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Notes d’intention de l’auteur
Patrick Hutchinson
Préambule : Approcher la commémoration du 800ème anniversaire de la Croisade des Albigeois plutôt par le biais des apories et des ratés du présent le plus brûlant, comme travail de ‘remémoration’, mémoire qui nous travaille au plus intime, anamnèse… En partant, par exemple, de la métaphore d’une mystérieuse lettre volée qui arriverait sans crier gare au creux et au cœur de chacune de nos vies (celle-là même qui, écrite de main de femme et ensuite interceptée et détournée par Simon de Montfort et les clercs, était destinée à Peire d’Aragon à la veille de la Bataille de Muret…)….
Point de vue subjective : il s’agit bien pour l’auteur d’une sorte d’acte de reconnaissance et d’amour envers ces terres méridionales, cette Provence et ce Languedoc qui l’ont accueilli il y a plus de quarante ans et qui sont devenues depuis sa patrie d’adoption et d’élection, son lieu de seconde naissance, de création identitaire et littéraire. Son 'pays endémique' (Felip Gardy), lieu perdu et perpétuellement à réinventer de la liberté de conscience, de la parité, de la démocratie véritables et de la viabilité humaine. En d’autres termes, la restitution, l’acquittement en profondeur, d’une dette de reconnaissance envers un pays oblitéré et en réserve qui lui a tant donné et qui lui a appris, entre bien d’autres choses de moindre importance, le joi.
Point de vue artistique : Dans l’approche de cette histoire, sorte de traumatisme originel de la formation de l’État en France et en Europe, j’ai tout d’abord été influencé par ce qu’on peut appeler une profonde imprégnation littéraire et culturelle due à une fréquentation de plus de quarante ans de l’art lyrique des trobadors ou inventores du moyen âge occitan que m’ont value les joies de la lecture personnelle et les assiduités de la recherche universitaire.
Approches littéraires et techniques : J’ai ainsi trouvé relativement naturel d’adopter pour son traitement deux techniques étrangères à notre époque mais familières au moyen âge (et surtout au moyen âge occitan) : la paraphrase ou contrafacrum et l’entrebescar ou art de l’agencement harmonieux (ou baiser de langues). En traduisant des épisodes clés de la Canso de la Crosada (Chanson de la Croisade Albigeoise), chanson de geste en alexandrins monorimes du début du treizième siècle dont les laisses hantaient confusément déjà ma mémoire, j’ai eu envie d’entrecroiser avec le présent en faisant par moments de la paraphrase critique et provocatrice un peu à la manière du Byron de Don Juan dont j’avais également traduit des passages il y a quelques années. J’ai également très rapidement compris que pour rendre quelque chose de la complexité et de la saveur tout court de la vie et de la culture de cette époque à la fois lointaine et à nouveau mystérieusement proche, il ne suffisait pas de s’en tenir à une narration linéaire (laquelle risquait tout simplement d’ennuyer et d’assommer d’horreurs inutiles le lecteur/auditeur/spectateur potentiel). Le cut up des surréalistes et de la Beat Generation ainsi que le plagiat post-moderne de Kathy Acker (que j’avais également traduite et rencontrée) tout autant que le cinéma et le mixage de la musique électronique m’ont ainsi fourbi des armes du montage et de la juxtaposition alternée (‘Les Muses aiment les chants alternés’ disait déjà Pindare, le plus grand des lyriques grecs).
Application artistique : Tout cela rejoignait de façon féconde et lumineuse certains principes de composition de l’art des Trobadors, dont notamment la tresca (ou tresse) chère à Robert Lafont et le fameux entrebescar. Il m’a donc paru indispensable pour en restituer efficacement et de façon vivante aujourd’hui quelque chose de la vie et de l’énergie créatrice (traduction du ‘joi’) de l’époque au sens large de la Croisade, et surtout des questions qu’elle charrie, de mixer/mélanger/intercaler différents registres poétiques et littéraires (lyrique, épique et parodie), différents genres et techniques artistiques (performance, chant, rap, slam, jeu d’acteurs, vidéo) – mais tout cela de façon vraiment ‘agencée’ et artistiquement ‘montée’, en dialogue avec un metteur en scène.
Mélange des ‘Tons’ et des genres, anachronismes : J’ai également été influencé dans cette approche par l’extraordinaire théorie des genres et des ‘tons’ littéraires du grand Friedrich Hölderlin, notamment par sa conception de ‘l’alternance des tons’, suivant laquelle, notamment dans la traduction d’une œuvre dramatique, on ne doit jamais commencer par l’accentuation de ce qu’il appelle le ‘ton principal’ (dans le cas en question, le ‘Tragique’), mais plutôt par celle du ‘ton secondaire’ (ici le ‘Lyrique’) – cette idée nous rapproche d’ailleurs du mélange de tragique et de comique, de ‘ton élevé’ et de ‘ton bas’ que l’on retrouve déjà chez Shakespeare lui-même, et qui a tant choqué dans la France de Versailles et du ‘Grand Siècle’ (pour s’imposer depuis, Shakespeare étant devenu un auteur du répertoire français désormais au moins à égalité avec Racine). C’est ainsi que je n’ai pas craint de mixer le drame et la poésie épique de la Chanson de la Croisade avec la mise en scène parodique et presque burlesque du Talk-show contemporain, ni les accents cristallins du grand chant des Trobadors (interprété par Delphine Aguilera et Jean-Marie Carlotti) avec les rythmes du rap et du slam de Didjeko, de Tony José et de David Banneur.
Point de vue linguistique : Plutôt que de prétendre d’emblée à l’occitanité, c’est-à-dire à l’acculturation totale et assumée de la langue occitane contemporaine, ce qui dans le cas de l’auteur serait une posture quelque peu plaquée et artificielle, voire une imposture, on a préféré ici prendre une approche médiane que l’on pourrait appeler ‘métissée’ ou de la ‘créolisation’. Ainsi j’ai préféré laisser affleurer de façon ‘spontanée’ sous le français – déjà une langue d’extériorisation et d’acculturation pour moi – les accents de la ‘langue sous la langue’, la langue d’oc des origines et de haute époque, ainsi qu’elle se fraie un chemin à travers le récit en même temps que les affleurements de la mémoire.
Point de vue historique : Or, cette mémoire ‘est mienne et pas mienne’, à la fois régionale, nationale et européenne. On ne peut imaginer le processus de l’unification Européenne sans que chacune des Etats-Nations qui la composent passe par une sorte de psychanalyse collective et historique, si l’on ne veut pas que les mêmes erreurs et les mêmes conflits inexpiables ne finissent par sempiternellement se reconduire (Ce serait d’ailleurs bien là le pari des ennemis irréductibles d’une Europe forte et autonome). L’Europe du 21ème siècle est donc plus que jamais condamnée non pas à la commémoration, mais au travail mémoriel. La ‘Croisade des Albigeois’ est bel et bien un carrefour majeur, un moment-clé de son histoire, et ne concerne pas les seuls languedociens et autres méridionaux, même si elle les concerne bien en premier lieu.
Point de vue géopolitique : Les principaux épisodes de cette histoire – sorte de péché originel de l’unification religieuse et territoriale – qui s’inscrivent en une longue série qui va de la conquête militaire à la police systématique des consciences : la Croisade du Pape et l’usurpation de Simon de Montfort (1209-1215), la résistance des villes et la reconquête raimondine (1215-1225), les Croisades de l’annexion royale (1225-1229), l’invention et le déploiement des inquisitions (1229-1321), n’en décident pas moins implicitement du devenir européen dans son ensemble pour des siècles.
Ainsi elle concerne tout autant les pays de l’archipel atlantique (Grande Bretagne, Empire Plantagenêt, Aquitaine, Navarre, Aragon..), que ceux de l’arc euroméditerranéen (Comté de Toulouse, Barcelone, Gênes, Pise, Grande Sicile, Saint Empire, Royaume de Jérusalem), autant Marseille, Arles et Avignon que Béziers, Carcassonne et Toulouse, suivant la configuration en filigrane d’une géopolitique véritablement inouïe.