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Hannah Arendt, le "Cas Eichmann et les Allemands"


Hannah_ArendtLe 11 avril 1961, le procès Eichmann s'ouvre à Jérusalem.
C'est toute la mémoire de la Shoah qui surgit des abîmes où l'euphorie de la victoire et le silence des survivants l'avaient laissée sommeiller.
Jusque là, la distinction entre la mémoire de la déportation et celle du génocide, avec toute sa singularité historique, n'était pas claire.

Qu'on songe à l'attitude de la France, qui, obéissant au mythe résistancialiste, et considérant, selon les paroles de De Gaulle, que "Vichy est nul et non avenu", continue de protéger un Papon, ou de déposer une gerbe sur la tombe de Pétain, en tant que vainqueur de Verdun...

La mémoire se réveille. Et la réflexion sur la responsabilité aussi. Pouvait-on, quand on était allemand, ignorer le sort réservé à ceux que la propagande désignait comme une engeance nuisible à éliminer ? Pouvait-on, lorsqu'on était nazi, prétendre, comme les accusés de Nüremberg, ne pas avoir imaginé le "degré" auquel l'extermination s'était produite ? Comment imaginer un Eichmann, tâcheron du régime, aux allures de petit fonctionnaire, dans ce rôle d'exterminateur ?



Hannah Arendt assiste au procès, et écrit une série d'articles pour le New Yorker. Frappée par l'attitude de Eichmann, personnage falot, insignifiant, et parfois ridicule, elle publie, après dix mois d'audience, un livre sur le procès : Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la Banalité du Mal, qui déclenche une vaste polémique.

Dans l'interview ci-dessous, accordée à Thilo Koch en 1964, pour l'émission allemande Panorama, elle revient sur ce rapport, et évoque cette polémique, portant notamment sur la participation forcée des Judenrat, les instances juives constituées par les nazis, avec les rouages du processus d'extermination, et sur l'idée principale de son livre : Le mal mal n'a pas besoin de monstre pour s'incarner; il est banal, atrocement banal, comme le sont tous ceux qui se sont justifié d'avoir simplement obéi aux ordres ou de s'être imprégné d'une idéologie meutrière. Elle évoque également le rapport que les Allemands des années 60 ont avec la mémoire d'un passé proche encore :


« LE “CAS EICHMANN” ET LES ALLEMANDS »

ENTRETIEN AVEC THILO KOCH, 24 janvier 1964, enregistré à New York.

KOCH – Quelles sont les thèses que contient votre livre si controversé sur Eichmann ?

ARENDT – Ce livre ne contient à vrai dire aucune thèse. C’est un compte rendu qui se borne à exposer tous les faits dont il a été question au cours du procès de Jérusalem. Au cours des débats, aussi bien le procureur que la défense ont exposé certaines thèses dont j’ai égale¬ment rendu compte et dont on a ensuite affirmé que je les avais faites miennes – ainsi par exemple de la thèse selon laquelle Eichmann n’au¬rait été qu’un « rouage », ou de celle selon laquelle les Juifs auraient pu opposer une résistance. Je me suis insurgée de façon explicite contre ce dernier point et, en ce qui concerne la théorie du rouage, je n’ai fait que rapporter le fait qu’Eichmann ne partageait pas l’opinion de son défenseur. Malheureusement, la controverse suscitée par ce livre tourne en grande partie autour de faits et non pas autour de thèses et d’opinions – autour de faits que l’on a travestis en théories afin de leur ôter leur caractère de faits. La personne de l’accusé occupe le centre du livre, et celui du procès.
Le débat sur la culpabilité d’Eichmann a permis de mettre au jour l’effondrement moral qui a affecté dans sa totalité le cœur de l’Europe, dans toute son effroyable réalité factuelle. On peut échapper à cette réalité de plusieurs manières très différentes : soit en la niant, soit, de manière réactive, en faisant les aveux de culpabilité pathétiques qui n’engagent à rien et où tout ce qui est spécifique est détruit ; on peut y échapper également en invoquant une responsabilité collective du peuple allemand, ou bien encore en affirmant que ce qui s’est passé à Auschwitz ne serait que la conséquence de la haine immémoriale du Juif – le plus grand pogrom de tous les temps.

KOCH – Ce que l’on a appelé « l’indépassable passé des Juif » ne constitue donc qu’une petite part de vos pensées dans le cadre du procès de Jérusalem.

ARENDT – Puisque vous m’interrogez sur mes pensées, je me contenterais de vous répondre que « l’indépassable passé des Juifs » n’y a joué d’emblée aucun rôle. Il s’est imposé au cours du procès et j’en ai rendu compte. Les actes d’Eichmann se sont déroulés dans un contexte et non pas dans le vide : les responsables des Conseils juifs faisaient partie de ce contexte et lui-même a évoqué en détail sa « collaboration » avec eux au cours de son interrogatoire de police à Jérusalem, et il en avait parlé auparavant au cours de l’interview qu’il avait accordée au journaliste hollandais nazi, Sassen, en Argentine.
De ce que j’en suis venue à parler de ces faits, on a conclu que j’avais pré¬tendu fournir en quelque sorte un exposé de l’extermination du judaïsme européen, au sein duquel une place quelque peu à part doit être attribuée à l’activité des Conseils juifs. Mais je n’ai jamais voulu cela. Mon livre est le compte rendu du procès et non l’exposé de cette histoire. Celui qui écrira l’histoire de cette époque ne choisira précisément pas pour point de départ le procès Eichmann. Mais, pour en revenir à notre pro¬pos, à savoir la part de « l’indépassable passé des Juifs », je dois dire qu’en ce qui me concerne personnellement, c’est seulement la fantastique propagande des organisations juives dirigée contre moi – et dont l’effet a retenti bien au-delà des frontières du secteur juif à proprement parler – qui m’a fait mesurer le grave problème que représente manifestement ce passé indépassable, non point tant dans la conscience du peuple que dans la conscience de cette couche de responsables juifs et de ceux que l’on a baptisés à bon droit l’« establishment juif ».

KOCH – Comment a-t-on pu arriver à cette méprise en vertu de laquelle votre livre, votre compte rendu du procès Eichmann, serait une façon indirecte d’innocenter ou de minimiser les crimes nazis ?

ARENDT – Ici, me semble-t-il, il faut distinguer deux choses différentes : tout d’abord, une déformation malveillante et, deuxièmement, une méprise authentique. Quiconque a lu mon livre ne peut pas affirmer que j’ai « innocenté » les crimes de l’époque nazie. Il en a été de même avec le livre de Hochhuth : étant donné que Hochhuth a critiqué la position de Pacelli à l’époque de la Solution finale, on a affirmé qu’il avait de ce fait innocenté Hitler et les SS et présenté Pie XII comme le vrai coupable. C’est sur la base de cette absurdité, que personne n’a soutenue d’ailleurs et qui est facile à invalider, qu’on cherche à engager la discussion. Il en va de même, au moins en partie, de la contro¬verse autour du livre sur Eichmann. On affirme que j’aurais « innocenté » Eichmann et l’on démontre ensuite la culpabilité d’Eichmann – la plupart du temps à partir de citations tirées de mon livre ! La manipulation de l’opinion dans le monde moderne s’effectue, comme chacun sait, au moyen des méthodes de l’image making : c’est-à-dire que l’on pose dans le monde certaines images qui non seulement n’ont rien à voir avec la réalité, mais qui, le plus souvent, ne servent qu’à dissimuler certaines réalités désagréables. C’est ce qui s’est produit dans le cas du livre sur Eichmann, et ce, avec un succès considérable. Une grande partie de la discussion que vous connaissez déjà, ici en Amérique, comme en Europe, ne mérite donc même pas de réplique car elle a trait à un livre que personne n’a écrit.
Passons maintenant à la méprise authentique. Le sous-titre Rapport sur la banalité du mal a fait l’objet de méprises réitérées. Rien n’est plus éloigné de mon propos que de minimiser le plus grand malheur de notre siècle. Ce qui est banal n’est par conséquent, ni une bagatelle, ni quelque chose qui se produit fréquemment. Je peux trouver une pensée ou un sentiment « banal », même si personne n’en a jamais exprimé de semblable auparavant, et même si les conséquences conduisent à une catastrophe. C’est ainsi par exemple que Tocqueville a réagi au milieu du siècle dernier aux théories raciales de Gobineau qui, à l’époque, passaient encore pour tout à fait originales mais, simultanément, pour aussi « néfastes » que superficielles. La catastrophe fut lourde de conséquences. Mais était-elle pour autant lourde de signification ? On a essayé à plusieurs reprises, comme vous le savez, de suivre à la trace le national-socialisme en plongeant dans les profondeurs du passé spirituel de l’Allemagne, voire même de l’Europe en général. Je tiens cette tentative pour fausse et également néfaste, parce qu’elle écarte de la discussion la spécificité absolument évidente du phénomène, à savoir son incommensurabilité et son extension. Que quelque chose puisse sortir pour ainsi dire du ruisseau, sans courant profond, et gagner de la puissance sur presque tous les hommes, c’est précisément cela qui est effrayant dans le phénomène.

KOCH – C’est donc la raison pour laquelle vous estimez si important d’ôter à Eichmann et au cas Eichmann son caractère démoniaque ?

ARENDT – Je n’ai pas l’impression d’avoir ôté à Eichmann son carac¬tère démoniaque : bien plutôt est-ce lui qui s’en est chargé et, à vrai dire, avec un tel acharnement, qu’on en arrivait à la limite du plus pur comique. J’ai simplement voulu indiquer par là ce qu’il en est du « démoniaque » lorsqu’on le considère de près.
J’ai moi-même beaucoup appris à ce sujet et je crois en tout cas qu’il est extrêmement important que d’autres en prennent également connaissance. C’est justement ce caractère soi-disant démoniaque du Mal, lequel peut encore pour cette raison se réclamer de la légende de Lucifer, l’ange déchu, qui exerce une force d’attraction si extraordinaire sur les hommes. Permettez-moi ici de vous rappeler les vers de Stefan George dans le poème « Le Coupable » : « Celui qui n’a jamais considéré sur son frère la place du coup de poignard / Combien pauvre est sa vie et faible son penser. »
C’est précisément parce que les criminels n’ont pas été mus par les mobiles mauvais et meurtriers que nous connaissons – ils ont tué non pas pour tuer, mais parce que cela faisait partie du métier – qu’il nous a été si facile de comprendre, d’invoquer les démons à propos de ce malheur et d’y découvrir une signification historique. Et, j’avoue qu’il est plus facile d’être victime d’un diable à forme humaine ou, au sens du procureur au cours du procès Eichmann, d’une loi qui existe historiquement depuis Pharaon et Aman, que d’être la victime d’un principe métaphysique, voire d’un quelconque clown qui n’est ni un fou ni un homme particulièrement mauvais. Ce qu’aucun de nous n’arrive à surmonter dans le passé, ce n’est pas tant le nombre des victimes que précisément aussi la mesquinerie de cet assassinat collectif sans conscience de culpabilité et la médiocrité dépourvue de pensée de son prétendu idéal. « On a fait mauvais usage de notre idéalisme » – n’est¬-il pas rare d’entendre de nos jours de la part d’anciens nazis qui s’en étaient forgé un meilleur. Sans doute, mais quelle piètre valeur cet idéalisme n’a-t-il pas toujours eue !

KOCH – Quelle contribution votre livre, qui paraît actuellement en Allemagne, pourrait-il apporter pour surmonter le passé des années 1933 à 1945 pour nous autres Allemands en 1964 ?

ARENDT – Là, vous m’en demandez trop. Toutefois peut-être dois-je mentionner quelque chose qui me tourmente depuis longtemps, pratiquement depuis 1949, date à laquelle je suis revenue en Allemagne pour la première fois. D’après mon expérience, tous les Allemands qui n’ont jamais commis la moindre injustice de leur vie proclament avec beaucoup d’insistance qu’ils se sentent coupables, alors qu’il suffit de rencontrer un ancien nazi pour être confronté avec la meilleure conscience du monde qui soit et ce, même s’il n’est pas présentement en train de mentir et que sa bonne conscience ne lui sert pas de camouflage ! Dans les premières années de l’après-guerre, je m’expliquais encore ces aveux de culpabilité au sens du mot grandiose de Jaspers, prononcé juste après l’effondrement de l’Allemagne « Vivre, telle est notre faute. » Mais entre-temps, compte tenu surtout de l’insouciance étonnante avec laquelle on s’était manifestement résigné à savoir, jusqu’à la capture d’Eichmann, que les « assassins vivent parmi nous » sans pour autant leur intenter de procès et en leur permettant même, comme ce fut le cas à plusieurs reprises, de poursuivre tranquillement leur carrière – à coup sûr sans meurtre ni assassinat, cela va sans dire – comme si rien ou presque rien ne s’était passé ; donc, compte tenu du fait que tout cela a été mis au jour dans les dernières années, j’en suis venue à douter des déclarations de culpabilité des non-coupables. Ces déclarations ont précisément servi à plusieurs reprises à couvrir les coupables : là où tout le monde crie « nous sommes coupables », on ne peut effectivement plus découvrir le crime perpétré. Savoir si quelqu’un a participé au massacre de centaines de milliers d’individus ou bien s’il s’est borné à se taire en continuant à vivre caché devient une question de nuance sans importance. À mon avis, c’est intolérable. Et je considère comme tout aussi intolérable le récent bavardage sur l’« Eichmann au fond de nous », comme si chacun, ne serait-ce que parce qu’il est homme, recelait inéluctablement un « Eichmann » en lui. Sont également intolérables les récentes objections contre les procès des criminels nazis – préparées à l’occasion du procès Eichmann – en sorte qu’on n’aboutirait qu’à trouver des boucs émissaires au prix desquels le peuple allemand se sentirait à nouveau collectivement innocent. Le peuple allemand doit assumer d’emblée de façon politique la responsabilité des crimes perpétrés en son nom et par les membres de la nation : ce dont doute encore à l’heure actuelle une infime minorité de gens. Mais cela n’a rien à voir avec les sentiments personnels de l’individu. Il me semble, politiquement parlant, que le peuple allemand ne sera autorisé à déclarer que cet effroyable passé est surmonté que lorsqu’il aura jugé les meurtriers qui vivent encore parmi lui sans être importunés, et lorsqu’il aura écarté toutes les charges réelles qui pèsent contre lui de façon publique et non à partir d’affaires relevant du domaine privé. Si tel n’était pas le cas, ce passé demeurerait, en dépit de tout bavardage, indépassé, à moins bien sûr que l’on n’attende que nous soyons tous morts. "