examiner.

Le déficit documentaire:

>Sur le nom de l’Église cathare

Commençons par poser le problème du nom de l’Église cathare, ou, si l’on préfère, du nom de la dissidence. Pour Julien Théry, les choses sont simples : « Danger pour l’Église médiévale, la banalité, l’absence de spécificité de la dissidence des bons hommes menace aujourd’hui le discours des historiens. Comment faire l’histoire de ce qui ne s’est pas donné de nom, de ce qui est resté pour une large part dans l’indécision ? » Autrement dit, puisque le mot fait la chose, pas de mot, pas de chose. L’histoire de celle-ci est donc, a fortiori, impossible.

Or il est inexact de dire que l’Église cathare ne se nomme pas. C’est oublier le Rituel de Lyon : Nos em vengut denant deu e denant vos e denant l’azordenament de santa gleisa ; Vos devetz entendre que can esz denant la gleisa de Deu … Le Rituel latin de Florence n’est pas en reste : Quando venistis coram ecclesia Dei… ; Estis coram ecclesia Ihesu Christi … Mêmes expressions dans le Rituel de Dublin, dont la première partie est même un substantiel traité d’ecclésiologie : Aquesta gleisa de Dio , Aquesta sancta gleisa .

Sainte Église, Église de Dieu, Église de Jésus-Christ… L’Église cathare n’a évidemment aucune raison de choisir, pour se nommer, des appellations qui la démarqueraient de l’Église romaine : convaincue qu’elle est la véritable Église, elle ne va pas s’affubler d’un nom qui pourrait donner à penser qu’elle est quelque chose d’autre. Ce qui fait croire qu’elle ne se nomme pas, c’est qu’elle se dit tout simplement l’Église. En fait, elle reprend à son compte la vielle typologie des deux Églises – Ecclesia Malignantium / Ecclesia Sanctorum – mais elle en inverse évidemment le sens . L’Église des méchants, c’est l’autre… Ceux de la « bonne Église » sont dits, tout simplement, li crestia dans le Rituel de Lyon, boni christiani ou parfois christiani tout court dans celui de Florence… Ils n’ont pas besoin de se nommer autrement, car ils ne se conçoivent pas eux-mêmes autrement.

>Sur les noms des hérétiques

Voyons maintenant les noms par lesquels les hérétiques désignaient ceux d’entre eux qui avaient reçu le sacrement du consolament, par opposition aux simples croyants. On sait que c’étaient, pour les inquisiteurs, les heretici perfecti, les hérétiques accomplis, dont l’historiographie a fait abusivement les « parfaits », appellation dont n’ont jamais usé les cathares . On rencontre parfois, dans les procédures inquisitoriales, la formule amici Dei, en général liée à celle de boni homines. Julien Théry l’écarte, pour la raison suivante : « Outre qu’elle est trop rare dans la documentation, écrit-il, l’expression d’amis de Dieu est moins pertinente que celle de simples bons hommes, en raison de son caractère spécifiquement religieux, pour être retenue afin de former une dénomination satisfaisante de l’hérésie ». Or je ne vois pas ce qui empêcherait de penser exactement le contraire : « Même si elle est plus rare, l’expression d’amis de Dieu est plus pertinente que celle de simples bonshommes, en raison de son caractère spécifiquement religieux, pour être retenue afin de former une dénomination satisfaisante de l’hérésie ». Je pense même que cette option s’impose plus que l’autre, dans la mesure où, pour désigner des dissidents religieux, il est infiniment plus logique d’utiliser un nom qui a par lui-même une connotation religieuse, alors que bonshommes – et cela Julien Théry l’analyse fort bien – renvoie à un statut purement laïc, celui des bonshommes ou prud’hommes des justices communales. En fait, la principale raison du rejet de l’appellation amis de Dieu, c’est qu’elle renvoie inévitablement – à tort ou à raison – à son quasi synonyme slavon bogomil, alors que le discours déconstructionniste postule qu’il n’y a aucun rapport entre ce qu’on appelle, fût-ce abusivement, catharisme, et le bogomilisme balkanique.

Essayant alors de comprendre pourquoi les propagandistes de la dissidence étaient qualifiés de bonshommes par leurs adeptes, Julien Théry pense que leur conférer ce titre, c’était les investir d’autorité légitime. C’était en faire en quelque sorte des notables, des personnes particulièrement respectables, c’était en faire les égaux, en honorabilité, des juges communaux.. Il n’en reste pas moins que les bonshommes de l’hérésie n’exerçaient pas la justice communale, et que tous les bonshommes juges communaux n’étaient pas hérétiques. C’est pourquoi je doute fort que bonshommes ait dans les deux cas le même sens. Sans compter que les bonae feminae qui apparaissent dans les mêmes sources inquisitoriales ne renvoient pas du tout, elles, à quelque statut laïc que ce soit.

Prenons la phrase-type qui, à de rares variantes près, revient sempiternellement dans les procès-verbaux de l’Inquisition : Dixit quod credebat hereticos esse bonos homines, et veraces amicos Dei… Il est évident qu’elle fait partie d’un formulaire préparé à l’avance, que la formule boni homines n’est pas une pure invention des inquisiteurs, qui l’ont trouvée dans le langage courant des croyants pour désigner les heretici perfecti. Elle ne figure d’ailleurs pas seulement dans les interrogatoires conduits par l’Inquisition, mais aussi dans le Rituel de Lyon : la us dels bos homes aquel que es apres l’ancia , « l’un des bonshommes, celui qui est après l’ancien… ».

Julien Théry examine alors minutieusement quelle est la meilleure traduction française qu’on puisse donner de boni homines : est-ce bons hommes, bonshommes, Bonshommes, ou Bons-Hommes ? Bref, en un mot ou en deux, avec ou sans trait d’union, avec ou sans majuscule. Il opte pour la première formule, soit deux mots sans trait d’union ni majuscule, parce qu’elle n’a aucune spécificité, aucune connotation religieuse, et qu’elle provient du langage courant qui, je viens de le dire, sert à désigner des hommes investis d’une certaine autorité. Formule qui, par sa banalité même, s’accorde parfaitement avec le postulat déconstructionniste qui refuse toute notion d’Église cathare et même de hiérarchie au sein des communautés dissidentes. Elle se heurte cependant à un petit obstacle.

Il s’agit, nous en sommes bien d’accord, d’une dénomination empruntée au vocabulaire laïc, mais qui, dans la bouche des témoins de l’Inquisition, comme sous la plume du rédacteur du Rituel de Lyon, désigne des hommes bien précis qui ne se confondent pas avec les boni homines communaux. Dénomination empruntée, répétons-le, parce qu’elle évoque naturellement autorité et respectabilité. Mais il convient d’écrire Bonshommes ou Bons-Hommes, voire bonshommes, mais assurément pas bons hommes, (sans guillemets, ni trait d’union, ni majuscules), expression qui se heurte à la grammaire française, qui ne permet pas d’écrire « ce sont des bons hommes » – comme le fait Julien Théry – mais seulement « ce sont de bons hommes » – ce qui aurait un sens tout à fait différent – alors qu’on peut écrire ce sont des bonshommes, ou des Bonshommes ou des Bons-Hommes . On dit en français : « des » gosses sales, mais « de » sales gosses – ce qui n’a d’ailleurs pas le même sens.

Je conclurai pour ma part ce bref développement relatif aux boni homines, en notant que si, quand il s’agit des heretici perfecti comme des prud’hommes communaux, la formule désigne dans les deux cas des « hommes de bien », elle prend, quand elle désigne les parfaits, une coloration toute particulière. On sait par le registre de Jacques Fournier que « le bien », « lo be », désigne familièrement, en milieu hérétique, la « bonne Église ». Les boni homines, les bonae feminae, ces sont certes des « gens de bien » – mais ce sont aussi, et peut-être surtout, les hommes et les femmes de la bonne Église, les gens « du » bien.

>Sur la hiérarchie de l’Église cathare

Sur la hiérarchie de l’Église cathare, le discours déconstructionniste témoigne d’un déficit documentaire identique à celui signalé plus haut à propos du nom de l’Église elle-même.

« Tout ce qu’on sait des structures de l’hérésie méridionale elle-même, écrit Jean-Louis Biget, vient des inquisiteurs et doit être examiné avec une grande prudence ». De cet examen, Julien Théry conclut : « Les assez rares occurrences de termes hiérarchiques (comme “diacres” ou “évêques”) pour désigner un hérétique languedocien ne peuvent guère être alléguées, comme on le fait très fréquemment, pour supposer l’existence de structures propres à une église des bons hommes. (…) Il demeure vraisemblable que ces titres hiérarchiques correspondent soit à de simples marques de respect de la part des croyants dissidents, soit aux conceptions des juges sur l’organisation de l’hérésie en anti-église ». Écartons tout de suite la thèse des « simples marques de respect » : on ne voit pas pourquoi, sur plusieurs centaines de parfaits connus grâce aux procès-verbaux de l’Inquisition languedocienne, dix-neuf seulement auraient eu le privilège, sur plus d’un siècle, d’être respectables à un point tel qu’on les aurait qualifiés d’évêques, tandis que quarante-neuf autres, un peu moins respectables sans doute, mais quand même plus que la masse des parfaits, auraient dû se contenter d’être appelés diacres . De toute façon, introduire des degrés de respectabilité revient bel et bien à constater une hiérarchie, et la thèse se détruit elle-même. En revanche, voir l’origine des titres hiérarchiques dans les conceptions des juges eux-mêmes nous ramène au discours déconstructionniste stricto sensu : les juges ont projeté sur la dissidence, comme fantasmes d’organisation, les titres hiérarchiques de l’Église catholique, parce que cette hiérarchie imaginaire conférait à la dissidence la redoutable dimension d’une contre-Église.

Or il y a des données qui contredisent ce discours. Ce sont les titres hiérarchiques qui, tout en étant attestés par les sources, ne sont pas empruntés à la hiérarchie de l'Église romaine : ceux de fils et d’ancien. On connaît une bonne douzaine de fils, – fils majeurs ou fils mineurs. On voit même certains personnages gravir les degrés de la hiérarchie, tels Guilhabert de Castres, fils majeur de l’évêque Gaucelm avant d’être évêque lui-même ; Jean Cambiaire, fils – sous entendu mineur – puis fils majeur de Guilhabert de Castres ; Raymond Agulher, simple parfait vers 1204, diacre du Sabarthès vers 1216, nommé en 1226 fils majeur de l’évêque du Razès Benoît de Termes, à qui il succèdera quatre ou cinq ans plus tard. Quant à l’appellation d’ancien, – traduction littérale du presbytre de l’Église primitive – pour désigner celui qui dirige, pendant la paix, une « maison d’hérétiques », ou, dans la clandestinité, un groupe de parfaits, elle est attestée elle aussi par les sources inquisitoriales, en l’occurrence les sentences de Bernard Gui , mais aussi par le Rituel de Lyon , ce qui exclut formellement qu’elle soit une création du discours clérical.

Au total, si « l’Église cathare n’existe pas », si « elle est une projection fantasmatique des inquisiteurs ou des hérésiologues sur la dissidence », il reste à expliquer comment les inquisiteurs s’y sont pris pour en donner l’illusion. Il a fallu qu’ils dessinent eux-mêmes le maillage de cette prétendue Église, qu’ils procèdent à son découpage territorial en évêchés et en diaconés, puis qu’ils dressent des listes d’évêques et de diacres, qu’ils répartissent ceux-ci à la fois dans l’espace et dans le temps en veillant à demeurer cohérents et plausibles, enfin qu’ils se transmettent d’un tribunal à l’autre cet organigramme fictif afin que chaque inquisiteur en ventile les très nombreuses données dans les procès-verbaux d’interrogatoires qu’il serait appelé à dresser… Cela n’est pas raisonnablement concevable . Prenons l’exemple du Lauragais : les enquêtes conservées permettent de voir et de comprendre, à travers plus de cinq mille interrogatoires, comment la résistance religieuse y fonctionna clandestinement au cours des dix années qui suivirent la création de l’Inquisition, puis comment elle commença à se déliter après la chute de Montségur en 1244, enfin comment elle s’éteignit dans les années 1270. Et cela diaconé par diaconé, où l’on peut identifier, parfois avec une grande précision, les parfaits qui s’y cachaient, les diacres qui les dirigeaient, et les réseaux croisés de complicités, correspondant d’assez près aux principaux lignages de la noblesse locale. Il n’est pas imaginable que ce soient les inquisiteurs qui aient eux-mêmes fabriqué ce vaste tableau, en prenant bien soin de nous dépeindre, par le truchement de confessions truquées, mais avec une remarquable méticulosité dans le souci du détail qui « fait vrai », la résistance religieuse à son apogée, puis à son déclin, et jusqu’à sa disparition, quand les deux derniers parfaits du Lauragais, Guillaume Prunel et Bernard de Tilhols, furent partis pour la Lombardie après le Carême de 1274, avec « un petit livre couvert de cuir noir » et soixante-cinq marabotins en poche…

Enfin, comment ne pas citer ce passage d’une des deux courtes biographies qui servent de razos , d’introductions, à une poésie du troubadour Ramon Jordan, vicomte de Saint-Antonin ? E fo dich per los enemics de lui qu’el era mortz ; e la novella venc a la domna qu’el era mortz ; et ela, de la tristesa e de la dolor gran qu’ella ac de la novella, si s’en anet ades e si se rendet en l’orden dels eretges . (« Ses ennemis firent dire de lui qu’il était mort. Quand la nouvelle en parvint à sa dame [la vicomtesse de Penne] elle en eut tant de tristesse et si grande douleur qu’elle partit aussitôt et se donna à l’ordre des hérétiques… ») Nous sommes là dans une littérature strictement profane qu’il est impossible d’assimiler à ce discours clérical qui, de toutes pièces, aurait artificiellement construit l’image d’une église hérétique structurée. Il est clair que pour l’auteur de cette razo, l’hérésie n’était pas une simple affaire d’opinion : elle était bel et bien perçue comme un ordre religieux auquel on se donnait.

>Sur la sociabilité cathare

Un mot, maintenant, sur la question de la sociabilité cathare. Charles Peytavie définit excellemment ce qu’il faut entendre par là : « un ensemble de liens créés entre les croyants fondés avant tout sur le sentiment d’appartenir à une même communauté de foi et de culture ». Céline Vilandrau a étudié cette sociabilité d’après le registre de Geoffroy d’Ablis (1308-1309) . Elle conclut avec prudence : « Nous n’irons pas jusqu’à affirmer qu’il n’y a pas de “sociabilité cathare”, mais nous ne pouvons que remarquer qu’elle nous semble bien difficile à mettre en lumière, imbriquée comme elle l’est dans d’autres sociabilités ». Ce pourrait donc être, dit-elle, une « sociabilité secondaire, greffée sur d’autres sociabilités ». Pour Jean-Louis Biget, la sociabilité se modèle sur des structures préexistantes, « l’“hérésie” ne crée donc pas une sociabilité spécifique ». Même idée chez Julien Théry, pour qui l’étude des sociabilités hérétiques – et il renvoie à Céline Vilandrau – « conclut à leur peu de spécificité ». Autrement dit le fait d’adhérer à la dissidence que nous disons cathare ne tisse entre ceux qui y adhèrent aucun lien spécifique induit par leur adhésion. Les liens de sociabilité, en milieu hérétique, sont tout simplement les liens naturels d’appartenance, à la famille, à la parentèle, au groupe social, comme de dépendance à l’égard de tel ou tel autre groupe ou pouvoir.

Force est quand même de remarquer que Céline Vilandrau n’a pas étudié « les » sociabilités cathares tout au long des cent années de persécution inquisitoriale en Languedoc, mais ce que le Registre de Geoffroy d’Ablis pouvait nous apprendre sur elles. Autrement dit l’état de la société dissidente aux alentours de 1300 dans le haut comté de Foix, un point c’est tout. Toute extrapolation, toute globalisation, toute application automatique et sans contrôle des conclusions de Céline Vilandrau à l’ensemble de l’histoire de la dissidence méridionale depuis 1200 sont pour le moins hasardeuses. On ne peut pas ne pas tenir compte du facteur temps. On ne peut pas raisonnablement imaginer que la société qui adhérait à l’hérésie soit restée parfaitement stable tout au long du XIIIe siècle, quand on sait ce qu’il s’y est passé, de croisade en Inquisition. Sauf à travailler dans l’abstrait, sur des concepts a priori, et non sur la réalité effective. Car là encore, on pose un postulat auquel on attribue a priori valeur générale : « Il n’y a pas de sociabilité cathare ». Ce qui ne peut être affirmé qu’à condition de ne pas prendre en compte ce qui contredit le postulat déconstructionniste. À savoir – je ne donne que quelques échantillons :

- qu’en Lauragais notamment, au moins à partir de 1234, se sont tissés des liens de solidarité qui traversaient les traditionnels clivages sociaux. Un exemple entre cent possibles : le bouvier Guillaume Garnier qui veille douze ans sur la parfaite Arnaud de Lamothe – vraisemblablement d’origine noble – , lui construit des cabanes, lui creuse des clusels, etc. ;

- que vers 1231, Bertrand Marty ayant été arrêté à Fanjeaux, les croyants du castrum se mobilisèrent pour le racheter contre rançon, et qu’une collecte fut organisée à cette fin ;

- que vers 1233 la femme d'un habitant de Villepinte, Raymond Autier, ancienne parfaite réconciliée puis relapse, arrêtée à Roquefort dans la Montagne Noire, a été libérée par un soulèvement des femmes du village ;

- qu’en 1240 ou 1241 une cinquantaine d’hommes de Saint-Martin-Lalande, Labécède et Issel, constitués en véritable commando, ont attaqué l’abbaye de Saint-Papoul où était détenu le diacre hérétique Guillaume Vital, dans le but évident de le délivrer de vive force, après que leur projet de le racheter moyennant rançon eut échoué ;

- qu’aux alentours de 1240 des collectes de blé et d’argent furent organisées en Lauragais par des croyants, au profit de Montségur surpris par la disette ;

- que ces collectes peuvent très bien avoir été un véritable impôt de solidarité : un témoin dit qu’en Lauragais on percevait la « taille» pour les hérétiques …

Il y a de quoi écrire des pages et des pages sur le thème de ces liens tissés par le seul fait d’appartenir à l’hérésie. Il est d’ailleurs aisé de savoir dans le détail pourquoi et comment cette sociabilité, évidente et efficace jusqu’à la chute de Montségur, s’est peu à peu désagrégée au cours de la deuxième partie du XIIIe siècle .

>Sur la doctrine

Il reste, évidemment, à parler de la religion cathare elle-même. Le discours déconstructionniste manifeste, à son égard, quelques nuances. Pour la position la plus radicale, « à partir d’un certain moment, il est possible que les “contestataires persécutés” aient eu tendance à s’organiser, à vivre et même à penser en partie en fonction des modèles transmis par leurs persécuteurs ». Ou encore : « Il n’y a pas de religion cathare à proprement parler, mais au bout d’un certain temps, à force d’être persécutés, les “cathares” ont partagé un certain nombre de fantasmes de leurs persécuteurs ». Faut-il comprendre que c’est à force de s’entendre traiter de dualistes qu’ils le sont devenus ? En fait, Jacques Chiffoleau, car c’est sa position que j’ai évoquée, pense moins à la doctrine elle-même qu’à l’organisation de la dissidence en pseudo-Église. On retrouve quand même le postulat fondamental du déconstructionnisme, à savoir que l’hérésie est un pur effet du discours clérical, quand Pilar Jimenez écrit que « ce sont les clercs qui nous présentent un corps de doctrine bien établi, dans des traités anti-hérétiques, des sermons, mais aussi des manuels d’Inquisition ». C’est parfaitement exact. Les historiens, pendant des siècles, ont exposé les croyances et les pratiques des cathares en ne s’appuyant que sur des sources cléricales, puisque jusqu’en 1939 on n’en connaissait pas d’autres – à l’exception du Rituel de Lyon, qu’on crut d’ailleurs vaudois jusque vers 1850. Quant au Rituel de Dublin, connu pourtant depuis le XVIIe siècle, il ne fut pris en compte par les études cathares qu’avec Théo Venckeleer en 1960. Faire appel, comme Jean Guiraud et Jean-Marie Vidal, à partir de 1900, à d’autres écrits que la littérature polémique des XIIe et XIIIe siècles, à savoir aux registres d’Inquisition, ne modifiait pas pour autant le caractère fondamentalement clérical de la quasi-totalité des sources connues.

Est-il permis pour autant de refuser à la dissidence cathare tout corpus doctrinal interne, et tout exposé dogmatique lui appartenant en propre, et émanant de ses propres sources ? Peut-on parler avec Michel Lauwers du « discours perdu des hérétiques » dont la reconstitution serait assurément vaine s’il avait totalement disparu. Or les trois Rituels connus sont là, pour nous présenter une liturgie sacramentelle qui se revendique comme chrétienne, mais qui n’est pas du tout alignée sur celle de l’Église romaine. La Glose du Pater du manuscrit de Dublin, remarquablement éditée et étudiée par Enrico Riparelli, est aux yeux de ce dernier « un exemple de haute culture théologique », qui contient une christologie irréductible à celle de l’Église romaine. Et puis il y a les deux traités qui nous ont été conservés : l’anonyme, édité par Christine Thouzellier d’après le Liber contra Manicheos que le R. P. Dondaine a attribué à Durand de Huesca, et le Liber de duobus principiis trouvé à Florence. On peut toujours, bien sûr, récuser le premier, du fait qu’il ne nous est parvenu que par le truchement d’un polémiste catholique qui, du traité original, n’a recopié que ce qu’il a voulu et comme il l’a voulu. Mais on pourrait en dire autant du Contre les chrétiens de Celse, qui ne nous est connu que par Origène, et de bien d’autres écrits. Quant au Liber de duobus principiis, il couvre un tel éventail de questions, et avec une telle rigueur scolastique dans son argumentation pourtant si concise – on sait qu’il s’agit sans doute d’un résumé – qu’il paraît impossible de ne pas voir en lui, quoi qu’ait pu en dire Arno Borst, un ouvrage solide reflétant une pensée bien structurée. Au demeurant, quand Jean-Louis Biget expose, avec toute la rigueur et la clarté qu’on lui connaît, ce qu’il appelle lui-même « la doctrine cathare », tout comme les croyances et les pratiques de la dissidence dite « cathare », il ne manque pas de se référer aux écrits de cette même dissidence .

Évoquer ces quelques textes d’origine cathare ne signifie par pour autant qu’ils se recouvrent absolument les uns les autres, qu’ils témoignent d’une pensée de bout en bout identique à elle-même. Certes, le nient du Nouveau Testament occitan de Lyon, renvoie au nihil du Traité anonyme, ceci à propos de Jn 1, 3, bien sûr. La traduction de Mt 6, 11 : Dona a nos oi lo nostre pa que es sobre tota cosa, renvoie au pan sobresustancial de la Glose de Dublin. Mais on sait bien que le catharisme n’en était pas moins fait de courants divers et que, de surcroît, il a évolué. Ces épaves de la religion perdue sont quand même suffisamment riches de contenu pour nous permettre de saisir à la fois les fondements essentiels, la cohérence et le développement de l’hérésie dualiste, sans faire aucunement appel aux sources polémiques ou inquisitoriales. Dénier aux « Écritures cathares » chères à René Nelli, le pouvoir de nous faire approcher du dedans le catharisme sans se référer à la littérature de ses adversaires, ce serait négliger l’effort que fit la dissidence elle-même pour se théoriser. Je sais bien qu’on peut dire du traité anonyme qu’il est une pure construction due à celui qui prétend le réfuter. Ce serait tout à fait dans la logique du postulat déconstructionniste et de sa tactique de disqualification des écrits apparemment les plus sûrs : en rédigeant d’imaginaires traités hérétiques, à seule fin de les réfuter, l’Église précise et renforce sa propre doctrine. Il faut croire alors que l’auteur du Contra Manicheos a été quelque peu dépassé par sa propre entreprise, lorsque, dans son chapitre XIII, il expose, à propos du nihil de Jn 1,3, une conception hérétique à laquelle – sa tentative de réfutation le prouve – il n’a visiblement pas compris lui-même grand-chose…

Le Liber de duobus principiis semble en revanche, au même titre que les trois Rituels, à l’abri de toute contestation – le contraire serait d’une totale absurdité. Mais reconnaître le Liber comme un ouvrage hérétique, ou même parler plus généralement de « doctrine cathare », n’est pas pour autant, pour le discours déconstructionniste, créditer l’hérésie d’une quelconque autonomie intellectuelle : les idées et les croyances qu’elle véhicule n’ont au contraire, pour lui, aucune originalité, elles ont toutes leurs racines dans l’orthodoxie, et n’en sont en quelque sorte que l’exagération ou le dévoiement. Tout particulièrement le dualisme.

Jean-Louis Biget voit en lui « la radicalisation d’un dualisme latent dans le christianisme de l’époque romane » Et de citer Georges Duby : « Manichéen, le Moyen Âge du XIe siècle l’est tout entier, spontanément ». Il faudrait cependant bien s’entendre sur les mots. Qu’une exaspération de l’opposition entre le bien et le mal conduise à voir le diable partout, est une chose. Croire que c’est le diable qui a créé le monde visible en est une autre. L’idée qu’il y a deux créations, l’une bonne par essence et l’autre par essence mauvaise et perverse, n’est pas l’exagération du sentiment que le monde est livré au mal. Le catholique romain sait bien que le monde est « de Dieu », principe et cause unique de tout ce qui est, invisible et visible, le Ciel et la Terre. Il sait bien que la création – il n’a même pas à dire la « création divine » ni la « bonne création », il ne peut dire que la création tout court, – a été pervertie par l’orgueil de Satan et par le péché originel. Mais une création pervertie n’est pas une création perverse. Le moine méprise le monde parce que, par la faute des hommes, le diable y règne en maître. L’hérétique le méprise parce qu’il est, dans son essence même, « du diable ».

Certes, le dualisme n’est pas le seul composant de l’hérésie. Il y a le docétisme. Où les hérétiques auraient-ils pu le trouver – j’exclus, pour ne pas compliquer mon propos, une filiation gnostique et même bogomile – sinon comme conséquence directe, immédiate, du dualisme ? Le fils de Dieu n’a pu s’incarner dans un corps matériel qui est en soi création diabolique. La continence, l’ascèse alimentaire, qui n’ont pas comme dans l’orthodoxie valeur simplement disciplinaire, découlent elles aussi du dualisme ontologique.

Et pourtant, pour le discours déconstructionniste, rien n’est moins certain que le dualisme cathare. Monique Zerner a en effet remarqué que ce n’est qu’à partir de l’Opusculum contra hereticos d’Ermengaud de Béziers, écrit aux environs de 1200, que la littérature polémique attaque de front les hérétiques sur le dualisme. Auparavant, il n’en était question que de façon tout à fait épisodique et superficielle. À un moment donné, donc, le discours clérical a décidé d’être clairement et farouchement antidualiste. Monique Zerner décèle même dans un Opusculum encore inédit conservé à Madrid la naissance exacte de cette orientation . Moyennant quoi elle peut parler de divers traités antérieurs comme « non contaminés par l’obsession dualiste ». Pour le discours déconstructionniste, en effet, cette orientation des écrits polémiques ne vient pas du tout du fait que l’hérésie aurait développé un dualisme de plus en plus affirmé, ou de mieux en mieux théorisé, donc de plus en plus visible et menaçant. Une nouvelle fois, les écrits ne renvoient qu’à eux-mêmes : la seule chose que nous pouvons constater, c’est que le discours clérical s’affirme de plus en plus antidualiste.

Il faut quand même essayer de comprendre pourquoi et, dans la logique du déconstructionnisme, sans avoir recours au contenu même de l’hérésie, puisque, nous assure-t-on, ce contenu est entièrement tributaire du discours clérical. Le schéma globalement proposé est donc assez simple : il y a des dissidents, c’est-à-dire des opposants à l’Église ; ils sont donc hérétiques ; puisqu’ils sont hérétiques, ils sont, en vertu d’une solide tradition polémique qui a ses racines chez saint Augustin, décrétés manichéens ; s’ils sont manichéens, c’est qu’ils sont dualistes . Bref, le dualisme aurait été, au moins pour une large part, imposé à l’hérésie par le développement même du discours clérical dans le sens d’une véritable paranoïa – le mot est de Jean-Louis Biget .

Ce dernier hésite pourtant à ne voir dans le dualisme attribué à l’hérésie qu’un artefact de plus. Il y a bel et bien une dissidence dualiste, à ceci près cependant que son dualisme n’est pas sa marque la plus spécifique ; il n’en est pas, en tout cas, le dogme fondateur. Il n’est qu’un phénomène second, une sorte d’épiphénomène : « Il n’est pas à l’origine de la dissidence ; on doit le considérer comme la conséquence d’un paroxysme d’évangélisme ». Comme la conséquence, aussi, du rejet absolu de l’institution ecclésiastique , encore qu’il ait pu se nourrir aussi de la réflexion théologique engagée dans les écoles autour de Platon – dont le Timée était alors bien connu – , d’Aristote et de saint Augustin , ce qui nous renvoie quand même, peu ou prou, à une origine endogène. Pour passer en effet « de la conception augustinienne des deux cités, différentes mais non opposées, la cité terrestre et celle de Dieu, à celle de deux univers et de deux principes créateurs, contradictoires mais cependant hiérarchisés », je pense qu’il ne suffit pas d’effectuer un simple glissement, comme le pense Jean-Louis Biget ; il me semble qu’il faut opérer une profonde conversion.

De toute façon, il y a une donnée très précise qui empêche de voir dans l’hérésie un corpus dogmatique artificiel, né des fantasmes de l’Église romaine. Le dualisme, notamment, ne peut pas être conçu comme une fiction en quelque sorte réverbérée par l’antidualisme paranoïaque des clercs. La preuve, c’est que tous les hérétiques n’ont pas été accusés d’être dualistes, au premier chef les vaudois, pas plus que plus tard les béguins. Tous les opposants à l’Église n’ont pas été ramenés au même schéma ni coulés dans le même moule, ce qui aurait été inévitablement le cas si l'Église avait elle-même élaboré le schéma ou le moule. C’est donc qu’il y avait plusieurs hérésies ; qu’il y avait notamment, à côté de la vaudoisie, une autre hérésie, essentiellement caractérisée, celle-là, par son dualisme.

Impasses et contradictions

La première impasse, nous l’avons déjà rencontrée : c’est celle du débat hérésie générale / hérésies particulières, qui découle directement du postulat déconstructionniste selon lequel l’hérésie n’est pas, en tant que telle, une donnée de fait : il n’y a jamais eu que des groupuscules plutôt informels de dissidents qui n’avaient les uns avec les autres que de vagues rapports au plan dogmatique, et aucun au plan institutionnel. Poser alors la notion d’hérésie générale comme un artefact du discours clérical, c’est, compte tenu de ce que j’ai dit plus haut, se lancer dans une sorte de nouvelle querelle des universaux – insoluble presque par définition.

La charte de Niquinta

Une deuxième impasse est naturellement celle dans laquelle certains historiens se sont engagés en soupçonnant la charte de Niquinta d’être un faux de son éditeur, l’érudit carcassonnais Guillaume Besse, qui l’a insérée en 1660 dans son Histoire des ducs de Narbonne.. Soupçon tout à fait dans le droit fil, non point seulement d’un hypercriticisme exacerbé, mais du refus de considérer l’hérésie comme une donnée de fait. Archétype en quelque sorte, de la procédure déconstructionniste de disqualification de la preuve.

C’est bien d’une preuve, en effet, que beaucoup d’historiens croyaient disposer. Preuve, grâce à un document diplomatique – le seul et unique émanant de l’hérésie elle-même – qu’en 1167 il y avait bel et bien une Église cathare en voie de structuration, ou du moins un certain nombre de communautés cathares suffisamment organisées, les unes pour se présenter comme des évêchés déjà constitués ― France, Albigeois, Lombardie ― les autres pour s’ériger à leur tour en évêchés : Toulousain, Carcassès, Agenais ; l’acte « prouvait » de surcroît que ces communautés entretenaient des relations et que, à défaut d’avoir un pouvoir centralisé et un « pape », elles s’étaient placées, ne fût-ce que le temps d’un « conciliabule », sous l’autorité d’un hérésiarque venu de Constantinople. Elle attestait enfin qu’il y avait alors, à la même époque, cinq églises hérétiques dans les Balkans : Romanie, Drogométie, Mélinguie, Bulgarie et Dalmatie.

Le premier, semble-t-il, Dom Vaissète avait manifesté un scepticisme discret : « On assure, sur l’autorité d’un monument qu’on prétend ancien… » ; quitte à préciser ses doutes dans une note du volume suivant, en raison d’une erreur décelée dans une date . « Au moins dans sa forme actuelle, précise pour sa part Auguste Molinier en 1879, cet acte peut à bon droit passer pour suspect ». À partir de là, les historiens se sont divisés en tenants et adversaires de l’authenticité de la charte . Or, qu’après tant et tant d’articles publiés, un colloque et un ouvrage de 300 pages aient été récemment consacrés à la question, sans qu’on ait abouti à des conclusions qui puissent s’imposer, suffit à montrer qu’on ne sortira jamais du dilemme. La charte de Niquinta est elle la copie d’un document authentique, ou un faux de 1660 ? Tous les arguments, dans un sens comme dans l’autre, semblent en effet avoir été épuisés.

Ce qu’il faut cependant remarquer, c’est l’acharnement que met le discours déconstructionniste à disqualifier la charte publiée par Guillaume Besse d’après, assure-t-il lui-même, un document que lui avait montré le prébendier du chapitre, Pierre de Caseneuve, mais dont, – est-il utile de le rappeler ici ? – on n’a jamais retrouvé l’original. L’argumentation repose essentiellement sur la constatation que rien ne vient corroborer l’existence d’une Église cathare structurée en 1167 ; aux tenants de l’authenticité, qui font valoir qu’on a au moins des indices de l’extension de l’hérésie à cette époque, ne fût-ce que par le concile de Tours en 1163 – c’était la position de Dom Vaissète lui-même – le déconstructionnisme répond que ces indices sont nuls et non avenus, puisqu’ils proviennent tous du discours clérical. Le postulat nominaliste permet donc d’isoler complètement la charte de Niquinta, laquelle, dès lors, ne renvoie plus qu’à elle-même et à son auteur. À partir de là, la question que se pose l’historien est de savoir pourquoi Besse a composé un tel faux. Jean-Louis Biget cerne très bien la problématique : « C’est la situation de 1660 qui amène [Guillaume Besse] à transférer sur la période médiévale des problèmes qui sont ceux de son époque. Je pense qu’il faudrait reprendre l’histoire du protestantisme dans le Midi au XVIIe siècle. La révolte de Rohan est toute proche, elle s’est terminée autour de 1630… ». Monique Zerner pense même que la fausse charte aurait pu naître dans les milieux de l’Église réformée au temps des guerres de religion, puis être reprise et en quelque sorte réactualisée par Guillaume Besse dans un contexte différent, celui de son temps. Il est malheureusement impossible de tenter de résumer la très longue argumentation de Mme Zerner sans donner l’impression de la trahir. Elle repose sur les raisons mêmes qui ont poussé Guillaume Besse à écrire son Histoire des Ducs de Narbonne : « s’intégrer au cercle des érudits dont la monarchie commençait à s’entourer », ― d’où son très vaste savoir ; mais aussi « prouver que le titre de duc de Narbonne que l’archevêque avait parfois partagé avec les comtes de Toulouse lui revenait de droit depuis la croisade albigeoise ». L’ouvrage de Besse est en effet dédié à François Fouquet, archevêque et duc de Narbonne, frère aîné du surintendant Nicolas Fouquet. A partir de là, Monique Zerner explique pourquoi Besse estima utile d’insérer dans ses preuves la Charte de Niquinta. Renvoyant en effet aux hérétiques et à 1167, elle renvoyait de ce fait à l’assassinat du vicomte de Béziers, « premier martyr des hérétiques », dont le fils, lésé dans ses droits par le comte de Toulouse, reçut alors du roi d’Aragon l’investiture du comté de Carcassonne et prit le titre de proconsul de Béziers, marque qu’il ne reconnaissait plus le comte de Toulouse comme duc de Narbonne . En retour, Monique Zerner décèle dans le texte de la charte une série d’indices renvoyant bel et bien à une forgerie de 1660 : les « conseils » hérétiques, par exemple, évoquent les « conseils presbytériaux » de l’Eglise Réformée. Jusqu’à la mention Aranensis ― que les historiens ont depuis longtemps corrigée en Agenensis, ― qui, maintenue comme telle, pourrait s’expliquer par le contexte de 1660 : « On peut se demander si l’intérêt de Besse pour le Val d’Aran n’est pas lié à celui, tout nouveau, pour la frontière pyrénéenne, dans le contexte de la paix des Pyrénées qui a motivé la venue de la Cour à Toulouse et que Mazarin signe en novembre 1659 ».

Or voici que l’Institut de recherche et d’histoire des textes assure, par la voix de Jacques Dalarun et celle de Denis Muzerelle, que la charte de Niquinta donne l’impression d’être « un document homogène, contemporain des événements relatés et dû à un même rédacteur ». Il faut donc abandonner la piste du faux de 1660 : « Il n’est plus possible, admet finalement Monique Zerner, de soutenir que Besse a inventé tout le contenu de la charte de Niquinta, comme j’en avais fait l’hypothèse ».

Les adversaires de l’authenticité ne vont pas pour autant s’aligner sur la position de ses partisans. D’accord, la charte est un document médiéval. Mais elle est un faux des environs de 1223, année ― une fois la date rectifiée, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu d’exposer ici ― de la prétendue copie du document émanant du concile de 1167, copie effectuée par Pierre Pollan, lequel est présenté dans les sources inquisitoriales comme évêque hérétique du Carcassès. Jean-Louis Biget s’est longuement attaché, sinon à démontrer que la charte a été élaborée dans les années 1220-1226, du moins à « établir qu’il s’agissait là d’une possibilité qu’on ne saurait totalement éluder ».

La question est donc maintenant de savoir qui a fait ou fait faire un tel faux, et pourquoi. On pourrait penser que l’Église cathare se trouvant alors en pleine réorganisation du fait de la reconquête occitane sur les croisés, amorcée en 1216 et victorieuse en 1224, il apparut nécessaire à ses dignitaires de fixer la frontière entre les évêchés hérétiques de Carcassonne et de Toulouse. L’un d’eux pourrait donc avoir eu l’idée de fabriquer un document propre à légaliser en quelque sorte rétrospectivement la partition du territoire selon telles ou telles modalités. Mais voilà qui confèrerait à l’Église cathare un statut, une organisation, que le discours déconstructionniste lui dénie. C’est en parfait accord avec le postulat nominaliste que Jean-Louis Biget suit alors une autre piste : celle d’un faux catholique, et sans doute même cistercien, servant d’excitatorium, c’est-à-dire destiné à relancer la croisade en donnant de l’hérésie l’image d’une contre-Église puissante et unifiée placée sous l’autorité d’un antipape balkanique, tout comme le fit de son côté le légat cistercien Conrad de Porto avec la fameuse lettre qu’il adressa en juin 1223 aux prélats du royaume. Jean-Louis Biget pense même que l’évêque de Toulouse Foulque, cistercien lui aussi, pourrait très bien avoir été l’auteur du faux, mais que celui-ci n’aurait finalement pas servi et qu’en se réinstallant sur son siège en 1229, grâce à la croisade royale et au traité de Paris, il l’aurait rapporté à Toulouse, où Pierre de Caseneuve l’aurait peut-être retrouvé quatre siècles plus tard dans les archives du chapitre et communiqué à Guillaume Besse. Il n’est pas jusqu’à la mention de Saint-Félix comme lieu du concile hérétique qui ne s’accorde avec la thèse d’une supercherie cléricale : Saint-Félix avait été légué au comte de Foix par son seigneur en 1215, repris par Raymond VII en 1220, et finalement remis par ce dernier au comte de Foix en 1226. Présenter Saint-Félix comme l’antique et principal foyer de l’hérésie ne pouvait qu’aider le chapitre de Toulouse à étendre ses possessions en le faisant passer sous sa directe. « Entre 1223 et 1229, conclut Jean-Louis Biget, la notice de Saint-Félix s’inscrit bien dans la ligne de la construction de l’hérésie .»

L’accumulation de tant d’hypothèses qui sont autant d’échafaudages savants et, on vient de le voir, parfois très complexes, dont chacun exclut formellement tous les autres – si bien qu’ils s’annulent – devrait donner à réfléchir. Le déconstructionnisme s’est ici égaré dans un inextricable maquis. Et ce n’est pas sans malice que Giovanni Merlo, tout en reconnaissant que si Besse est l’auteur de la charte, il faut saluer en lui un faussaire absolument génial, rappelle quand même que, hypothèse pour hypothèse, « il est également possible que le document soit authentique… »

Contradictions

Il semble, enfin, que le discours déconstructionniste, non content de s’engager dans des impasses, débouche inévitablement sur des contradictions. Et cela parce qu’il navigue continuellement entre ses propres postulats, et une réalité que lesdits postulats ont déréalisée, mais qui résiste fortement dès qu’on veut parler du contenu de l’objet même du discours : l’hérésie.

Je m’explique, en prenant un exemple bien précis. On sait qu’on n’a jamais trouvé de trace d’hérésie en Gascogne, sauf dans l’Agenais. En tout cas pas au sud de la Garonne. Benoît Cursente a cependant très remarquablement exposé et commenté une affaire de révolte communale contre l’abbaye de Saint-Sever, en 1208 . Il établit avec finesse qu’en d’autres lieux, dans un autre contexte, l’affaire aurait vraisemblablement encouru une accusation d’hérésie. Or le légat du pape qui vint la régler prit le parti de l’absolution, peut-être, suggère Benoît Cursente, pour ne pas jeter de l’huile sur le feu au moment où une crise avait éclaté entre Innocent III et le roi d’Angleterre, suzerain, on le sait, de la Gascogne, à propos de la consécration de l’archevêque de Canterbury, dénoncée par le roi. « En la circonstance, conclut-il, pour que l’hérésie n’existât pas, il s’était avéré nécessaire et suffisant de ne point la nommer ». Jean-Louis Biget élargit la proposition à toute la Gascogne : « Dès lors que les clercs avaient choisi de ne pas englober les comtés gascons dans les régions qu’ils jugeaient contaminées par “la dépravation hérétique”, [la Gascogne] échappait à toute détermination de ce genre, peu importait la réalité effective ». C’est le corollaire du postulat fondamental du déconstructionnisme : si l’hérésie est un effet du discours clérical, l’absence d’hérésie l’est aussi. Cela va de soi. Or quelques pages plus loin, dans le même article, Jean-Louis Biget, semblant désactiver, un instant, le postulat déconstructionniste, essaie d’expliquer en quelque sorte de l’intérieur l’exception gasconne : « La politique rigoureuse du roi d’Angleterre envers l’hérésie explique peut-être en partie l’absence de celle-ci dans l’Aquitaine, dont il est le duc (…) et son inexistence en Gascogne, région satellite de sa domination ».

Autrement dit, l’inexistence de l’hérésie en Gascogne est présentée d’abord comme l’effet apparent du discours clérical, qui a choisi de ne pas parler d’hérésie à propos de ce pays, quelle que soit, sur le terrain, la réalité. Plus loin, la même inexistence de l’hérésie en Gascogne est vue comme l’effet possible de la politique du roi d’Angleterre, ce qui implique au minimum que cette inexistence est perçue cette fois comme objectivement réelle, et non plus comme simple effet apparent du discours clérical.

Bref, on a d’abord un postulat ultranominaliste : l’absence d’hérésie est un effet du discours clérical. Mais la réflexion qu’on développe par la suite ne prend sens qu’en niant implicitement ledit postulat : l’absence d’hérésie est peut-être la conséquence de la politique du roi. C’est tout à fait différent. Le postulat et le discours sont donc incompatibles. L’absence d’hérésie en Gascogne ne peut pas être à la fois l’effet apparent du discours clérical (ce qui implique qu’il y a peut-être, objectivement, de l’hérésie en Gascogne, mais nous ne pouvons pas le savoir), et l’effet de la politique du roi (ce qui implique que cette absence est bel et bien réelle et connue de nous, sinon nous n’en chercherions pas les causes).

Le postulat nominaliste est donc totalement inopérant.

On pourrait multiplier les exemples. Il est dit à maintes reprises qu’il n’y a ni doctrine cathare stable et cohérente, ni église cathare organisée et hiérarchisée ; mais dès que l’on veut regarder les choses de près, dès que l’on veut entrer dans le sujet, on est forcément amené à parler – ne serait-ce que par commodité – de la « doctrine » des dissidents , voire de la « doctrine cathare », ce qui implique qu’on prête un minimum de stabilité et de cohérence aux croyances professées par ces dissidents. On est tout aussi inévitablement amené à évoquer les croyants et les bonshommes, distinction qui ne peut se faire que si l’on prête un minimum d’organisation à la dissidence religieuse, et si l’on admet qu’outre ses simples fidèles, elle possède une sorte de clergé .

On peut voir encore une preuve flagrante de l’impuissance du discours déconstructionniste à se développer sans contredire ses propres postulats, dans l’usage qui est fait des statistiques. Établir des statistiques fines, comme Jean-Louis Biget l’a fait par exemple si minutieusement pour Albi, présuppose que l’on fait confiance aux sources qui permettent de les dresser. Or ce sont essentiellement les sources inquisitoriales. Sans elles, il est impossible de savoir si le catharisme est religion populaire ou religion d’une élite. Il est impossible de savoir la part qu’y prennent ou n’y prennent pas les femmes. Il est impossible d’en dresser la cartographie et d’en percevoir l’évolution. Il est impossible de peser quantitativement et qualitativement son importance. Jean-Louis Biget a raison de réclamer l’établissement d’une prosopographie complète de la dissidence , tâche à laquelle il a pour sa part si largement contribué. Julien Théry sait bien qu’il s’agit là « d’un long, lent et fastidieux effort pour la collecte d’informations minuscules ». Mais, ajoute-t-il, « le résultat en vaut la peine », et il en prend pour témoins, justement, les travaux de Jean-Louis Biget sur Albi, mais aussi ceux de John Hine Mundy sur Toulouse, de Jean-Loup Abbé sur Limoux . Il y en a eu bien d’autres, une trentaine au moins, depuis un quart de siècle, de ces précieuses monographies consacrées à des personnages, à des lignages entiers ou à des villages. Elles sont la chair même de l’histoire de l’hérésie. Mais elles sont toutes nulles et non avenues si l’on pose a priori que l’hérésie est un effet du discours clérical : si les régions et les hommes, les villages et les lignages que nous croyons hérétiques ne le sont que parce que les inquisiteurs ont « choisi » de dire qu’ils l’étaient, toute recherche est paralysée et, de toute façon, inutile.

Qu’ont gagné les études cathares à la découverte tardive que le postmodernisme pourrait trouver en elles un champ d’application ? Dans quel état les laisse, au bout de quatre ou cinq ans, son fer de lance, le déconstructionnisme ?

Sur le contenu même de l’hérésie, des années de travail et plusieurs centaines de pages ne nous ont strictement rien appris, du fait même que l’hérésie a été vidée de toute substance et déréalisée comme pur artefact du discours clérical. Elle a été réduite à une pluralité de dissidences, vagues et quasi fantomatiques groupuscules d’opposants dont on ne nous dit rien, puisqu’on ne peut rien savoir sur eux – même pas s’ils ont réellement existé. Toutes les manifestations d’hérésie dont paraissent témoigner les sources écrites au long des XIe et XIIe siècles se dissolvent dans le flou le plus total, dans le même temps qu’on cherche à éclairer les raisons qui ont pu inciter les auteurs desdits écrit à lancer des accusations d’hérésie. Travail qui se fait parfois au prix de longs, de très longs détours. Ainsi du synode d’Arras en 1025, dans lequel Guy Lobrichon préfère voir, plutôt qu’un procès intenté par l’évêque de Cambrai à des hérétiques, – qui sont dits, au demeurant, repentis, absous et rentrés dans le giron de l’Église – , un ensemble de manœuvres purement politiques, les « tentatives éperdues d’un prélat d’Empire pour garder la main sur un domaine qui lui échappe de plus en plus manifestement ». On a vu, à propos de la charte de Niquinta, à travers quels méandres et quels rapprochements parfois laborieux et très alambiqués nous entraînait l’hypothèse d’une forgerie de Guillaume Besse aussi bien que celle d’un faux catholique de 1223 . Il va sans dire que, dans la logique du déconstructionnisme, l’hérésie ne peut pas avoir été le facteur essentiel de la mise sur pied, par Innocent III, de la croisade albigeoise. Mais ceci est une autre question, dont il faudra débattre en d’autres occasions.

Que l’image de l’hérésie ait été manipulée par l’Eglise, – Anne Brenon préfère dire codifiée – on ne saurait en douter. Qu’elle ait été « inventée » par ladite Eglise, parce que celle-ci avait besoin d’un instrument pour asseoir son pouvoir et éliminer ses opposants, n’a de sens que si l’on pèse bien la signification et qu’on précise les limites du mot qu’on emploie. Staline a peut-être inventé le trotskysme, il n’a pas inventé Trostky.

De toute façon, se pose un problème de méthode, et de logique. L’histoire, disons : traditionnelle, a décelé un certain nombre d’indices – restons prudents, ne parlons pas de preuves ! – permettant d’identifier un courant d’hérésie dualiste qui, sous des formes assurément diverses, a traversé l’Europe du XIe au XIIIe siècle, des Balkans à la Rhénanie et à la Flandre ; des indices que cette hérésie a véhiculé un ensemble de croyances qui, au fil du temps, ont eu tendance à se théoriser peu ou prou en doctrine ; des indices, aussi, que cette hérésie s’est plus ou moins, selon les lieux et les époques, organisée en plusieurs structures hiérarchisées entretenant éventuellement entre elles des relations. Toute la recherche consistait donc à appréhender, à préciser le donné auquel renvoyaient ces indices, et à en affiner la connaissance. Or disqualifier lesdits indices n’équivaut nullement à apporter la preuve du contraire. « Tout s’est passé comme si » n’a jamais voulu dire que ça s’est réellement passé comme ça. Oui, tout se passe comme si le discours clérical avait inventé l’hérésie. Mais tout se passe aussi comme si l’essor de l’hérésie avait entraîné le durcissement du discours clérical. Dans les deux cas, c’est la synchronie qui sert de preuve… Spectacle inattendu d’une causalité réversible, qui pourrait donner de l’histoire l’image d’une étrange et piètre science qui peut dire tout et son contraire – alors qu’il est fort probable qu’il y eut entre hérésie et orthodoxie une relation de type dialectique, sans doute très complexe, l’évolution de chacune retentissant sur l’évolution de l’autre, le discours de chacune nourrissant peu ou prou celui de l’autre, dans des circonstances et selon des modalités qu’il reste à étudier. Tâche qui nous entraînerait fort loin de la vision réductrice et simplificatrice qui est celle du déconstructionnisme.

Mais ne voyons pas tout en noir… Le déconstructionnisme, peut-être grâce à ses excès mêmes, incite assurément à faire preuve de vigilance dans le maniement des sources. À ce titre, on peut voir en lui un salutaire rappel à l’ordre : il met en garde contre toute lecture superficielle et toute conclusion hâtive, en rappelant avec justesse qu’il faut aussi se demander, devant un document, qui l’a écrit, pour qui, et pourquoi. Mais ce n’est pas une raison pour se distraire complètement de ce que le document dit, encore moins pour conclure qu’il dit le contraire de ce qu’il paraît dire. Il est quand même paradoxal – le mot est faible ! – de voir dans le discours que tient l’Église sur l’hérésie, la preuve qu’il n’y avait pas d’hérésie… Mais au moins saura-t-on gré au déconstructionnisme d’inciter à modérer, à tempérer, les visions globalisantes qui peuvent parfois avoir tendance à figer artificiellement l’hérésie en un contre-modèle quasi achevé de la culture catholique officielle.

S’il ne nous apprend rien sur le contenu même de l’hérésie, le déconstructionnisme, en revanche, incite l’historien à prendre en compte les stratégies ecclésiastiques. L’Église médiévale n’en sort pas grandie – mais, après tout, l’historien n’a pas à porter de jugement de valeur. L’Église médiévale a fait de la fausse accusation d’hérésie – dont on sait qu’elle a conduit tant de gens au supplice ou à la prison – l’instrument privilégié de son pouvoir, plus exactement de son maintien au pouvoir. Or, Robert Moore l’a bien montré, tout pouvoir autoritaire ne peut se maintenir qu’en se renforçant, et il ne se renforce qu’en se donnant des adversaires à persécuter. C’est ainsi que l’Église persécuta les hérétiques, les juifs, les sodomites, les sorcières. Mais elle ne les a pas tous « inventés ». Les sorcières, sans doute, les sodomites, je ne sais pas, mais évidemment pas les juifs. Quoi qu’il en fût, le discours déconstructionniste nous montre l’Église romaine exerçant un véritable terrorisme de la pensée unique qui pourrait justifier, à lui seul, l’opposition dont le parfait Pierre Authié aimait à faire état dans sa prédication, entre « l’Église qui fuit et qui pardonne, et celle qui possède et qui écorche ».

Parlant du discours clérical à partir duquel l’historiographie a construit, abusivement selon lui, l’hérésie, Julien Théry écrit : « Ces textes, en toute rigueur, ne peuvent guère démontrer autre chose que le profond anti-dualisme de leurs auteurs et de l’Église ». Si on le prenait au mot, on pourrait dire que le discours déconstructionniste ne démontre guère autre chose que le refus, par ses auteurs, de penser la simple possibilité de l’hérésie. Le déconstructionnisme véhiculerait-il, en fin de compte, une conception désuète du Moyen Âge, qu’on croyait dépassée depuis longtemps : celle de la grande « nuit », sur laquelle régnait un obscurantisme sans fissure, et où la persécution institutionnalisée ne laissait aucune place, aucune chance, à une contestation tant soit peu consciente d’elle-même ? Car c’est bien cela, finalement, l’enjeu du débat. Le déconstructionnisme ne nie pas la dissidence, mais il est à son égard tellement réducteur à tous les niveaux qu’il la maintient à un stade purement embryonnaire, en deçà de toute possibilité d’accéder à la conscience de soi. D’où la négation de tout corpus doctrinal et de toute organisation ecclésiale de l’hérésie, passages obligés de la prise de conscience, par celle-ci, de sa vocation d’Église alternative.

Henri-Irénée Marrou incitait les historiens à déterminer « l’intervalle utile où peut efficacement s’exercer l’exigence critique ». « C’est souvent, ajoutait-il, du travail perdu que de la pousser trop loin ».

C’est encore lui que je citerai en guise de conclusion : « L’expérience de l’hypercritique nous met fréquemment en présence de ce que le théologien, dans son domaine, appellerait l’obstination de l’incrédulité»

Post-scriptum. – Dans le cahier spécial de dix pages que le quotidien « Le Monde » a consacré le 12 octobre 2004 à la disparition de Jacques Derrida, figure en page 3 une interview inédite du philosophe, qui s’ouvre sur une définition de la « déconstruction ». Jacques Derrida dit ceci :

« Il faut entendre ce terme de déconstruction , non pas au sens de dissoudre ou de détruire, mais d’analyser les structures sédimentées qui forment l’élément discursif, la discursivité philosophique, dans lequel nous pensons. Cela passe par la langue, par la culture occidentale, par l’ensemble de ce qui définit notre appartenance à cette histoire de la philosophie. […] Si je voulais donner une description économique, elliptique de la déconstruction, je dirais que c’est une pensée de l’origine et des limites de la question ‘‘Qu’est-ce que ?….’’ , la question qui domine toute l’histoire de la philosophie.»

On ne saurait mieux affirmer qu’il s’agit d’un concept qui n’a de sens que dans le champ de la philosophie, plus précisément dans le champ de l’étude de la formation de la pensée discursive qui a permis l’apparition et le développement de cette discipline qu’on appelle la philosophie. À l’appliquer à d’autres disciplines, on prend le risque de tomber dans la confusion, du fait qu’on ne saisit nécessairement le sens de ce concept qu’au premier degré (dé-construire), ce qui aboutit toujours peu ou prou à dé-faire, démonter, détruire. Il est clair que « déconstruire » le discours clérical sur l’hérésie revient purement et simplement à nier qu’il renvoie à l’hérésie comme à une réalité, autrement dit revient à détruire l’hérésie-réalité. Dans cette perspective, il n’y a de réalité que le discours…

Jacques Derrida était d’ailleurs parfaitement conscient des détournements possibles du concept de déconstruction, au service d’un logocentrisme ou d’un pantextualisme, comme il dit, bref d’un ultra-nominalisme, qu’il a toujours dénoncés. « Comment se fait-il, dit-il dans la même interview, qu’on accuse si souvent la déconstruction d’être une pensée pour laquelle il n’y a que du langage, que du texte, au sens étroit, et pas de réalité ? C’est un contresens incorrigible, apparemment. »

(Mis en ligne avec l’autorisation de l’auteur et de l’éditeur)

Post-scriptum 1

De l’invention du Pays cathare à l’exercice illégal de l’Histoire

Les Editions « L’Harmattan » ont publié en 2005 un petit ouvrage de 140 pages, L’invention du Pays Cathare, sous-titré Essai sur la constitution d’un territoire imaginé. Ses auteurs sont deux universitaires : la sociologue Marie-Carmen Garcia, maître de conférences à l’Université Lumière-Lyon 2, et William Genieys, politologue chargé de recherche du CNRS au Centre d’Etudes politiques de l’Europe latine de l’Université Montpellier 1.

Le but de ce livre est clair : expliquer que la référence Pays cathare autour de laquelle le Conseil général de l’Aude a élaboré dans les années 1980 une politique de développement local ne correspond à aucune réalité historique. C’est pour « développer l’attractivité touristique d’un territoire » que les responsables locaux, « travaillant sur son image » (p. 15), se sont livrés à « la mobilisation d’une fiction historique ». Le programme Pays cathare repose donc sur « un territoire imaginé » (p. 54), « un territoire inventé » (p. 120), « un territoire tout droit sorti de l’imaginaire historique » (p. 16) ; il a été « construit autour de la référence à une communauté imaginaire, celle des cathares » (p. 25), grâce à « une forte dose d’instrumentalisation de l’histoire ». Les auteurs se proposent donc de dénoncer cette instrumentalisation, d’en étudier le mécanisme et d’en identifier les responsables. Essayons de suivre cette démarche, qui s’inscrit parfaitement, même si elle ne prononce pas le mot, dans le droit fil du « déconstructionnisme », tel qu’à partir de 2001 il s’était lui-même défini et formulé, dans le cadre des études cathares, essentiellement par les écrits de Jean-Louis Biget et surtout de Julien Théry.

Laissons de côté la crainte non dissimulée des auteurs de voir la notion de pays s’insérer comme un échelon supplémentaire de gestion du territoire français, intermédiaire entre la région et le département, et qui pourrait « engendrer une représentation politique inédite », « une nouvelle forme de leadership politique » (p. 136). L’invention du Pays cathare, en effet, « présente la singularité d’être au principe d’un projet politique » qui, s’il n’a pas permis, in fine, de « transcender les cadres administratifs de la vie politique française », a permis à ceux qui s’en prévalent de « rejeter la main mise des agents des services extérieurs de l’Etat, DDA, DRAC, etc. » (p. 26). Ainsi « le Pays Cathare devient une ressource déterminante dans le jeu politique d’une France décentralisée » (p. 136).

Il y a une quinzaine d’années, la notion de pays avait intéressé la DATAR aussi bien que le Ministère de l’aménagement. On se souvient des « contrats de pays » établis par la loi Pasqua d’avril 1995. Géo édita en 2000 une très jolie carte de La France des 420 Pays, et Fayard publia un Guide des pays de France. L’idée semble aujourd’hui tombée dans les oubliettes, et l’on n’a apparemment aucune raison de s’inquiéter de voir dans le programme Pays cathare on ne sait quelle force centrifuge risquant de briser l’unité de la nation française en multiples « unités territoriales ». De toute façon, nous n’avons nullement l’intention de soulever ici ce débat de pure politique, pas plus, d’ailleurs, que de porter un quelconque jugement sur les motivations et les objectifs du Conseil général de l’Aude lorsqu’il a mis en œuvre le programme de développement labellisé Pays cathare.

Ce qui va nous intéresser, en revanche, et cela seulement, c’est un problème purement historique ; c’est de savoir s’il est légitime ou non d’avancer, avec nos auteurs, que la notion même de pays cathare est purement imaginaire.

Le couple infernal

Ce qui frappe dès la lecture du premier chapitre, c’est l’évidente collusion entre la dénégation du fait cathare et celle du fait régional occitan. Mais ce n’est là, après tout, qu’un retour de flammes très largement compréhensible : on sait comment dès le XIXe siècle toute une idéologie postromantique a ouvertement récupéré le catharisme comme facteur d’identité, alimentant une certaine conscience d’appartenance à un Midi injustement ignoré, voire méprisé, par une Histoire officielle qui se faisait uniquement du point de vue de Paris. Le catharisme était alors perçu, essentiellement, à travers l’histoire de sa répression par la Croisade albigeoise et par l’Inquisition, plus que dans son contenu dogmatique. Le mythe emblématique d’Esclarmonde de Foix par exemple, analysé par Krystel Maurin, symbolise hautement ce pittoresque amalgame de la culture qu’on nommait jadis provençale, dont Napoléon Peyrat fit sa patrie romane, devenue plus familièrement la civilisation occitane, et ce christianisme dissident des XIIe et XIIIe siècles qu’on appela longtemps hérésie albigeoise avant de lui préférer le nom de catharisme. Toute une littérature charria jusqu’en plein XXe siècle cette « occitanité » mythique, où l’histoire proprement dite, non contente de se défigurer jusqu’à la caricature dans l’exaltation d’un patriotisme méridional, voire dans l’émergence d’un pseudo nationalisme occitan, se pollua au fil du temps par la contamination de divers courants ésotériques, théosophiques, néo-gnostiques, rosicruciens, mystiques ou sectaires – sans parler des délires néonazis. Ainsi se développa un bien étrange syncrétisme, au sein duquel de fascinantes balivernes tenaient lieu de réponses à de légitimes interrogations sur un passé souvent mal connu – d’autant plus mal connu que l’histoire officielle, autrement dit l’Université, l’avait quasiment laissé en friche. Nos auteurs en font très justement le constat : « La question cathare a été longtemps oubliée par l’historiographie française classique, laissant ce terrain en jachère pour des érudits locaux et des amateurs d’ésotérisme » (p. 17). Faux mystères, prétendus secrets et trésors imaginaires poussèrent alors comme autant de champignons hallucinogènes sur ce terreau abandonné. Il y a gros à parier qu’un certain nombre des quelque cent mille visiteurs qui gravissent chaque année le pog de Montségur, se demandent encore si le but de leur pèlerinage est un temple solaire néo-manichéen ou le château du Graal. Pourquoi pas, tant qu’on y est, les deux à la fois…

Que l’amalgame catharisme / occitanité ait induit tant de sottises, est-ce cependant une raison suffisante pour lui opposer aujourd’hui, comme en miroir, son image – mais cette fois en négatif ? Pour nos auteurs, en effet, comme pour tant de littérateurs des XIXe et XXe siècles, catharisme et occitanité forment toujours un couple indissociable : le catharisme sert aujourd’hui à construire un « discours identitaire » dont le but est de « construire une identité territoriale » (p. 130). Comme la patrie romane de Napoléon Peyrat, le Pays cathare en tant que dénomination et logo du programme-leader mis sur pied par le Conseil général de l’Aude aurait donc surgi au croisement d’une donnée historique – le catharisme – et d’une donnée géographique – le Midi : « La conceptualisation du Pays cathare traduit la réussite d’un syncrétisme stratégique entre une relecture de l’histoire des cathares conjuguée avec une approche néo-occitaniste du ‘‘pays’’ » (p. 58). Comme ils le faisaient dans les fantasmes de la littérature postromantique, les deux composants du couple s’épaulent et se fécondent l’un l’autre, – à ceci près que cette fois, nous assurent les auteurs de L’invention du Pays Cathare, ce ne sont que des mythes, c’est-à-dire qu’ils ont en commun de n’avoir d’autre réalité que celle du discours qui les énonce.

Cet ultranominalisme, très caractéristique des positions « déconstructionnistes », est clairement affirmé : « Le Pays cathare est non seulement une invention politique mais un mythe au sens où son caractère ‘‘réel’’, comme signifié, masque qu’il naît d’un acte d’énonciation » (p. 29). Nous aurions affaire, en effet, d’un côté, à la « territorialisation de l’histoire (mythifiée) », de l’autre, à la « production d’un territoire (mythique) » (ibid.). Le concept de Pays cathare serait ainsi né de « la rencontre entre le mythe des cathares et les espaces ‘‘méridionaux’’, l’un qualifiant l’autre, l’autre proposant un cadre social à l’un » (ibid.)

Les deux Histoires

Comment s’est produit cet accouplement territoire mythique / histoire mythifiée, d’où naquit ce Pays cathare « inventé » ?

Tout le développement de Marie-Carmen Garcia et de William Genieys prend appui sur la distinction entre l’« histoire professionnelle » ou « scientifique », qu’ils nomment aussi l’« expertise savante », et l’histoire « mémorielle » ou « commémorative ». La première est naturellement l’apanage des universitaires. La seconde est le terrain d’élection des « érudits locaux », par définition historiens amateurs. L’opposition de ces deux façons de traiter la matière historique permet à nos auteurs de démonter le mécanisme d’instrumentalisation de l’histoire qui a conduit à inventer le Pays cathare : soucieux, avant tout, de promouvoir le département à travers son patrimoine touristique et ses produits agricoles, le Conseil général de l’Aude aurait puisé dans l’histoire « mémorielle » ou « commémorative » pour construire et qualifier son programme de développement sous le label Pays cathare ; personne, en son sein, n’était sans doute en mesure de s’apercevoir qu’il s’agissait en fait d’une pure chimère.

Qui sont ces « érudits locaux » à qui l’on doit la production d’une « représentation mythique du catharisme » (p. 133) ? Nos auteurs dressent d’eux une généalogie très hâtive. Au commencement était Déodat Roché (1877-1978). Puis vint René Nelli (1906-1982) qui partagea avec lui « le même souci de développement d’une étude rationnelle du catharisme en rupture avec les lectures ésotériques » (p. 29-30), et qui fut à l’origine de la création par le Conseil général de l’Aude du Centre National d’Etudes cathares, devenu le Centre d’études cathares / René Nelli, à la fois laboratoire de recherche historique qui se dota d’une très riche bibliothèque et de microfilms de documents anciens, qui organisa des colloques internationaux et publia leurs actes, ainsi qu’une revue savante, Heresis ; et organisme de saine vulgarisation au moyen de ses conférences et de ses actions sur le terrain. On salue certes en Nelli, à la fois philosophe, poète, romancier et ethnologue, bien plus qu’un érudit local, « une figure intellectuelle française du XXe siècle » (p. 30, en note). Il n’empêche que le travail de rationalisation qu’il avait proposé, en rupture avec les discours ésotériques, et que poursuivirent ses successeurs, n’impliquait pas, selon nos auteurs, « l’élaboration scientifique d’un objet de recherche ». C’est pourquoi, malgré la présence, à sa tête, d’une chartiste et paléographe, diplômée de l’Ecole des Hautes Etudes en sciences religieuses et Conservateur en chef du Patrimoine, Anne Brenon, le C.E.C. aurait été essentiellement un creuset d’histoire mémorielle, et non d’histoire scientifique, les « érudits locaux » qui s’y associèrent partageant avec lui la responsabilité de la production d’une « représentation mythique du catharisme » (p. 133) :

« Les travaux de Michel Roquebert, de Jean Duvernoy et d’Anne Brenon s’inscrivent dans les logiques sociales de l’histoire commémorative qui leur accordent notoriété et forte diffusion au sein d’un cercle de lecteurs dépassant largement celui des spécialistes » Ils s’inscrivent du même coup « dans une logique de promotion commerciale et personnelle dans laquelle les ‘‘historiens amateurs’’ peuvent trouver une place » (p. 37). L’idée est reprise en fin d’ouvrage : « La circonscription spatiale du catharisme par des érudits locaux, l’histoire identitaire et commémorative qu’ils ont produite, leurs relations avec l’occitanisme et une représentation mythique du catharisme ont constitué les soubassements sociaux et culturels de la réalisation du Pays cathare » (p. 133).

Il est intéressant de voir les appréciations que nos deux auteurs portent sur les travaux desdits « érudits locaux ».

Ils notent que « la ‘‘vision de l’intérieur’’ du catharisme par Anne Brenon a connu un fort succès éditorial ». Il s’agit naturellement du Vrai visage du catharisme, paru en 1990. Mais c’est pour ajouter aussitôt en note que « Le succès de l’ouvrage parmi les historiens médiévaux est plus nuancé car, d’après eux, il n’est pas possible, pour étudier les hérésies, de travailler sur d’autres sources que celles des inquisiteurs ». (p. 38, note 2), et en rajouter encore en assurant, sans donner leur source, que la scientificité d’Anne Brenon « a été publiquement mise en cause en 1995 » (p. 116). Généralisation bien hâtive – car on peut douter que nos auteurs aient recueilli l’opinion de tous les historiens médiévaux – et qui se double d’une sottise : nos auteurs ignorent apparemment qu’on ne dispose pas seulement, pour étudier les hérésies, des sources inquisitoriales, mais de plusieurs dizaines d’ouvrages de polémique antihérétique écrits tout au long des XIIe et XIIIe siècles par des théologiens catholiques qui n’étaient pas inquisiteurs – sans parler des textes provenant des hérétiques eux-mêmes, et des apocryphes dont ils faisaient usage.

Du juriste Jean Duvernoy, docteur en droit et licencié ès lettres, on retient uniquement qu’il « a traduit des sources inquisitoriales auxquelles peuvent se référer des historiens de métier… ». Or il ne les a pas seulement traduites, mais d’abord éditées – notamment l’immense Registre de Jacques Fournier, conservé au Vatican, édition sans laquelle le célèbre Montaillou village occitan d’E. Le Roy Ladurie et tant d’autres travaux n’auraient pas vu le jour. Et comment oublier ses autres éditions et traductions, non seulement de registres inquisitoriaux, mais des si précieuses Chroniques de Guillaume Pelhisson et de Guillaume de Puylaurens, éditées par le C.N.R.S., ou ses deux volumes consacrés à La religion des cathares (1976) et à L’histoire des cathares (1979), ainsi que les très nombreux articles de recherche fondamentale qu’il a publiés, et dont on ne saurait, sans grande malveillance, contester la parfaite valeur scientifique ? Citons seulement Emmanuel Le Roy Ladurie, parlant de Duvernoy : « Le type du grand amateur éclairé, non universitaire, mais plus compétent que bien des salariés de l’Alma Mater … »

Quant à mon Epopée cathare « dont la réalisation s’étend sur plus de vingt ans, [elle] a été très favorablement accueillie parmi les amateurs d’histoire » (p. 37). Il s’agit d’un « important travail » qui est « certainement la preuve la plus tangible » que « certains érudits locaux » ont joué « un rôle important dans le processus de relecture de l’histoire des cathares » (p. 135). Mais on enchaîne aussitôt : « En revanche, l’arrivée des universitaires ou de chercheurs tels que René Weiss sur le terrain du catharisme montre que l’expertise savante tend à s’imposer de plus en plus au détriment de celle des historiens les plus impliqués dans leur objet ».

Cet En revanche me laisse rêveur. On oppose donc aux travaux des « érudits locaux », fabricants d’histoire « mémorielle », comme modèle d’expertise savante, l’ouvrage de René Weis, professeur à l’Université de Londres, The Yellow Cross. The Story of the Last Cathars, 1290-1329, paru en 2000 et traduit en français en 2002 sous le titre Les derniers cathares, 1290-1329.

Son principal titre de gloire en expertise semble être, aux yeux des auteurs de L’invention du Pays Cathare, d’avoir enfin réfuté « l’hypothèse classique de l’historiographie française qui veut que l’hérésie cathare fût écrasée en 1244 à Montségur » (p. 18). Or il y a beau temps que l’on sait que le catharisme survécut trois quarts de siècle à Montségur ! Ni Dom Vaissète en 1750 ni Charles Schmidt en 1848 ne l’ignoraient. Le troisième et dernier tome de Les Albigeois et l’Inquisition de Napoléon Peyrat, paru en 1870, se passe en son entier après la tragédie de Montségur. L’Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge de H.C. Lea, traduite en 1901, consacre de nombreuses pages à la même période. Jean Duvernoy dans son Inquisition à Pamiers (1960) et dans son Histoire des cathares (1979), Elie Griffe dans Le Languedoc cathare et l’Inquisition (1980), Anne Brenon dans Le vrai visage du catharisme (1990), ont comblé très largement les lacunes de Belperron (1942) et de Zoé Oldenbourg (1959), et j’ai moi-même, en 1998, consacré tout le cinquième et dernier tome de L’Epopée cathare à l’après-Montségur… Contrairement à nos auteurs, René Weiss n’ignore rien de tout cela.

Mais ce que ne savent pas, semble-t-il, nos auteurs, c’est que René Weis, s’il enseigne à l’Université de Londres, y est professeur… de littérature anglaise. Il est même, certainement, le plus grand spécialiste actuel, mondialement connu, de Shakespeare. Qu’il ait fait une incursion dans la haute-Ariège du début du XIVe siècle pour se livrer à une captivante micro-histoire du village de Montaillou, – où nous nous sommes d’ailleurs tous deux rencontrés – est infiniment sympathique – et ce quelles que soient les erreurs factuelles qu’on peut relever de-ci de-là dans son texte, le volume considérable d’unités d’information qu’il a eues à traiter – plusieurs milliers – l’ayant parfois conduit à confondre un personnage ou un lieu avec un autre, une date ou une situation avec une autre.

Emmanuel Le Roy Ladurie, qui a préfacé Les derniers cathares¸ voit en cet ouvrage de « géohistoire événementielle », comme il dit, en cet immense récit de plus de 500 pages qui fait revivre au jour le jour sur deux décennies toute une communauté humaine, voire tout un petit pays, un véritable monument érigé à la gloire de ce lieu de mémoire, dit-il encore, qu’est depuis un quart de siècle le petit village si durement persécuté, il y a sept cents ans, par l’Inquisition. Mais quid de l’« expertise savante » si chère à nos deux auteurs ?

Le livre de René Weis est construit essentiellement à partir des procédures inquisitoriales conduites dans le haut comté de Foix par le dominicain Geoffroy d’Ablis puis par l’évêque de Pamiers Jacques Fournier – le futur pape Benoît XII. Ce qui suffit à le faire tomber, sans appel, sous le coup de la condamnation dont les tenants de la « nouvelle histoire » – celle qui « déconstruit » – frappent la quasi-totalité de ce qui a été écrit avant eux ou hors d’eux sur le catharisme. Rappelons la phrase de Julien Théry déjà citée dans mon article sur Le déconstructionnisme et les études cathares : « Face aux procès-verbaux de l’Inquisition, retenons-nous, autant que possible, de reconstruire trop facilement des récits. Attachons-nous plutôt à déconstruire les récits trompeurs offerts par les registres inquisitoriaux, qui suscitent bien vite l’enthousiasme dès qu’ils sont un peu vivants et font oublier aussitôt leurs conditions de production ». Si l’on ajoute que René Weis, quand il cite des passages d’interrogatoires, les met à la première personne, alors que les Registres, sauf très rares exceptions, les montrent transcrits en style indirect , la cause est entendue : pour le courant critique auquel se rattache de toute évidence L’invention du Pays Cathare, le travail de René Weis devrait être nul et non-avenu : par la méthode même qu’il a mise en œuvre, il ne peut que participer du mythe élaboré par ceux qui font de l’histoire « mémorielle » ou « commémorative », et non de l’histoire « scientifique ».

Il est donc assez cocasse de le brandir comme modèle et référence d’« expertise savante » pour mieux refouler L’Epopée cathare et autres travaux d’« érudits locaux » dans l’histoire « commémorative »… Mais René Weis est professeur d’Université. C’est donc un professionnel. Cela suffit à écrire, sans qu’il soit besoin d’ouvrir son livre, que son arrivée « sur le terrain du catharisme montre que l’expertise savante tend à s’imposer de plus en plus… »,

Bref, si je comprends bien L’invention du Pays Cathare, un travail doit se juger d’abord sur les titres de son auteur, non sur son contenu. Ce sont les titres universitaires et eux seuls qui lui donnent légitimité. Sans titre, on tombe sous le coup de l’exercice illégal de l’histoire. Du moins en France, car si l’on en juge par les thèses de doctorat et les travaux universitaires de nos voisins d’Angleterre, d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie, voire de Bulgarie, les ouvrages de ces « érudits locaux » qu’on nous dit « impliqués dans leur objet », donc suspects, sont très largement pris en compte à raison de leurs apports respectifs, quand on estime qu’ils en ont . La France est-elle donc le seul pays d’élection d’un corporatisme aussi pointilleux et aussi réducteur ?

Occitania, qu’es aco ?

Au total, pour nos auteurs, le programme Pays Cathare est né d’une conjoncture bien précise. D’une part, des érudits locaux qui « en créant un corpus de connaissances historiques autour du catharisme, avant même que le projet Pays Cathare ne voie le jour, engagent, sans le savoir, ce qui deviendra un univers de sens, un univers symbolique, qui sera à la base d’un projet politique » (p. 40). D’autre part, on l’a vu plus haut, un Conseil général qui, pour fonder un projet politique de développement du département de l’Aude, s’empare du corpus de connaissances élaboré par lesdits érudits locaux et bâtit à partir de lui une symbolique forte, sans voir que lesdits érudits n’ont accouché, en fait, que d’un mythe, et d’un mythe à double visage : côté face, un pays, l’Occitanie ; côté pile, le catharisme.

Il reste donc à voir la conception que nos deux auteurs se font de l’Occitanie et du catharisme.

On lit page 28 que « le mot Occitanie a été inventé au XIXe siècle par un poète toulousain ». (On ne nous révèle cependant pas lequel). Inventé au XIXe siècle : c’est dire qu’il s’agit d’un concept récent que l’on projette sur les siècles passés, ce qui est évidemment tout à fait abusif. Inventé par un poète : c’est dire que ce concept ne s’est pas imposé au terme de quelque « expertise savante », mais qu’il est le fruit de l’imagination. Et par un poète toulousain : c’est dire qu’il s’agit bel et bien de la conceptualisation d’une identité autoproclamée dans un certain milieu provincial, ce qui n’implique en aucune façon reconnaissance nationale ni valeur universelle.

Tout ceci est une énorme bévue. En réalité, – sans même en appeler à l’Occitanienne de Chateaubriand, qui fut certes poète à ses heures, mais qui n’était pas toulousain – les jetons d’argent frappés sous l’ancien régime à l’occasion des assemblées des Etats de Languedoc attestent de l’ancienneté du mot .

Ceux de 1634 comportent dans l’exergue CONVENTUS OCCITANIAE, en 1651 COMITIS OCCITANIAE.

De 1654 à 1697 et de 1701 à 1704, COMITIA OCCITANIAE.

De 1706 à 1789, soit COM.OCCIT., soit en toutes lettres encore COMITIA OCCITANIAE.

Ceux de 1698, 1700 et 1705 portent même tout simplement OCCITANIA.

Peut-on concevoir que ce mot n’ait pas signifié, dans l’esprit des contemporains, – en particulier pour les membres des Etats qui avaient à charge, en autres tâches, de fixer l’assiette des impôts, – un territoire bien précis ?

Dans les Acta Sanctorum de 1668, la notice sur Saint Aphrodise, évêque de Béziers, est elle aussi sans ambigüité : Biterrae, nonnullis Bliterrae, antiqua Galliarum urbs in Narbonensi ditione, nunc Occitaniâ seu Languedociâ inferiore… Il est donc clair que le mot d’Occitanie est employé au XVIIe siècle pour nommer l’antique Narbonnaise, dont fait naturellement partie le Bas-Languedoc, où se trouve Béziers.

Les étapes de sa genèse sont bien connues.

Que le sentiment d’appartenance passe d’abord par la conscience de la langue qu’on parle en commun, c’est une évidence. Ainsi, le 1er septembre 1220, le comte de Toulouse Raymond VI reconnut aux consuls et aux habitants de la ville le droit d’exercer des représailles contre les malefactores qui avaient aidé les croisés au cours de la guerre. Comme le comte ne visait pas seulement les Toulousains, il chercha le moyen de définir le plus clairement possible ceux que nous appellerions aujourd’hui les collaborateurs. Il écrivit : homines nostre ydiome, videlicet de hac lingua nostra . « Les gens de cette langue [qui est la] nôtre… ». Pour n’avoir pas encore de nom, cette langue existait bel et bien, différente de celle que parlaient les croisés de Simon et d’Amaury de Montfort, et qui, elle, portait un nom : lingua gallica. En témoigne, entre autres documents, la lettre par laquelle l’archevêque de Narbonne, qui était aussi le chef spirituel de la Croisade, Arnaud Amaury, se plaint le 11 septembre 1216 au pape Honorius III de ce que les portes de Narbonne ont été forcées par des homines gallice lingue qui erant ex parte comitis . Ces gens « qui sont du parti du comte » – il s’agit cette fois de Simon de Montfort, qui disputait alors au prélat le titre de duc de Narbonne – sont évidemment des croisés qui parlent le français de l’époque, la gallica lingua : pour les chroniqueurs contemporains de la Croisade albigeoise, ce sont même souvent, tout simplement, des « Gaulois » (Gallici). Il est normal qu’ils parlent la lingua gallica – même si celle-ci n’a plus rien à voir avec le gaulois.

C’est au cours du XIIIe siècle qu’apparurent les expressions propres à désigner, pour la distinguer à la fois du français et de l’italien, la langue vulgaire en usage, avec ses variantes dialectales, au sud de la Loire. On distinguait déjà depuis longtemps, dans le Royaume de France, au nord les Gallici, au sud les Provinciales, en souvenir de la Provincia romana, laquelle débordait d’ailleurs très largement à l’Ouest du Rhône notre actuelle Provence. Il était alors normal qu’on nommât provençal la langue que parlaient ces « Provençaux ». En témoigne le Donatz proensals publié par le grammairien Hugues Faidit au XIIIe siècle, en référence au célèbre grammairien latin du IVe, Aelius Donatus – comme nous parlerions aujourd’hui d’un Larousse ou d’un Robert provençal.

Un acte du roi de Majorque daté du 21 novembre 1289 et relatif aux foires de Champagne parle des « marchands de langue provençale » (mercatoribus lingue provincialis ). Mais un acte du 2 février 1291 concernant les mêmes foires contient une expression concurrente : « les marchands provençaux, c’est-à-dire de la langue couramment appelée langue d’oc » (mercatorum provincialium de lingua videlicet que vulgariter appellatur lingua d’oc ). Dès lors, jusqu’au XXe siècle, le terme de provençal occupera essentiellement le champ des études littéraires, avant de céder le pas à occitan, tandis que langue d’oc s’installera durablement dans le langage administratif. L’expression semble avoir été inventée par les poètes italiens, dont Dante, qui, au chapitre XXV de la Vita nuova, (écrite vers 1292) parle de la lingua d’oco e quella di si, pour évoquer le provençal et l’italien. La chancellerie de Philippe le Bel adoptera la formule : un acte du 26 mars 1295 nommant les procureurs du roi aux foires de Champagne mentionne provincia narbonensi ac tota terra sive lingua de hoc (« la province Narbonnaise, et même toute la terre, ou pour mieux dire la langue de hoc » ). On se dégagea peu à peu, en ce qui concerne le territoire, de la synonymie langue / pays en passant du féminin la Langue d’Oc au masculin le Languedoc, et, pour désigner la langue elle-même, en glissant de lingua d’oc à lingua occitana, d’où il fut aisé, revenant à la géographie, de passer à provincia occitana, puis de créer Occitania sur le modèle d’Aquitania.

Profitons-en pour donner un petit florilège de cette évolution, qui n’attendit pas « un poète toulousain du XIXe siècle » pour aboutir au mot Occit anie. Commençons par la lingua :

1er avril 1315 : Louis le Hutin confirme les privilèges de ses sujets des communautés, châteaux, villes et lieux de langue occitane (Lingue Occitane)

7 avril 1317 : Philippe le Long, déclare qu’il fait assembler à Bourges les députés des bonnes villes de son royaume, et lingue specialiter occitane » .

Un document daté du 3 septembre 1319, et lié au procès de Bernard Délicieux dit que « le magnifique et puissant seigneur Jean comte du Forez » et quelques autres ont été envoyés par le roi de France ad partes linguae occitanae pro reformatione patriae.

Dans le procès-verbal de l’Assemblée des Etats du Languedoc d’octobre 1356, il est dit, en parlant du roi Jean, prisonnier des Anglais à Bordeaux : Vellemus insistere ad finem ut dictum dominim nostrum Regem, existentem infra Linguam Occitanam, possemus a dicta miserabili captivitate liberare.

18 janvier 1358 : Lettre du comte de Poitiers au sénéchal de Beaucaire : « Jehan comte de Poitiers, fils du roy de France et son lieutenant par deçà la rivière de Loyre et en toute la Langue d’Oc … ». Mentionnons en contrepoint le traité de 1425 par lequel Charles VII promet au duc de Bretagne l’administration des finances « de la Langue d’Oil ».

19 mai 1358 : « Joannes, filius regis Francie ejusque locum tenens in tota Lingua Occitana … ».

Passons de la lingua à la provincia :

La Bibliothèque municipale du Puy en Velay possède un manuscrit de Jean Barbier, d’Yssingeaux, De Viato, datant de 1478. On y lit : in hac provincia occitana que jure scripto sub eius imperio regit et quam ab origine per mecum per genitores meos, ego Johannes Berberi vallaviens que oriundus ex oppido ysingachii…

Vers 1500, le dominicain catalan Esteve Rottlà (c. 1475-1530) écrivit ses Cronice regum Aragonum et comitum Barchinone, dont le manuscrit est à la Bibliothèque de l’Université de Barcelone . On y lit au folio 238 v° : Postquam vero cum armis quasi totum orbem [dicti gotti] lustrati sunt et magnis preliis lucrati sunt, effecti fuerunt valde benivoli, habueruntque magnos philosophos docentes filios suos sciencias, et prosperati sunt valde, requieveruntque cum magna pace et tranquillitate in Gallia gotica, scilicet in provincia occitana, ac in terra Hyspanie… ( « en Gaule gothique, c’est-à-dire dans la province occitane, et même en terre d’Espagne…). Il en ressort que l’ancienne Gothie, c’est-à-dire notre Bas-Languedoc, était dite aussi la Provincia occitana.

Quant au passage de Provincia occitana à Occitania, il était effectif en 1634 : on l’a vu plus haut avec les jetons des Etats du Languedoc.

Pays cathare, ou Pays albigeois ?

Une deuxième bévue de L’invention du Pays Cathare concerne la notion même de pays cathare. Ce qui semble gêner d’ailleurs ses auteurs, c’est moins l’emploi du mot cathare que celui de pays.

Il est exact qu’il n’y a jamais eu, historiquement, de Pays cathare. Pour la bonne raison qu’aux XIIe et XIIIe siècles on appelait les hérétiques implantés dans le futur Languedoc, plus volontiers albigeois que cathares. L’origine de cette appellation est assez confuse, et d’ailleurs difficile à expliquer . Peut-être le spectaculaire succès de la prédication de saint Bernard de Clairvaux à Albi, lors de sa mission de 1145, donna-t-il naissance à la rumeur selon laquelle cette ville aurait été le premier foyer de l’hérésie qu’il était venu combattre, rumeur à laquelle firent bientôt écho, en l’amplifiant, plusieurs chroniqueurs. En tout cas, quand le moine cistercien Pierre des Vaux-de-Cernay rejoignit en 1212 la croisade que conduisait Simon de Montfort dans le futur Languedoc, le mot albigensis était en quelque sorte officiellement synonyme d’hérétique depuis quelque trente ans.

Le cistercien atteste de son usage dans la préface de son Hystoria albigensis : « Que ceux qui liront ce livre sachent cependant qu’en plusieurs passages, les hérétiques toulousains et ceux des autres villes et châteaux, ainsi que leurs partisans, sont d’une manière générale appelés albigeois, du fait que les autres pays ont pris l’habitude de nommer albigeois les hérétiques de la Provincia... ». Nombre d’actes – en général des testaments – souscrits lors de la prise de croix de tel ou tel seigneur du Nord, indiquent bien que celui-ci se croise contra albigenses. Certains d’entre eux précisent même que le croisé se prépare à partir versus partes albigenses, ad partes albigenses, ad terra albigensem, in regione albigensi , ce qui ne peut se traduire que par « pour le pays albigeois ». Pierre des Vaux-de-Cernay lui-même utilise à maintes reprises les expressions partes albigenses et terra albigensis . Même lorsque, à l’été 1211, Simon de Montfort, revenant de Rocamadour, fait étape à Cahors, le chroniqueur dit que, de là, il revint in terram albigensem . Notation intéressante : Pierre des Vaux-de-Cernay nous donne une nouvelle fois à comprendre qu’il y a bel et bien un pays hérétique, que tout le monde connaît sous le nom de Pays albigeois, et que ce n’est pas un territoire vague et mal délimité : il sait bien que Cahors n’en fait pas partie…

On sait comment, à partir de l’ouvrage de Charles Schmidt, Histoire et doctrine des cathares ou albigeois, publié en 1848, le nom d’albigeois parut avoir une connotation géographiquement trop restrictive, si bien qu’on lui préféra de plus en plus le nom de cathares. Infiniment plus rarement attesté, à coup sûr, aux XIIe et XIIIe siècles, que le nom d’albigeois, il le fut néanmoins à diverses reprises pour désigner ces derniers, tant par la Curie pontificale que par plusieurs polémistes catholiques. (Cf. ci-dessous Post-scriptum 2)

Parler aujourd’hui de Pays cathare là où l’on disait jadis Pays albigeois revient donc très exactement au même.

Le seul reproche que l’on peut faire au programme de développement labellisé Pays cathare, c’est qu’il est limité au département de l’Aude, alors qu’il devrait, stricto sensu, englober tout le Tarn et une partie de l’Hérault, du Tarn-et-Garonne, de la Haute-Garonne et de l’Ariège, voire un petit morceau de l’Aveyron…

Outre tout ce qui vient d’être dit, on peut hélas relever dans L’Invention du Pays Cathare un nombre assez inquiétant d’erreurs et d’approximations qui font douter du caractère savant de l’expertise à laquelle se sont livrés ses auteurs.

Ainsi peut-on lire p. 1, en note : « Voir en annexe la bibliographie sur la question cathare. On souligne à ce propos que depuis les cinq dernières années les grandes collections historiques chez des éditeurs nationaux de renom comme les Editions du Seuil ou encore les éditions Fayard ont fait une place au catharisme ». L’ouvrage ayant paru en 2005, il a dû être écrit en 2004. Ces « cinq dernières années » nous renvoient donc à la période 1999-2004. Or, si l’on consulte, p. 137-138, la Bibliographie annoncée, pas un seul ouvrage cité n’est postérieur à 1998. Pas un seul n’a été publié par le Seuil. Quant à Fayard, le seul ouvrage que cet éditeur ait consacré à la question qui nous occupe,– vingt ans après Les cathares en Occitanie, ouvrage collectif dirigé par Robert Lafont, qui n’est d’ailleurs pas mentionné dans la Bibliographie en question,– c’est celui de René Weis. Ce sont en fait les Editions Perrin qui ont fait la plus large part au catharisme, avec onze ouvrages publiés depuis 1992, suivies par La Louve à Cahors, avec cinq titres récents, tous de très haute tenue scientifique.

Déodat Roché, nommé p.29, ne fut jamais pasteur protestant ; protestant certes, mais magistrat.

Faire de Joë Bousquet « une autre grande figure locale de l’occitanisme » (p. 30) démontre que l’on ne connaît pas son œuvre.

Ecrire à propos de Fanjeaux, p. 97 : « C’est là que fut fondé l’ordre des Dominicains », est une approximation plus que contestable. Certes, vraisemblablement au cours de l’hiver 1206-1207, Diègue d’Acebès et Dominique de Guzman fondèrent à Prouille, au pied de la colline de Fanjeaux, un petit couvent pour y rassembler douze dames cathares qu’ils avaient réussi à convertir. Mais il porta simplement le nom de l’église Sainte-Marie de Prouille, et ne devint qu’en avril 1212 le monastère, puis l’abbaye Sainte-Marie de Prouille. Et ce n’est qu’en 1215 qu’un bourgeois de Toulouse fit don à Dominique d’une maison qu’il avait reçue en héritage de son père. Dominique put s’y installer, avec trois compagnons décidés à se vouer à ses côtés à la vie évangélique et à la prédication. Foulque délivra bientôt une charte d’approbation à cette minuscule communauté, qui fut certes, à Toulouse, l’embryon du futur Ordre des Frères Prêcheurs, mais il fallut bien des péripéties et bien des efforts pour que ce dernier vît officiellement le jour et reçût son nom, à Rome, du pape lui-même, par la bulle du 21 janvier 1217.

Quant à écrire, en outre, (p. 99) que le village de Fanjeaux « présente la particularité historique d’avoir été le théâtre de la mise à mort du catharisme par saint Dominique », et ajouter (p. 104) : « Au Moyen Age déjà, [les Dominicains] auraient fait particulièrement attention à ce que l’Inquisition ne soit pas associée à Prouille. En effet, aucun interrogatoire inquisitorial ne s’est déroulé en ce lieu, les fanjuvéens étant convoqués dans des villages alentours », c’est ignorer ce qu’il s’y passa sous l’Inquisition.

D’abord, si aucun interrogatoire ne se déroula à Prouille, c’est tout simplement pour la raison que le lieu était alors désert, l’habitat s’étant transporté sur la colline, à Fanjeaux même. Quand Diègue et Dominique arrivèrent dans le pays en 1206, ils ne trouvèrent à Prouille qu’un petit château ruiné au sommet d’une modeste motte féodale occupée par un moulin à vent, et une petite église dédiée à Marie, jadis paroisse, mais désertée par les fidèles et rattachée à l’église de Fanjeaux. Un petit enclos possédant une source jouxtait l’église abandonnée de Prouille. C’est pourquoi les deux religieux espagnols s’y installèrent. Au printemps 1242, les inquisiteurs de Toulouse Guillaume Arnaud et Etienne de Saint-Thibéry n’avaient donc personne à interroger à Prouille. Ils allèrent à Fanjeaux. Leurs procédures sont perdues, mais on sait par d’autres sources qu’ils s’y heurtèrent à un complot du silence. Quand Ferrer prit le relais des inquisiteurs assassinés à Avignonet en mai 1242, il convoqua effectivement les habitants de Fanjeaux, vers la fin de 1243, à Limoux, Alet et Saissac, et condamna à la prison perpétuelle une dizaine de membres de la noblesse locale. En mai 1245, puis en février et mars 1246, les inquisiteurs Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre convoquèrent à leur tour, mais cette fois à Toulouse, cent un habitants de Fanjeaux, appartenant à soixante-dix-neuf familles. Trois furent envoyés au bûcher, trois autres en prison à perpétuité, et vingt-cinq furent condamnés au port de la croix d’infamie . Ce qui n’empêcha pas l’Eglise cathare de poursuivre des années encore sa vie clandestine à Fanjeaux, grâce au double réseau des parfaits et des croyants, les seconds cachant les premiers, qui continuaient à prêcher et à distribuer le consolament aux mourants. Il y eut encore des condamnations à la prison perpétuelle au début de 1257 : saint Dominique était mort depuis trente-six ans…

Faire en outre de ce dernier le « responsable de l’Inquisition » (p. 100) est un anachronisme flagrant. L’Inquisition fut instituée par une bulle du pape Honorius III datée du 20 avril 1233, soit douze ans après la mort du saint castillan.

Les auteurs de L’invention du Pays Cathare expliquent, en citant La crise de l’histoire de Gérard Noiriel, que « la distinction entre ‘‘professionnels’’ et ‘‘amateurs’’ repose sur l’acquisition ‘‘d’une technique codifiée dans un corps de règles, inaccessible sans une longue formation spécifique.’’ » (p. 37).

Heureusement, ils conviennent avec Pierre Bourdieu, qu’ils citent également, que « tous les professionnels ne produisent pas toujours de l’histoire scientifique » (p. 37).

Dont acte.

Mars 2010

Post-scriptum 2

« Les ‘‘cathares’’ ont-ils existé ? »

Dans le numéro de janvier 2009 de la revue L’Histoire, le Professeur Patrick Boucheron a rendu compte, sous le titre Les « cathares » ont-ils existé ? de l’ouvrage de Jean-Louis Biget, Hérésie et Inquisition dans le midi de la France, paru aux Editions Picard. La façon dont il résume les positions de Jean-Louis Biget s’articule, pour l’essentiel, en trois arguments, propres à démontrer que l’usage qui est fait du mot cathare est très abusif :

1°) - « Le terme n’apparaît jamais dans le Languedoc médiéval ».

2°) - « C’est récemment (peu après 1960) que le vocable ‘‘cathares’’ a supplanté celui d’Albigeois… ».

3°) - L’usage qui en est fait, notamment dans le concept de « pays cathare », est imputable, « aux mythologies contemporaines, aux passions identitaires et aux intérêts économiques régionaux ».

1°)- Certes, le vocable de cathares est dû à un bénédictin allemand, Eckbert de Schönau, qui désigna ainsi, vers 1163, les hérétiques rhénans. Mais son usage s’étendit très vite hors de l’Allemagne, et fut très tôt associé à l’hérésie qui se développait dans le futur Languedoc, comme en témoigne le canon 27 du IIIe Concile œcuménique du Latran (mars 1179) : « Dans la Gascogne albigeoise, le Toulousain, et en d’autres lieux, la damnable perversion des hérétiques dénommés par les uns cathares (catharos), par d’autres patarins, publicains, ou autrement encore, a fait de si considérables progrès… »

Ecrite en Italie vers 1190, la Manifestatio haeresis catharorum du Pseudo-Bonacursus ne traite évidemment pas des hérétiques rhénans, mais d’un mouvement infiniment plus vaste qui a déjà largement débordé sur le sud du royaume de France et le nord de la péninsule italienne, et qu’on trouve alors normal de désigner par le terme générique de cathares :

Le 21 avril 1198, le pape Innocent III écrit aux archevêques d’Aix, Narbonne, Auch, Vienne, Arles, Embrun, Tarragone, Lyon, et à leurs suffragants : « Nous savons que ceux que dans votre province on nomme vaudois, cathares (catari), patarins …». On ne trouve là non plus aucune référence aux hérétiques rhénans. La bulle pontificale s’adresse à des prélats qui sont tous en exercice au sud de la Bourgogne, et il est bien évident, comme le notent d’ailleurs les éditeurs allemands, que le mot de catari est ici une Allgemeinbezeichnung für die Häretiker des 12. und 13. Jh., c’est-à-dire une appellation générique.

Entre 1194 et 1202, le théologien catholique Alain de Lille écrit à Montpellier – donc en Languedoc – sa Summa quadrapartita ou De fide catholica contra haereticos . Absolument rien ne dit que les catari qui apparaissent à diverses reprises au cours de son texte seraient les hérétiques rhénans, et non ceux de son pays d’adoption. On peut notamment lire à la colonne 366 de l’édition Migne : Tales dicuntur catari id est defluentes per vitam et dicuntur a cata quod est fluxus ; vel catari, ut glosant, quasi casti quia se castos et iustos faciunt ; vel catari a cato quia osculantur posteriora cati in cuius specie, ut dicunt, apparet eis Lucifer.

Bref, l’usage du mot cathares pour désigner les hérétiques du sud du royaume de France est attesté, tant en Languedoc qu’à la Curie romaine, dès le dernier tiers du XIIe siècle. Sauf chez Eckbert de Schönau, il ne s’est jamais limité à désigner les hérétiques rhénans.

Un grand nombre de textes antihérétiques ont été par ailleurs écrits en Italie tout au long du XIIIe siècle contre les cathares :

Avant 1214, l’anonyme De heresi Catharorum in Lombardia . Il commence ainsi : In primis temporibus cum heresis Catharorum in Lombardia multiplicari cepit…; p. 308-309 : … prelati unius partis Catharorum qui habent ordinem suum … etc ; p. 311 : Communis omnium Catharorum opinio est…etc.

Vers 1235, la Summa attribuée à Saint Pierre Martyr (Pierre de Vérone) . Le mot Cathare apparaît aux pages 306 et 309 de l’édition Kaepelli.

Avant 1241, l’ Adversus Catharos et Valdenses libri quinque, de Moneta de Crémone .

Avant 1250, la Summa de Catharis et Pauperibus de Lugduno, de Rainier Sacconi .

Vers 1266/1270, le Tractatus de hereticis attribué à Anselme d’Alexandrie . A la page 310 de l’édition Dondaine, lignes 11, 12 et 13, on lit : Nota de IIIIor episcopis catharorum in Lonbardia (sic).- Notandum quod cathari quatuor habent episcopos in Lonbardia. Illi de Concoretto habent dominum Mandennum … etc.

La liste ci-dessus n’est évidemment pas exhaustive : il y a la Décrétale Ad abolendam de 1184, les Annales de Cologne, une lettre de Frédéric II de 1220, un passage d’Étienne de Bourbon, la Vita Sancti Galdini dans les Acta Sanctorum (Paris, 1866) tome XI, p. 591 (« Coepit Haeresis Catharorum in civitate [il s’agit de Milan] pullulare… ) etc etc.

Il est donc très insuffisant d’écrire à propos des hérétiques que « leurs adversaires les qualifient simplement d’hérétiques ou bien, toujours en référence à l’Antiquité, de manichéens ou d’ariens ».

2°) - Il est tout aussi erroné d’écrire : « C’est récemment (peu après 1960) que le vocable ‘‘cathares’’ a supplanté celui d’Albigeois… » ce qui donne à croire qu’entre Eckbert de Schönau en 1163 et les littérateurs des années 1960, le mot cathares n’a guère été employé.

Dom Devic et Dom Vaissète, p. 130 du Tome III de leur Histoire générale de Languedoc (1730-1745) [p. 222 du tome VI de l’édition Privat de 1879] citent et commentent la bulle d’Innocent III du 21 avril 1198 : le mot cathares figure en toutes lettres. Ceci dit, il est exact que les historiens anciens paraissent largement avoir préféré celui d’ albigeois, - mais peut-être simplement du fait que leur documentation était fort limitée par rapport à celle que put réunir Charles Schmidt pour son ouvrage de 1848-49, intitulé cependant de façon très significative Histoire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois. Sans doute, le mot d’albigeois a-t-il longtemps encore été utilisé, mais au fur et à mesure que se développait la recherche et que s’enrichissaient ses résultats, il s’est révélé avoir une connotation géographique trop étroite pour rendre compte du phénomène hérétique languedocien, et il a cédé la place à cathares. Mais il est faux de dire que ce ne fut que « peu après 1960 ». Toutes les grandes collections d’Histoire créées avant la guerre, et qui sont encore la gloire de l’érudition française, emploient les mots cathares et catharisme – et sans éprouver le besoin assez puéril, voire un peu ridicule, de le mettre systématiquement entre guillemets :

Louis Alphen en 1932, L’essor de l’Europe, collection « Peuples et civilisations » dirigée par Halphen et Sagnac (Félix Alcan), p. 304, 319, 325, 586, etc.

Charles Petit-Dutaillis en 1933, La monarchie féodale en France et en Angleterre, Collection « L’Evolution de l’humanité » de Henri Beer (La Renaissance du Livre) p. 308 à 317.

Charles Petit-Dutaillis encore en 1937 dans L’essor des Etats d’Occidents, collection « Histoire du Moyen Âge » dirigée par Gustave Glotz (Presses Universitaires de France), p. 58 et suiv.

Raymonde Foreville, en 1953, au Tome 9 de l’« Histoire de l’Eglise » fondée par Fliche et Martin (Bloud et Gay), Du premier concile du Latran à l’avènement d’Innocent III, Livre III, Chapitre III.

Etc. etc.

3°) – Quant à imputer l’usage du mot cathare, notamment dans l’expression pays cathare, « aux mythologies contemporaines, aux passions identitaires et aux intérêts économiques régionaux », voilà qui rend perplexe…

Peut-on sérieusement penser que les historiens susnommés, et tous ceux, plus récents, qui, dans leurs ouvrages, – dont certains figurent dans les grandes collections à usage universitaire – emploient apparemment sans état d’âme, en tout cas sans guillemets, les mots de cathares et de catharisme – de Chelini et Devailly à Génicot, de Le Goff à Guillemain, de Puech à Duby, de Fossier à Monique Bourin, etc., sans parler des très nombreux érudits étrangers qui font de même,– ont partie liée, à un degré quelconque, avec des intérêts locaux, quels qu’ils soient ?

Certes, le mot est loin d’être parfaitement adéquat – essentiellement du fait que les hérétiques ne l’ont jamais employé pour se désigner eux-mêmes, ce qui est bien connu depuis longtemps . Mais il est bien imprudent de conclure de l’inadéquation d’un mot à l’inexistence de ce qu’il est censé désigner. Tout le monde sait bien qu’il n’y a jamais eu de « sculpteurs romans » ni de « peintres gothiques ». Qui songerait cependant à supprimer ces deux expressions de l’histoire de l’art ? Il faut tout le radicalisme naïf de M. Julien Théry pour réclamer d’urgence l’abandon sans appel du mot cathare et son remplacement par celui de dissidence, concept dont il n’a pas perçu, appliqué au Moyen Âge, le total anachronisme ! On sait très bien de qui il s’agit quand on parle de cathares : des chrétiens qui, au nom de l’idéal évangélique, s’étaient mis en rupture avec l’Eglise catholique romaine, ses ministres et ses sacrements, et qui se distinguaient des autres hérétiques contemporains, tels les vaudois, en ce qu’ils pensaient que le monde était mauvais, et ne pouvait donc être l’œuvre du « bon » Dieu.

Autre chose : Patrick Boucheron insiste, à juste titre, sur le fait que « l’étude sociologique de la dissidence effectuée par Jean-Louis Biget atteste qu’elle ne touche qu’une minorité sociale ». Quand j’ai moi-même abordé en 1977 l’étude de l’implantation sociale du catharisme en Languedoc , je n’ai eu aucune peine à montrer que celui-ci, loin d’être une religion populaire, était la religion d’une minorité.

Mais ce qu’il faut ajouter, car c’est essentiel, c’est que cette minorité est celle des puissants : aristocratie rurale et élites urbaines. Si bien – simple remarque de bon sens ! – que ne faire état que de statistiques brutes ne signifie absolument rien : 10 % de partisans de l’hérésie « pèsent » plus que 90 % de catholiques (ou d’indifférents) si ces 10 % sont, comme à Fanjeaux et en de très nombreux autres lieux, les coseigneurs et les consuls réunis. Ce qui explique évidemment la réaction de l’Eglise romaine. Ne pas le préciser conduit à fausser complètement la réalité historique.

Au total, n’en déplaise au nouvel « historiquement correct » né de la Vulgate déconstructionniste, avec laquelle l’Histoire sérieuse, enfin, commencerait, le terme de cathares demeure parfaitement légitime, tout en exigeant sans doute quelques explications, pour désigner les hérétiques qui ont vécu dans le futur Languedoc du XIIe au début du XIVe siècle.

Avril 2010

Post-scriptum

« Les catharismes » et la manipulation des sources

Un ouvrage récent illustre parfaitement le premier des trois vices méthodologiques que j’avais dénoncés dans « Le déconstructionnisme et les études cathares » : faire passer des postulats pour des conclusions, invalider le témoignage, disqualifier la preuve. Il s’agit de « Les catharismes », de Pilar Jiménez-Sanchez, ouvrage issu de sa thèse de doctorat et paru aux Presses universitaires de Rennes, en 2008.

Premier postulat : l’auteur affirme que le catharisme ne vient pas du bogomilisme ; or elle n’en apporte pas la preuve. Elle ne produit aucun document qui invalide les sources faisant état de cette filiation, elle n’évoque aucun fait qui la contredise. Quant aux origines bulgares dont, selon leurs adversaires, se réclamaient certains cathares, rien ne prouve que lesdits adversaires aient inventé de toutes pièces cette filiation afin de diaboliser les hérétiques. Ces derniers ont très bien pu l’imaginer eux-mêmes, afin de se donner une légitimité. C’est peut-être une construction, mais rien ne prouve qu’elle soit l’œuvre des seuls polémistes catholiques. De toute façon, elle pouvait fort bien apparaître, à l’époque, comme tout à fait vraisemblable.

Deuxième postulat : Pilar Jiménez dit que l’Eglise a déformé la réalité de l’hérésie, notamment en ce qui concerne le dualisme. Or là non plus elle n’apporte pas l’ombre d’une preuve. Pour prouver qu’une doctrine été déformée, encore faudrait-il savoir ce qu’elle était avant sa déformation, afin 1°) de pouvoir dire qu’elle a été déformée, et 2°) d’estimer les déformations qu’elle a subies. Or c’est par définition impossible, puisqu’on ne connaît l’hérésie, nous assure-t-on, que par ceux dont on nous dit qu’ils l’ont déformée… C’est un gigantesque sophisme…

En revanche, on a au moins une preuve que l’accusation de dualisme portée contre les cathares était fondée : c’est que tous les hérétiques n’ont pas été accusés d’être dualistes. Les Vaudois, notamment, ne l’ont pas été. Si l’Eglise avait forgé l’accusation de dualisme uniquement pour diaboliser les hérétiques en faisant croire qu’ils étaient les héritiers du manichéisme, on ne voit pas pourquoi certains auraient échappé à cette diabolisation. D’autant que les Vaudois n’ont pas eu de traitement de faveur : ils ont été envoyés sur les bûchers, tout comme les cathares. Pierre des Vaux-de-Cernay (§ 10 à 18 de son Hystoria albigensis) fait parfaitement la distinction entre les « hérétiques » qu’il accuse de dualisme (manifestement, nos « cathares ») et « d’autres hérétiques appelés Vaudois », qui échappent à cette accusation.

L’épithète de nouveaux manichéens que leur colle dans ses sermons Eckbert de Schönau ne prouve certes pas qu’ils étaient les héritiers du manichéisme historique, ni même que leur dualisme avait suffisamment d’affinités avec celui des manichéens pour en apparaître comme une sorte de résurgence. L’opinion d’Eckbert n’est en rien, en elle-même, une preuve. Il reste qu’il l’a cru, et sans doute – pourquoi pas ? – en toute bonne foi. Il reste que ces hérétiques-là l’ont fait penser, à tort ou à raison, aux manichéens. Ces hérétiques-là, et non pas tous les dissidents de son temps. Ses attaques sont ciblées. Il ne dénonce pas à tort et à travers comme néo-manichéens tous les opposants à la politique de réforme centralisatrice de l’Eglise romaine. Il ne met pas tous les opposants dans le même sac. Certains d’entre eux, et certains d’entre eux seulement, devaient avoir des croyances bien particulières pour faire spontanément penser aux manichéens, qu’il était aisé à un lettré du temps de connaître, notamment à travers les ouvrages de saint Augustin. Et si l’on parle d’eux en priorité, et avec la véhémence qu’on peut constater, c’est parce que ceux-là sont particulièrement dangereux, du fait même de ce qui, chez eux, fait spontanément penser aux manichéens : le dualisme.

En voyant en eux des néo-manichéens, Eckbert, assurément, force le trait. Mais c’est nous qui pouvons juger que le trait est forcé. Pas lui. Il ne plaque pas artificiellement le dualisme sur la réalité de la dissidence dont il parle, à seule fin de la diaboliser. Il tente simplement de la cerner, au moyen des références qu’il a à sa disposition, à seule fin de mieux la connaître – du moins l’espère-t-il – et de mieux la combattre. Il est tout à fait normal que la référence majeure, ce soit le manichéisme, dont parle si abondamment saint Augustin.

Troisième postulat : l’Eglise a diabolisé les hérétiques en leur attribuant faussement la croyance en deux principes.

Pilar Jiménez écrit en effet à propos des cathares rhénans connus par les sermons d’Eckbert de Schönau. (p. 139) : « Eckbert avoue s’inspirer de trois œuvres d’Augustin qu’il a à sa disposition, principalement du De haeresibus, mais aussi du Contra Manicheos et du De moribus Manichaerum, assimilant les ‘’cathares’’ de son temps avec ceux que réfutaient les Pères de l’Eglise. Cette fausse identification donnée en préambule permet au moine rhénan d’attribuer aux ‘’cathares’’ la croyance manichéenne en deux principes créateurs, l’un bon, Dieu, l’autre mauvais, le prince des ténèbres ou diable. Pourtant, il avoue lui-même que les ‘’cathares’’ confessent leur foi dans un Dieu unique ».

C’est absolument faux. Pilar n’a pu écrire cela que parce que, obsédée par la volonté de nier le dualisme des cathares rhénans, elle a fait un contresens sur le texte d’Eckbert de Schönau, Sermon I, 4 ; contresens qui fausse toute sa lecture dudit sermon tout au long du chapitre III de sa Première Partie.

Voici le texte d’Eckbert (d’après Migne, Patrologia latina, vol. 195, col. 17B) :

Sermon I, 4 : « Credimus enim et confitemur unum solum esse Deum, qui fecit coelum et terram, et omnia quae in eis sunt, et haec radix fidei nostrae. Illi vero duos creatores esse docent : unum bonum et alterum malum, videlicet Deum et quemdam immanem principem tenebrarum, quem nescio quomodo rectius vocare possumus diabolum ».

Traduction de Pilar Jiménez : « Nous (les hérétiques) croyons et confessons qu’un seul Dieu existe, qui a fait le ciel, la terre, et toutes les choses qui se trouvent à l’intérieur, et en cela repose notre foi. En vérité, ils (les hérétiques) apprennent qu’il existe deux créateurs, l’un bon, l’autre mauvais, à savoir Dieu, et un prince des ténèbres que l’on peut identifier avec le diable ».

Cette traduction est erronée.

Pilar Jiménez ne traduit pas le second mot du texte d’Eckbert, « enim », qui renvoie nécessairement à la phrase précédente, qu’elle ne prend donc pas en compte. La voici : après avoir expliqué que les cathares sont les héritiers directs de la perverse doctrine de Manès, Eckbert écrit : « Manichaei doctrina et sequacium ejus Christianae fidei in ipsa radice sua se opponit, sicut nunc demonstrabo. Credimus enim… »

La traduction correcte est donc :

« La doctrine de Manès et de ses suiveurs s’oppose, dans sa racine même, à la foi chrétienne, ainsi que je vais maintenant le démontrer. Nous croyons en effet et confessons qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui a fait le ciel, la terre et tout ce qui s’y trouve. C’est la racine de notre foi. Mais eux enseignent qu’il y a deux créateurs, l’un bon et l’autre mauvais, à savoir Dieu et quelque méchant prince des ténèbres, dont je ne sais comment nous pouvons mieux l’appeler que le diable ».

Il est bien évident qu’Eckbert, en disant « credimus » (« nous croyons »), parle d’abord de la foi catholique (« Nous croyons en un seul Dieu… »), et non, comme l’écrit Pilar Jiménez, de celle des hérétiques, qu’il expose seulement ensuite (« Mais eux enseignent… »). Mais ce contresens permet à Pilar Jiménez d’écrire qu’Eckbert de Schönau « avoue lui-même que les ‘’cathares ‘’ confessent leur foi dans un Dieu unique ».

On ne saurait croire à un lapsus dans le texte de Pilar: « Nous (les hérétiques) » mis par inadvertance au lieu de « Nous (les catholiques) », puisque de ce contresens elle conclut que Eckbert « avoue lui-même que les ‘‘cathares’’ confessent leur foi dans un Dieu unique ».

Alors ? Manipulation des sources, ignorance d’un latin pourtant très élémentaire, ou « déconstructionnisme » obsessionnel ?...

Pilar Jiménez présente ensuite (p. 141) le contenu des Sermons d’Eckbert, en énumérant, explique-t-elle, les opinions qui lui paraissent être les croyances des hérétiques, tout en soulignant « la difficulté de parvenir à distinguer convenablement dans les affirmations d’Eckbert, ce qui relève véritablement de l’enseignement des ‘’cathares’’, de ce que le moine leur attribue de façon abusive lorsqu’il se sert des textes polémiques d’Augustin contre les hérétiques anciens ».

On va donc opérer un tri. Pilar a d’ores et déjà annoncé le critère qui va permettre ce tri : on va extraire des Sermons ce qui paraît être référence aux hérétiques anciens au travers d’emprunts faits à saint Augustin, et l’on va considérer que ces croyances sont abusivement attribuées par Eckbert aux cathares. Ceci enlevé, « il est possible d’élucider les fondements de la critique ‘’cathare’’ contre l’institution romaine et son clergé ».

C’est un véritable tour de passe-passe, qui se double d’ailleurs d’une grande incohérence !

Dans son Sermon X, en effet, Eckbert défend la position d’Augustin, écrit Pilar (p. 142), « contre les accusations des ‘‘cathares’’ qui, comme les anciens donatistes, mais aussi comme les réformateurs grégoriens les plus intransigeants, niaient la validité des sacrements conférés par les prêtres catholiques. ». Pourquoi ne pas considérer que là aussi, puisqu’il y a emprunt à Augustin, il s’agit d’une accusation infondée ?

Autrement dit, Pilar postule que dans les accusations qu’Eckbert reprend d’Augustin, seule est infondée l’accusation de dualisme, alors que l’accusation de contester l’Eglise romaine sur le plan institutionnel et sacramentel est tout à fait légitime. Loin d’être la conclusion d’une analyse, il s’agit là, une nouvelle fois, d’un pur a priori.

(A suivre)

Avril 2010

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