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Traité européen, pouvoir continental et huit-centenaire de la Croisade albigeoise

Luis Gonzalez-Mestres

 

Sige_de_Beaucaire-ChapI

 

 

Nicolas Sarkozy et Gordon Brown ont engagé un véritable forcing pour que le Traité de Lisbonne soit ratifié dans l'ensemble de l'Union Européenne. A commencer par leurs Etats respectifs où, dans les deux cas, la possibilité d'un référendum a été écartée. Avec la mise en place d'une présidence stable et la formalisation d'une alliance militaire, ce Traité constituera un pas décisif vers la création d'un véritable Etat européen allié aux Etats-Unis via l'OTAN. Au même moment, la diplomatie US réclame de l'Europe un effort de guerre plus important en Afghanistan alors que l'Elysée prône un « renforcement de l'Europe de la défense ». Le pouvoir européen du XXI siècle sera donc, à terme, un « pouvoir fort ». Comme entendait l'être son seul véritable ancêtre : la théocratie médiévale romaine qui, il y a exactement huit siècles (le 10 mars 1208), décréta la sanglante entreprise liberticide qu'allait devenir la Croisade dite « contre les albigeois ».

 

Le 5 Mars, la presse britannique n'y allait pas par quatre chemins à propos du refus, par la Chambre des Communes, d'un référendum sur le nouveau Traité européen. Un texte dit « simplifié », mais qui n'a pas l'air si simple. L'article du Financial Times s'intitulait : « Brown defeats call for EU treaty vote », alors que celui du Telegraph (mis à jour le 7 mars) portait le titre presque identique : « Labour defeats bid for EU Treaty referendum ». Deux faces d'un même coup de force.

Gordon Brown et les parlementaires du Labour Party justifiaient leur comportement, jugé contraire à leurs promesses électorales, par le fait que d'après eux le Traité de Lisbonne n'est pas un traité constitutionnel comme l'était celui rejeté notamment par le référendum français de mai 2005. Mais dans un article paru dans Le Monde le 26 octobre dernier comparant les deux traités, Valéry Giscard d'Estaing avait déjà estimé que « les outils sont exactement les mêmes, seul l'ordre a été changé dans la boîte à outils ». Le 15 novembre, le Telegraph publiait à son tour un article avec cette introduction fort parlante : « Referendums on the new European Union Treaty were "dangerous" and would be lost in France, Britain and other countries, Nicolas Sarkozy has admitted ». Une motivation du déni de référendum, des deux côtés de la Manche, beaucoup plus claire et cohérente que celle de circonstance fournie ces derniers jours par Brown et les « Members of Parliament » (MPs) travaillistes du Royaume-Uni.

Autrement dit : consulter le peuple, c'est très bien si on sait d'avance qu'il votera comme le souhaite le pouvoir en place. Dans le cas contraire, mieux vaut en rester au vote de ses « réprésentants élus ». Telle est la nature même de la "démocratie" de façade dans laquelle on vit. Mais pourquoi cet empressement et cette insistance pour faire entériner coûte que coûte le Traité européen ? Que peut-on espérer d'un « pouvoir européen » créé par ces procédés ? Quels intérêts servira vraiment un tel pouvoir ?

Le 14 février, le Journal Officiel publiait la « Loi n° 2008-125 du 13 février 2008 autorisant la ratification du traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne, le traité instituant la Communauté européenne et certains actes connexes », adoptée par le Parlement après avoir à plusieurs reprises refusé un référendum, sur le Traité lui-même ou sur la modification de la Constitution Française qu'il a comportée. Le référendum a été évité, dixit Nicolas Sarkozy, parce qu'il pouvait se solder par un nouveau rejet. Précisément, une telle manière d'agir en France comme en Grande-Bretagne, ne préfigure-t-elle pas la perspective d'un pouvoir européen autoritaire si le Traité entre finalement en vigueur ? On peut s'en inquiéter d'autant plus que le 10 février, à la Conférence de Munich sur la Politique de Sécurité, le secrétaire de Défense US Robert Gates adressait à l'Europe un appel pressant à accroître son implication directe dans la guerre en Afghanistan : « ... we must not – we cannot – become a two-tiered Alliance of those who are willing to fight and those who are not. Such a development, with all its implications for collective security, would effectively destroy the Alliance ». Qui décidera, à terme, des engagements militaires des pays de l'Union Européenne ?

 

La question de l'Afghanistan vient d'être évoquée à la réunion du 6 mars du Conseil de l'Atlantique Nord, organe principal de décision politique de l'OTAN. Cette réunion, a été « consacrée à la préparation du Sommet des Chefs d’Etat et de gouvernement de l’Alliance qui se tiendra à Bucarest, du 2 au 4 avril 2008 » et qui doit adopter une déclaration à ce sujet. D'après Le Monde, il s'agira de « souligner auprès des opinions publiques, outre les résultats obtenus, les raisons pour lesquelles les pays de l'Alliance doivent maintenir leurs troupes dans ce pays ». Ce qui revient à suivre quasiment au mot les injonctions de la diplomatie US. Rappelons ces extraits du discours de Robert Gates à Munich mis en ligne sur le site de la Conférence :

« The Alliance must put aside any theology that attempts clearly to divide civilian and military operations. It is unrealistic. We must live in the real world. As we noted as far back as 1991, in the real world, security has economic, political, and social dimensions. And vice versa. In the future, the E.U. and NATO will have to find ways to work together better, to share certain roles - neither excluding NATO from civilian-military operations nor barring the E.U. from purely military missions. (...)

... in NATO, some allies ought not to have the luxury of opting only for stability and civilian operations, thus forcing other Allies to bear a disproportionate share of the fighting and the dying.

(...)

While nearly all the Alliance governments appreciate the importance of the Afghanistan mission, European public support for it is weak. Many Europeans question the relevance of our actions and doubt whether the mission is worth the lives of their sons and daughters. As a result, many want to remove their troops. The reality of fragile coalition governments makes it difficult to take risks. And communicating the seriousness of the threat posed by Islamic extremism in Afghanistan, the Middle East, Europe, and globally remains a steep challenge.

As opinion leaders and government officials, we are the ones who must make the case publicly and persistently.(...) ».

(fin de citation)

Gates justifie cette pression sur les gouvernements des Etats européens par l'annonce de terribles catastrophes qui menaceraient notre continent si on ne suit pas la politique US en Afghanistan et au Moyen-Orient. Comme les Bush, il préconise une stratégie dictée par le principe de la guerre « du bien contre le mal ». La croisade du XXI siècle ? Plus de neuf siècles après la Première Croisade et le discours d'Urbain II au Concile de Clermont, on continue à tourner en rond. L'esprit de croisade, les européens le connaissent de longue date : il s'est souvent retourné contre les européens eux-mêmes.

 

Aujourd'hui (10 mars 2008), c'est l'anniversaire de la naissance d'une horrible croisade « interne » : celle contre les hérétiques de ce que l'on appelle aujourd'hui le « Midi de la France ». Il y a huit-cent ans, « le six des Ides de Mars de la onzième année de [son] pontificat » (le 10 mars 1208), le Pape Innocent III signait la bulle appelant à cette entreprise de destruction du pays le plus prospère de l'Europe du début du XIII siècle. Le Traité de Lisbonne, instituant un véritable Ordo Europaeus, se trouve entouré plus ou moins directement de références à la « civilisation », aux « racines chrétiennes » ou encore aux « origines »… C'est vrai que la théocratie romaine fut, à un certain nombre d’égards, un ancêtre (le seul) de l’actuel « projet européen ». Mais quel fut le bilan de cette théocratie ? Ceux qui évoquent les « origines chrétiennes » de l’Europe se montrent moins bavards à ce sujet. La réalité est que les populations des pays européens n’ont pas à dire merci aux pouvoirs continentaux qui les ont asservies.

L’Ordre Européen a déjà coûté très cher aux peuples du continent. Non seulement en tant que pouvoir, mais aussi en tant que dessein. Si les pouvoirs romain et ecclésiastique ont ravagé l’Europe, les guerres pour l’hégémonie européenne ont fait pendant des siècles un nombre de victimes impossible à recenser, et se sont encore poursuivies au XX siècle. Dans l’après-guerre, le prétexte pour imposer la mise en place progressive d’un grand Etat européen a été la nécessité de mettre fin définitivement aux guerres sur le continent. Mais ce faisant, on a soigneusement évité d’analyser les intérêts qui s’étaient trouvés à l’origine de ces guerres et qui, eux, n'ont pas disparu. La manière dont sera « gérée » une population de cinq-cents millions d’habitants sur la base d’institutions nouvelles élaborées à huis clos, risque de présenter des « innovations » par rapport à celle employée jusqu’à présent dans des Etats de trente ou soixante millions d’habitants dont les institutions étaient censées incorporer un certain nombre d’acquis de la guerre contre le fascisme et des luttes sociales de l’après-guerre.

Raison de plus pour examiner avec une certaine attention ce passé « européen » qu’on nous demande d’assumer et dont on vante les « racines chrétiennes ». Le « pouvoir européen » du Moyen-Age fut la théocratie ecclésiastique. La croisade albigeoise, qui dans la première moitié du XIII siècle ravagea le pays de l’Europe occidentale dont le développement économique avait été le plus rapide et où les mouvements sociaux les plus progressistes avaient vu le jour, fut le principal « exploit » de cette théocratie féodale qui n’hésita pas à faire massacrer des populations à plusieurs reprises. L’Europe serait-elle une « unité naturelle » ? L’Histoire des Empires romain et grec nous dit le contraire. Quant aux « races » humaines, c’est une sinistre invention des idéologues des classes dominantes de la période coloniale, en dehors de toute base scientifique, mais qui fut fort utile aux entreprises de conquête. Lire, par exemple, le discours de Jules Ferry du 28 juillet 1885 devant la Chambre des Députés défendant la « grande expansion coloniale » française.

 

Le « pouvoir européen » du Moyen-Age, assumé par l’Eglise, répondait à une stratégie de guerre de religion dont les Croisades ont incarné une tentative de réalisation. Une époque révolue ? Pas vraiment, du moment qu'on entend de nos jours parler de « guerre du bien contre le mal » comme dans le langage des croisades. Pour rappel, quelques extraits du « vocabulaire » employé par le Pape Innocent III dans sa Bulle du 10 mars 1208 appelant à la Croisade Albigeoise :

« ... frère Pierre de Castelnau... avait été envoyé par nous avec d'autres dans le midi de la France pour y prêcher la paix et affermir la foi. (...) Mais le Diable suscita contre lui son ministre ... le Comte de Toulouse. (...) Comme il était incapable de réfréner la haine qu'il avait conçu contre frère Pierre dont la bouche ne gardait point enfermée la parole de Dieu pour exercer la vengeance sur les nations et répandre les châtiments sur les peuples, poussé en outre par une rage d'autant plus vive qu'il méritait d'être plus fortement réprimandé pour ses crimes, il convoqua à Saint-Gilles le dit frère Pierre et son collègue, légats du siège apostolique... (...) Lorsque les légats décidèrent de se retirer, il les menaça publiquement de mort... (...) A la nuit tombante, les légats s'arrêtèrent pour se reposer sans s'apercevoir que des satellites du comte se tenaient auprès d'eux, et... cherchaient à répandre leur sang. (...) Le lendemain... les vertueux chevaliers du Christ se disposaient à traverser le fleuve quand l'un des susdits satellites de Satan, brandissant sa lance, blessa par derrière entre les côtes ledit Pierre, lequel appuyé fortement sur le Christ comme sur un roc inébranlable, ne s'attendait pas à une pareille trahison. »

(fin de citation, source : site de l'Université de Fordham, qui reprend à son tour la traduction du latin publiée par Pascam Guébin et Henri Maisonneuve dans leur ouvrage « Histoire Albigeoise », Vrin 1951).

Ce langage intégriste est celui d’un Pape de Rome qui entendait commander aux rois (le dominium mundi proclamé par le Dictatus papae de Grégoire VII). C'est aussi la réaction d'un pouvoir ecclésiastique coupé du peuple devant la désaffection de la grande majorité de la population et la montée d'un mouvement démocratique bourgeois qui, pour la première fois, défiait le système féodal en place. Innocent III reproche aux seigneurs du Languedoc de ne pas réprimer ce mouvement et de passer des compromis avec lui.

 

Dans la suite du texte, Innocent III appelle « tous ceux... animés par le zèle de la foi catholique pour venger le sang du juste qui élève de la terre au ciel un appel incessant jusqu'à ce que le Dieu des vengeances descende du ciel sur la terre... » à « détruire l'hérésie par tous les moyens que Dieu vous inspirera », et termine son appel par cette phrase :

« Dépouillez-les de leurs terres afin que les habitants catholiques y soient substitués aux hérétiques éliminés et, conformément à la discipline de la foi orthodoxe qui est la votre, servent en présence de Dieu dans la sainteté et dans la justice ».

Il s’agit donc de guerre ethnique et de massacres et pillages programmés. Plus l’antisémitisme également présent tout au long de la Croisade Albigeoise, et la création de l'Inquisition Médiévale quelques années plus tard. Police politique du XIII siècle, l'Inquisition (Inquisitio haereticae pravitatis, enquête sur la perversité hérétique) fut également un instrument de destruction du tissu social du « pays hérétique » conquis. Que valait la vie humaine ? Que vaut-elle de nos jours ? En quoi les « grands pouvoirs » servent-ils les populations ?

Quant au vocabulaire d'Innocent III : « exercer la vengeance sur les nations et répandre les châtiments sur les peuples », « vertueux chevaliers du Christ », « ministre du Diable », « satellites de Satan », « venger le sang du juste qui élève de la terre au ciel un appel incessant jusqu'à ce que le Dieu des vengeances descende du ciel sur la terre », « détruire l'hérésie par tous les moyens que Dieu vous inspirera», ou encore « dépouillez-les de leurs terres afin que les habitants catholiques y soient substitués aux hérétiques éliminés »... force est de constater que les intégristes de ce début du XXI siècle ressemblent fort à ceux du début du XIIIème qui, déjà à l'époque, maniaient avec sectarisme, intolérance et acharnement des phrases tirées de textes très anciens et écrits dans d'autres contextes.

La coalition militaire Europe - USA du XXI siècle ne sera-t-elle porteuse d'une nouvelle version de l'idée du dominium mundi grégorien ? Une perspective particulièrement inquiétante. Le Dictatus papae date de 1075 et le discours d'Urbain II à Clarmont d'Alvernha (l'actuel Clermont-Ferrand), de 1095. Les barons du futur "Midi de la France", dont le comte de Tolosa (Toulouse), qui se sont empressés de participer à la première croisade se doutaient-ils qu'un siècle plus tard leur propre pays serait ravagé par ce même pouvoir européen dont ils suivaient avec diligence l'appel au nom de Dieu ? De nos jours, on peut bien parler de ravages en ce qui concerne les conséquences des nouvelles politiques en matière économique, sociale, institutionnelle...

 

Pour clore, l'injonction américaine correspond certainement à la volonté des milieux financiers et des grandes multinationales. Elle pousse l'Europe vers la mise en place d'un pouvoir « fort » et autoritaire dont le refus de référendum en France et en Grande-Bretagne constitue un signe précurseur. L'Europe militaire et la création d'un véritable Etat européen sont devenues des urgences. Mais que peuvent attendre les citoyens d'une telle évolution ? L'expérience du précédent pouvoir européen, la théocratie médiévale, fut tragique et se solda par une grave régression historique. Que se passera-t-il au XXI siècle ? De quels garde-fous et moyens de contrôle disposent à présent les citoyens par rapport aux institutions européennes ? Il ne semble pas que cette question essentielle soit à l'ordre du jour, dans un monde politique et « gestionnaire » continental dont le fonctionnement devient de plus en plus opaque et éloigné de la grande majorité de la population.

Voir mes articles dans Indymédia :

http://www.cmaq.net/fr/node/29167

Europe: DCCC anniversaire de la Croisade Albigeoise

http://grenoble.indymedia.org/index.php?page=article&...

L'Europe, la guerre et le huit-centenaire de la Croisade Albigeoise

 

Luis Gonzalez-Mestres

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