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Commémoration ou travail de mémoire ?
La période 2009-2013 coïncide avec le huit centième anniversaire de la Croisade contre les Albigeois, immense vague de répression politico-religieuse déclenchée par la papauté contre les cathares et déferlant sur le Midi de la France, notamment le Languedoc. La Croisade proprement dite a duré plus de 20 ans, et a débouché, outre la férocité de la répression religieuse, sur la dépossession brutale d’une partie non négligeable des forces vives de la société méridionale, autant dire des structures de soutien matérielles et spirituelles de toute une culture, à travers l’instauration et la mise en oeuvre directe par Rome de la première Inquisition, appelée à parcourir le pays en tous sens pendant plus d’un siècle.
Cette croisade représenta en réalité jusqu’à 40 croisades, c’est-à-dire, deux par an pendant 20 ans (1209-1229). Elles correspondent aux fameuses ‘quarantaines’ de la féodalité, permettant aux ‘bons chrétiens’ du Nord de gagner terres, butins et indulgences et mettant régulièrement en marche chevaliers, clercs, hommes d’armes de toute l’Europe. C’est-à-dire deux fois par la durée – et certainement par la férocité - les guerres du Vietnam, de l’Irak ou de l’Afghanistan. Elle fut suivie par un siècle d’Inquisition, c’est-à-dire d’expropriation, de délation, de police des mœurs et des esprits, sans précédent dans l’Histoire. Car il faut se rendre à l’évidence : l’Inquisition, avec sa mise au pas et sous surveillance de populations entières, ses crimes de torture et contre la liberté de conscience, est bel et bien née alors sur les terres d’Oc, sous la mandature directe de la papauté, et cela bien deux siècles avant l’Espagne et Torquemada. Nous sommes donc devant l’un des premiers exemples de l’Histoire du génocide culturel, et selon certains, devant son invention même.
La Croisade a donc marqué l’écrasement inexorable du midi toulousain et de l’ancienne Gothie septimanienne, avant que la Provence ne tombe à son tour. Ainsi elle précipite la fin de l’autonomie naissante et de la singularité d‘une civilisation à l’avant-garde des libertés, de la création littéraire et artistique devançant de plusieurs siècles notre modernité, de la naissance précoce d’une émancipation des femmes pendant longtemps restée sans équivalent, ce qui en fait l’un tournant tragique du devenir historique européen.
Autant dire que, en ce qui concerne nos régions, et plus particulièrement le Languedoc-Roussillon, le Midi-Pyrénées et la Provence, l’année 2009 ne devrait marquer que la butée initiale, certes capitale, d’une longue série de débats et d’événements relevant d’un processus d’anamnèse culturelle, jalonnée par d’autres anniversaires non moins fatidiques tels que la bataille de Muret (2013), le Siège de Beaucaire et la mort de Simon de Montfort (2018), offrant ainsi l’occasion hors pair d’une réflexion approfondie sur les aléas de la formation de l’État en France et en Europe.
La ville de Sommières, parmi bien d’autres, a été en première ligne des lieux ayant subi le choc de la Croisade et essuyé les plâtres de ses retombées. Alors que Sommières avait été au XIIe – XIIIe siècles parmi les centres de rayonnement de la culture occitane et notamment de l’art des troubadours, voyant peut-être encore naître dans ses murs au treizième siècle le célèbre roman d’amour courtois en vers Flamenca, cité parmi les joyaux de la littérature d’oc, cette ville importante perdra à l’occasion de la Croisade, avec la tutelle de ses co-seigneurs, les Bermonds de Sauve-Anduze et de Sommières, dont une partie des biens a été aliénée par Louis IX contre les salines de l’Abbaye de Psalmodi à Aigues Mortes, son antique autonomie, assistant à la transformation de son emblématique Tour Bermond en place forte et en prison royales pour la répression de hérétiques, et à sa mise sous tutelle directe du sénéchal du roi..
Aujourd’hui, nous voyons après tant de siècles à nouveau flotter le drapeau des comtes de Toulouse, devenu celui de la moderne Occitanie, sur la Tour des Bermonds, encore debout contre vents et marées de l’histoire.
La période 2009-2013 marquant donc par excellence cette ouverture d’un temps fort pour la commémoration de la Croisade, nos amis Sommiérois de l’association Quai Griolet Productions, implantée à Sommières, connaissant nos travaux, nous ont dès lors fortement incités à revenir sur cette ‘mémoire dormante’, inséparable de l’esprit et du ‘génie du lieu’ cher à Lawrence Durrell, et à nous efforcer par l’organisation d’un événement scénique et poétique propre à susciter la réflexion à évoquer quelque chose de son immense importance aujourd’hui encore trop souvent passée sous silence.
Notre ambition depuis le début n’a pas été de nous adonner à une énième commémoration purement ponctuelle et festive, encore moins à la reconduction de stéréotypes parfois trop facilement popularisés et désormais sous les feux de la critique historique, mais de déboucher sur l’adaptation pour la mise en scène, au travers d’une déjà assez longue élaboration (nous y travaillons en équipe depuis maintenant dix années), d’une œuvre littéraire, musicale et théâtrale fortement impliquée dans les questions majeures à la fois de son sujet et de notre temps, à mettre en place grâce au concours de professionnels engagés dans le chant et le théâtre d’avant-garde de la Région et au-delà.