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Peire Vidal, géographe amoureux et/ou producteur d’espaces de propagande politique?
Patrick Hutchinson
Peire Vidal a souvent était perçu comme étant l’un des trobadors qui mobilisent le plus de références géographiques. Encore plus, on peut affirmer sans trop de risque qu’il est probablement le trobador qui mêle de la façon la plus explicite et détaillée les évocations toponymiques et géographiques avec le discours amoureux, bien que ce soit là l’un des topoï fondamentaux des troubadours. C’est certainement parmi les virtualités fonctionnelles du trobar qu’il a personnellement le plus contribué à développer: la production poétique de l’espace. Pourtant, c’est loin d’être un trobador purement local ou régionaliste - encore moins, national ou nationaliste. Dans un sens, pour utiliser un raccourci volontairement abusif, ses chansonniers peuvent se lire un peu comme un tableau à double entrée entre le Forbes 100 et le Baedeker de son temps. Cela peut tenir tout d’abord à des considérations pratiques ou techniques: Peire a énormément bougé dans sa vie d’artiste sur tout l’échiquier géopolitique de son temps[1], celui grosso modo d'une grande partie de la chrétienté du tournant des XII°, XIII° siècles en reconfiguration et en expansion - par goût de l’aventure, ou pour des raisons économiques, cela reste à trancher. Ont pu présider à son goût pour les références géographiques aussi, bien entendu, un parti pris technique de la rime, ou cette significatio per ambiguitatem, jeux de mots et figures étymologiques sur des noms de lieux qu’a bien su relever, à la suite d’Avalle, Veronica Fraser dans une communication livrée ici-même il y a cinq ans[2].
Quoiqu’il en soit, peu à peu l’idée s’impose au lecteur tant soit peu curieux de topographie ou des réalités politiques de son époque, que l’espace dont il nous parle dans telle ou telle de ses chansons n’est pas, loin s’en faut, tout à fait le même que le nôtre. La Proensa (Provence) qu’il évoque dans sa célèbre Ab l’alen tire l’aire peut à première vue paraître du point de vue cartographique à peu près isomorphe avec le pays que nous connaissons aujourd’hui. Mais on y relève un contraste qui tient pour partie aux très considérables ruptures d’échelle des coordonnés politico-topographiques s’étendant depuis les XII°, XIII° siècles jusqu’à l’époque moderne; mais aussi à une subtile différence de ton, de qualité de représentation imaginaire configurant un même espace, qui rend son objet quelque peu déstabilisant ou insaisissable. Même si, notamment à l’endroit de la Provence, on peut même parfois relever chez Peire une sorte de patriotisme toponymique, d'ailleurs quelque peu paradoxal (Peire est toulousain), à y regarder de plus près celui-ci nous paraît comme désarrimé et quelque peu énigmatique - c’est-à-dire, qu’il ne nous livre pas l'exact rapport entre les signifiés toponymiques et géographiques qu’il emploie et les référents solidement ancrés dans nos actuelles représentations de l’espace. Confusément, on sent que Peire Vidal ne nous parle pas tout-à-fait d’un même pays, au sein d’une même corrélation des espaces physiques et politiques.
Cela tombe sous le sens, me diriez-vous, à cause de la distance dans le temps et de l’immensité des ruptures politico-historiques. Certes, mais à force de parcourir, en lecteur assidu de Peire Vidal, pendant d’assez longues années quelques uns de ces mêmes espaces, cet effet de flou, de flottement, vertige du hiatus entre un pays même et autre, réel et virtuel, existant et inexistant, s’impose peu-à-peu comme un sentiment d’étrangeté. L'entité textuelle de l’œuvre lyrique de Peire Vidal existe miraculeusement encore, mais les coordonnés spatiales, géographiques et géopolitiques ayant présidé à sa production ne sont plus immédiatement ni visibles ni lisibles. Pourtant, ces coordonnés dont nous ignorons à peu près tout ont bel et bien existé et sont inséparables de la lecture de cette oeuvre. A moins de prendre la production littéraire pour un objet transhistorique suspendu dans le ciel des idées ou dans une histoire du goût sans inscription dans un contexte réel, une plus claire connaissance de ce dernier est même essentielle pour tenter de mieux cerner son sens. L'ignorer serait éventuellement s’exposer, même avec les meilleurs outils philologiques du monde, au plus parfait malentendu. Ainsi, il m’a paru important d’essayer d’interroger enfin un peu systématiquement ces mêmes catégories disparues de l’espace vidalien et par là même de cerner un peu mieux quelque chose de la finalité artistique de la production poétique de l’espace chez Peire Vidal. On voudra bien me faire grâce si, pour tenter de ce faire, je me permets d’avoir recours à quelques concepts-clé importés en contrebande d'une discipline finalement voisine du nôtre, à cheval entre le réel social et physique et l’imaginaire, la géographie[4]. Mon intention étant, bien entendu, de construire ainsi et de mettre à l'épreuve une sorte d'objet heuristique utile (du moins, je l'espère) pour l'interprétation littéraire.
Il y aura aussi, autant le dire tout de suite, comme deux questions ou attendus sous-jacents à ce questionnement, et qui en fourniront comme le leitmotif ou la problématique profonde[5]. La première consiste à tenter de savoir, ou de mieux cerner – en quelque sorte in vitro – à travers quelques éléments significatifs de l'œuvre d’un seul trobador, dans quelle mesure, lorsque ce dernier parle d’amour, il ne parle pas aussi et en même temps d’autre chose, et si son discours amoureux ne contient pas d’autres attendus, non seulement économiques et d’intérêt matériel[6], mais également politiques, voire de propagande politique, au sens que cette expression peut revêtir pour son temps. Aussi, si tel s’avère être le plus probablement le cas, dans quelle mesure – et de quelle façon – les valeurs de la fin’amors très préconisées et pratiquées par Peire Vidal ont pu être transposées dans le domaine politique.
Petite phenoménologie des catégories fondamentales de l’espace du trobar
Les catégories de l’espace typique du trobar semblent avoir été plus ou moins établies dès la première génération. A lire Marcabru, Cercamon ou Jaufre Rudel, il semblerait que deux concepts-clé, qui se trouvent également être des mots-rimes, s’imposent d’emblée pour rythmer ou pour arpenter l’espace. Ce sont les diminutifs et apparemment insignifiants lai et sai, ici et là, dont il ne faut sous-estimer ni l’importance, ni la puissance. Lai et sai sont tout d’abord l’ici-bas et l’au-delà, le monde phénoménal et le monde nouménal, l'arpentage fondamental du réel, comme le soulignera encore une ou deux générations plus tard Peire Vidal lui-même:
Baron, Jhesus, qu’en crotz fon mes
Per salvar crestiana gen,
Nos mand’a totz comunalmen
Qu’anem cobrar lo saint paes,
On venc per nostr’amor morir.
E si no.l volem obezir,
Lai on feniran tuit li plag,
N’auzirem maint esquiu retrag.
Que.l saint Paradis que.ns promes,
On non a pena ni tormen,
Vol ara liurar francamen
A sels qu’iran ab lo marques…
- Reconduisant une topique poétique fondamentale déjà déployée par Marcabru dans son A la fontana del vergier, en empruntant de façon remarquablement sensible la voix de la donzelh’ab son cors belh pleurant son tendre ami parti pour (ou mort à, cela reste ambigu) la Croisade:
Ab vos s’en vai los mieus amicx,
Lo belhs e.l gens e.l pros e.l ricx.
Sai m’en reman lo grans destricx,
Lo desiriers soven e.l plors…
Dans son Lo plaing comenz iradamen, Cercamon en dit autant :
Del comte de Peitieu mi plaing
Q’era de Proeza compaing;
Despos Pretz e Donars soffraing,
Peza.m s’a sai remaing.
…[…]…
Ai ! com s’en van tuit mei amic,
E sai remanem tuit mendic
Mais la tension de cette partition binaire ne se limite pas à l’opposition métaphysique entre l’ici-bas et l’au delà. Dès Marcabru et Jaufre Rudel, cela est devenu un sorte d’instrument d’arpentage de l’espace encore unitaire de la chrétienté, devançant en quelque sorte les coordonnés du compas: sai, c’est l’occident, le nord, l’espace de la chrétienté désormais installée et féodale, lai, c’est le sud et l’est, l’Espagne et ce que nous appellerions aujourd’hui le Moyen Orient, oltramar; les espaces de la confrontation, de la guerre sainte, de la chrétienté à reconquérir[7]:
Pax in Nomine Dominis !
Fatz Marcabrus lo vers e.l so.
Aujetz que di:
Cum nos a fait, per sa doussor,
Lo seingnorius celestiaus
Probet de nos un lavador,
C’anc, fors outramar, no.n fo taus,
En de lai enves Josaphas;
E d’aqest de sai vos conort
[Marcabru, Pax in Nomine Domini, 293, 35]
Ce qui frappe tout d’abord dans cet espace primordial est à la fois son immensité et son indétermination[8], le fait que la réalité concrète – il s’agit tout de même d’une exhortation au départ pour une campagne militaire – côtoie et se brouille un peu avec les confins de l’imaginaire et du mythe[9]. Mais avant tout, il faut relever qu’il s’agit d’un espace non-national[10], un espace où les pays, les royaumes et même les empires ne semblent pas être essentiellement différenciés des accidents du relief physique; ce sont là autant d’étapes, d’incidences ou d’épreuves dans le parcours d’une réalité unitaire et ininterrompue, qui ne possède que deux catégories fondamentales: l’en deçà, sai, et l’au delà, lai, désormais ramenés sur terre, quelque peu ‘terrestrialisés’ (il s’agit ici de l’Espagne, puis là-bas de la Syrie et de sa région, par synecdoque de sa capitale):
E.il beutatz sera, sabetz caus
De cels qu’iran al labrador ?
Plus que l’estrela gauzignaus ;
Ab sol que vengem Dieu del tort
Qe.ill fan sai, e lai vas Domas.
[Marcabru, Pax in Nomine Domini, 293, 35]
Il s’agit donc d’un espace uni et homogène[11] – dans le fond, peut-être, celui hérité de l’empire romain chrétien, et avant lui de l’oikouméné hellénistique (ou de la reconstitution de celui-ci) – balançant entre réel et imaginaire, profane et sacré, qui est essentiellement bipolaire, tendu entre deux pôles, sur le modèle métaphysique de l’ici-bas et de l’au delà. C’est bien ainsi que le définira une ou deux décennies plus tard Arnaud Daniel dans ce qui n’est pourtant qu’une canso d’amour:
Bertan, non cre de sai lo Nil
Mais tant de fin joi m’apoigna
Tro lai on lo soleills ploigna,
Tro lai on lo soleills plovil
[Lancan son passat li guire, 29, 11]
Mais la tension de cette bipolarité se double par une autre, étroitement imbriquée et associée: celle de l’inclusion et de l’exclusion, du paradis et de l’exil[12], sur le paradigme du récit biblique de la chute et de l’errance diasporique, voire de la triade exil, nostalgie, retour du néo-platonisme. Il ne s’agit donc pas, loin s’en faut, d’un espace inerte et purement cartographique[13], mais d’un espace en pleine recomposition, d’une poétique de l’espace tout en mouvement, tendue à la limite par la scansion de l’héroïsme et du désir[14]:
Mas de lai n’ant blasme li ric
C’amon lo sojorn e l’abric,
Mol jazer e soau dormir,
E nos sai, segon lo prezic,
Conquerrem, de Dieu per afic,
L’onor e l’aver e.l merir[15].
[Marcabru, Pax in Nomine Domini, 293, 35]
Ce sera alors, au sein de cet espace nouveau, en pleine recomposition, que va s’opérer un glissement, une sorte de dérive mystérieuse des signifiants, une conversion qui n’a cessé d’interloquer les exégètes et les commentateurs[16], entre la topologie épique, héroïco-religieuse, et celle du désir amoureux proprement dit, de la fin’amors. Tout se passe comme s’il allait y avoir désormais, non pas une, mais deux types de polarité en tension, producteurs de l’espace arpenté, mais aussi rêvé. Cette transposition est déjà présente dans la série des cansos sur le thème de l’oiseau messager que Marcabru échange, du moins par le truchement des contrafacta et de l’intertextualité, avec Peire d’Alvernh:
vol’e vai
tot dreit lai,
e.l retrai
qu’ieu morrai,
si no sai
consi jai
nuda o vestia
[Marcabru, Estornel, ceuill ta volada, 293, 25]
Ce qui, selon Rita Lejeune [1958[17]] repris par Martin de Riquer, répond de façon plutôt implicitement sarcastique à cette première cobla de Rossinhol, el seu repaire [323, 23] de Peire d’Alvernh :
Rossinhol, el seu repaire
m’iras ma dona vezer
e diguas li.l mieu afaire
et ill digua.t del sieu ver,
e man sai
com l’estai
mas de mi.ll sovenha,
que ges lai
per nuill plai
ab si no.t retenha...
Quoi qu’il en soit, on voit dans cet échange que la scansion dynamique du mouvement d’aller et retour entre le désirant et son objet lointain, interdit ou inaccessible – mouvement créateur et producteur de l’espace par le truchement rythmique de l’aller-retour du vers chanté - est déjà bien en place sur le plan du deuxième pôle, plus à l’échelle du monde de l’humain.
Mais c’est essentiellement chez Cercamon, puis chez Jaufre Rudel, que cette transition vers la production de l’espace paradigmatique de la fin’amors va se produire avec le plus d’éclat :
Quant l’aura doussa s’amarzis
e.l fuelha chai de sul verjan
e l’auzelh chanjan lor latis,
et ieu de sai sospir e chan
d’amor que.m te lassat e pres,
qu’ieu anc no l’agui en poder
…[…]…
Tota la genser qu’anc hom vis
Encontra lieys no pretz un guan ;
Quan totz lo segles brunezis,
Delai on ylh es si resplan…
[Cercamon, Quant l’aura doussa s’amarzis, 112, 4]
Ici on voit que le lieu de la splendeur n’est plus un au delà, ni même le paradis céleste ou terrestre à regagner grâce au Lavador ou à la chrétienté reconstituée, mais de façon plus humaine et immanente, l’objet du désir érotique - bien charnel (alors que le schéma fondamental reste le même), puisque Cercamon termine sa cobla par ces deux vers :
Dieu prejarai qu’ancar l’ades
O que la vej’anar jazer
Quant à Jaufre Rudel, il transpose entièrement la tension polaire de l’espace épique dans le va-et-vient de la fin’amors, et il lui arrive d’évoquer les deux balancements ou tensions successivement ou en parallèle dans une même canso :
Ben tenc lo seignor per verai
Per q’ieu veirai l’amor de loing ;
Mas, per un ben que m’en eschai,
N’ai dos mals, car tant m’es de loing…
Ai ! car me fos lai peleris
Si que mos fustz e mos tapis
Fos pelz sieus bels huoills remiratz !
Dieus, qe fetz tot qant ve ni vai
E fermet cest’amor de loing,
Me don poder, qe.l cor eu n’ai,
Q’en breu veia l’amor de loing,
Veraiamen, en locs aizis,
Si qe la cambra e.l jardis
Mi resembles totz temps palatz !
Or, on sait très bien que le terme peleris s’applique aussi bien au croisé en partance pour la Terre Sainte[18].
Dans cette production énigmatique de l’espace amoureux, paradigmatique de la posture de la fin’amors, Jaufre produit une sorte de raffinement du topos épique de l’amor de loing qui va être promis à un riche avenir chez plusieurs grands trobadors, et notamment connaître un développement jusqu’à son extrême limite en véritable thématique politico-amoureuse, dans plusieurs cansos et canso-sirventes de Peire Vidal. Chez Jaufre, dans Pro ai del chan essenhadors (262, 4), la dame du désir est non seulement distante (Luenh es lo castelhs e la tors/on elha jay e sos maritz) et l’unique bien, équivalent terrestre du paradis, où se joue le salut (alres no.y a mais del murir,/s’alqun joy non ay breumen), mais son éclat, son joy, rejaillit sur tout un pays, un renh, et tout un peuple, ses vezis, qui sont du même coup tous anoblis et élevés en dignité, entraînant une concomitante abolition des différences de classe sociale, comme par un effet d’ ’emparadisement’ :
Totz lo vezis appel senhors
Del renh on sos joys fo noyritz
E crey que.m sia grans honors
Quar ieu dels plus envilanitz
Cug que sion cortes lejau:
Ves l’amor qu’ins el cor m’enclau
Ai bon talan e bon albir,
E say qu’ilh n’a bon escien
Lai es mos cors sitotz c’alhors
Non a ni sima ni raitz,
Et en dormen sotz cobertors
Es lai ab leis mos esperitz…
Ainsi, nous voyons naître déjà chez Jaufre Rudel de Blaye cette figure du ‘patriotisme amoureux’ ou de ‘géographie passionnelle’ qui va être plusieurs fois mise à contribution par Peire Vidal. Par son rayonnement essentiel et solaire (quan totz lo segles brunezis, delai on ylh es si resplan, figure que l’on retrouve aussi chez lo coms de Peitieu), la dame est ici en quelque sorte déjà créatrice de la géographie terrestre, productrice d’un espace politique dans la polarité du désir. C’est déjà là un premier indice de l’émergence de ce que nous appellerons plus loin l’utopie courtoise.
Lorsque l’on essaie de mettre en lumière la façon dont ces catégories essentielles de l’espace se déploient chez Peire Vidal lui-même, nous allons constater à la fois des constantes et des singularités. On verra surtout comment ce trobador du dernier tiers ou quart du XII° siècle en adopte les topiques, tout en en développant certaines de leurs virtualités rhétoriques et poétiques plus particulièrement en fonction des besoins et des finalités artistiques qui étaient les siens dans un monde de pouvoirs en plein bouleversement.
Les catégories de l’espace chez Peire Vidal
Lorsque l’on passe de ces catégories encore très générales à l’étude un peu plus systématique de l’œuvre d’un trobador individuel, en l’occurrence Peire Vidal, d’une part, un certain nombre de traits fondamentaux que nous avons relevés vont se retrouver et même se confirmer, de l’autre, de nouvelles virtualités ou du moins des raffinements de ces catégories vont se faire jour. Pour essayer de cerner ceux-ci nous allons effectivement être amenés à tenter d’importer quelques outils conceptuels de la géographie, notamment à cause de leur capacité d’appréhension des qualités opératoires de l’espace géographique, entre abstrait et concret[19], imaginaire, symbolique et réalité concrète.
Par exemple, lorsque l’on tente de faire le recensement de l’utilisation des différents noms de peuples, de pays, de villes, de royaumes etc. chez Peire, un constat s’impose dont il serait effectivement difficile de rendre compte sans faire intervenir un premier concept de la géographie, celle de l’échelle ou du scalaire[21]. En effet, ce qui finit par frapper le lecteur attentif, mais à l’attention ‘flottante’ que j’évoque plus haut, c’est bien une certaine étrangeté due à une apparente absence de hiérarchisation de l’espace. Gens, pays, villes et royaumes cohabitent dans un espace effectivement uni et non-hiérarchisé un peu comme un ensemble d’objets à la Lewis Carroll ou une liste à la Prévert. Aubagne (1), Arles (1), Avignon (1), Barcelone (1), Compostelle (1), Damas (1), Fanjeaux (2), Foix (1) ne sont pas, pour notre perception, des villes d’une importance commensurable; nous ne les citerions pas dans un même ensemble, ni les placerions au même rang dans notre hiérarchie mentale. Le même constat semble bien être vrai pour la liste des noms de pays : Aragon (6), Argence (1), Aspa (1), Asti (1), Orange (1), Autavès (1), Bretagne (1), Biolh (4), Cabrières (1), Carcassès (4), Castille (3), Catalogne (1), Cerveira (1), Chypre (Vida - 1), Crau (1), Espagne (5), France (6), Frise (1), Léon (3), Lombardie (5), Hongrie (1), Perse (1), Provence (16), Cerdagne (1), Saut (1), Savartès (1), Syrie (1), Tarascon (1), Tolousain (1), Vence (1), Vianès (1)… Visiblement, ce ne sont pas toujours les pays les plus importants qui reçoivent une fréquence de mention supérieure, ni qui bénéficient d’une nette distinction hiérarchique par rapport aux autres. Et cela n’est pas seulement vrai des chansons plus tardives, avec leur très nette tonalité volontairement burlesque, du genre du gap :
Car’amiga dols’e franca,
Covinens e bell’e bona,
Mos cors a vos s’abandona
Si qu’ab autra no s’estanca.
Per que.us port amor certana
Ses orguelh e ses ufana,
E mais dezir vostr’amansa
Que Lombardia ni Fransa…
[Avalle, XV, 1- 8]
Al rei Peire, de cui es Vics,
E Barsalon’e Monjuzics,
Man que meta totz sos afics
En destruire.ls pagans de lai,
Qu’ieu destruirai totz sels de sai
[Avalle, XXXV, 85- 89]
Mais également plus tôt, dès les années 1180, dans des cansos d’amour, comme celle-ci, écrite en Terre Sainte à l’époque de la chute de Jérusalem :
Pus pauzar ni finar
No puesc nulha sazo,
Retornar et anar
M’en vuelh ad espero
Entr’Arle e Tolo
A tapi, quar aqui
Am mais un pauc cambo,
Qu’aver sai lo Daro,
Ni aver Lo Toro
N’Ibeli: mas frairi
Fals lauzengier gloto
M’an moguda tenso
E lunhat del Peiro...
[Avalle, III, 76-88]
Le même constat s’impose pour le peuples et les royaumes : Alamans (), Angieus (1),Aragones (3), Breto (3), Catalan (1), Engles (2), Frances (1), Genoes (5), Juzeu (2), Lombart (3), Mor (1), Proensal (1), Sarrazi (1), Ties (1), Turcs (1) produit des ensembles souvent inattendus, voire incongrus, pour notre représentation du monde. On peut en dire autant mutatis mutandis des Abu Yussuf (Murcia - 1), Aimeric (Hongrie) (4), Alfons 11 (Aragon) (57), Anfos VIII (Castille) (13), Anfos IX (Léon) (5), Amfos II (Aragon) (1), Bela 111 (Hongrie) (3), Lodoic (France) (1), Peire II (Aragon) (3), Peitieus (le Coms de) (5), Philippe Auguste (France) (18), Reina d’Aragon (4), Richart (Angleterre) (5), Sanche (Navarre) (1), surtout si l’on ajoute les emperadors et les emperaïritz qui souvent les côtoient au coude à coude.
De fait, on peut émettre l’hypothèse que cet ensemble d’apparentes incongruités pour notre vision du monde n’est pas réductible, chez Peire Vidal à un symptôme de confusion mentale, ni à une absence de capacité de hiérarchisation, ni même à une forme ou une autre de pathologie psychique. Il s’agit bien plus probablement d’un espace géographique radicalement différente du nôtre, comme nous l’avons vu plus haut, fondamentalement unitaire et homogène, que les géographes appelleraient multiscalaire, car il réduit des entités de statut et de dimension différents, mais non encore suffisamment différenciés par leur destin dans le temps, à un seul et même plan de consistance.
C’est donc là un facteur de continuité, de confirmation plus détaillée de ce que nous avons pu constater, à partir de données très générales, pour les deux premières générations des trobadors: Peire Vidal vit, et surtout chante, produit sa production lyrique, dans un espace unitaire, homogène et prodigieusement ouvert où les deux pôles du sai et du lai – entre imaginaire et réel, sacré et profane – prédominent toujours. A l’intérieur d’un tel espace fondamentalement non-national, il vit et produit à l’état d’errant, en exil:
Qu’ieu era rics e de bona maniera
Tro ma dona m’a tornat en erransa,
Que m’es mala e salvatg’e guerreira
[Avalle, XIII, 8-10]
De la bella sui clamans,
Que m’o mostra per semblensa
Que ma mors l’es abellida:
E quar mielhs non es chauzida
Ai faita mot gran erransa.
Tornarai l’ira’en conort
E virarai m’en alhors,
Quar sens es e grans valors,
Qui de brau senhor fello
Se luenha ses mal resso….
[Avalle, XXVII, 21-24]
A l’intérieur de cet espace immense et parfois lancinant de l’errance, deux polarités qui permettent de s’orienter sont donc en résonance: en majeure, le sai et le lai de la croisade et de la reconquête, c’est-à-dire fondamentalement celle du péché et du salut, de l’ici-bas et de l’au-delà, et mineure (bien qu’il peut arriver que ses deux valences finissent par s’inverser), le sai et le lai de l’exil, puis de l’utopie courtoise autour du resplandor de la dame, centre polaire du ‘patriotisme amoureux’, vecteur de ‘géographie passionnelle’:
Si.m destrenh vostra grans beutatz,
Qu’envazitz m’a.ls huelhs e passatz,
Si qu’al test n’ai la resplandor,
Que.m toll lo sen e la vigor.
[Avalle, XXXIX, 53- 56]
Aissi com selh que bada’al veirial,
Que.l sembla bells contra la resplandor,
Quant eu l’esgar, n’ai al cor tal doussor,
Qu’eu m’en oblit per lieis que vei aital…
[Avalle, XXVII, 9- 12]
Qu’om no pot lo jorn mal traire
Qu’aja de lieis sovinensa,
Qu’en liei nais joi e commensa.
E qui qu’en sia lauzaire,
De ben qu’en diga, no.i men;
Que.l mielher es ses conten
E.l genser qu’el mon se mire
[Avalle, XX, 15- 21]
Mais on a vite fait de perdre l’orient, précisément, de ce paradis terrestre et le havre de sa promesse de bonheur humain :
Tant ai lonjamen sercat
So qu’ops no m’avia,
Qu’enaissi o ai trobat
Cum ieu o queria.
Perdut ai e mescabat
So qu’aver solia,
E re non ai gazanhat…
[Avalle, VIII, 1- 7]
Anc no mori per amor ni per al,
Mais ma vida pot be valer murir
Quan vei la ren qu’eu plus am e dezir
E ren no.m fai mas quan dolor e mal.
Ben me val mort, mas enquer m’es plus grieu,
Qu’en breu serem ja vielh et ilh et ieu:
E s’aissi pert lo mieu e.l sieu joven,
Mal m’es del mieu, mais del sieu per un cen
[Avalle, XXXVIII, 1-8]
On peut même localiser, dans la même chanson, Anc no mori per amor ni per al, le moment même où se situe le point de bascule entre les deux plans de consistance, celui de la polarité du jois et de l'utopie courtoise, premier modèle de bonheur terrestre, et celui plus désespéré, de la polarité métaphysique:
Per so m'en sui gitatz a no m'en cal,
Cum l'om volpilhs que s'oblid'a fugir,
Que no s'auza tornar ni pot gandir,
Quan l'encausson siei enemic mortal.
No sai conort, mas aquel del Juzieu,
Que si.m fai mal, fai om adeis lo sieu;
Aisi cum sel qu'à orbas si defen,
Ai tot perdut la fors'e l'ardimen.
Lai vir mon chan, al rei celestial,
Que devem tug onrar et obezir,
Et es mestier que l'anem lai servir,
On conquerrem la vid'esperital...
[Avalle, XXXVIII, 41-54]
Mais fort heureusement, il y a les cort, les seigneurs et les dames, tout le bruissement, l’alternance et la concurrence des centres de pouvoir pré-nationaux en formation turbulente[22], les mouvances[23] et les réseaux. En d’autres termes, la politique en formation. Des espaces nouveaux en émergence, des espaces à imaginer, à projeter - non seulement à construire, mais à produire. Ainsi il me semble donc approprié de faire intervenir ici un second concept extrêmement utile et puissant de la géographie contemporaine: l’espace réticulaire[24].
En effet, il semble clair que le trobador Peire Vidal se meut, un peu en électron libre, au sein de cet espace unitaire, ouvert, primordial, entre les centres de pouvoir en formation où se nouent les enjeux politiques majeurs de son temps. Des noms comme Aimeric (roi de Hongrie), Alfons II d’Aragon (57), Anfos VIII (de Castille) (13), Anfos IX (de Léon) (5), le comte d'Avignon (1), Arnaud de Son (2), Blacatz (3), Blascols Romieus (5), Barral (Raimon Jaufre, vicomte de Marseille) (25), Bela III (Hongrie) (3), Bernard d’Alion (2), Bernard de Durfort (2), Bertrand de Saissac (1), Dalfin d’Alvernha (1), Enrico Pescatore (Malte – 5), Gui Burgundion (En Gui, Frère de Guilhem VIII de Montpellier – 1), Guillaume de Forcalquier (5),Guilem d’Alcalla (Razos – 1), Guilem Raimon de Moncada (Razo – 1), Guilhem Rostand de Boilh (Vida – 1), Guiraut Amic (1), Jordan de Cabaret (3), Ibelin (1), Manfredi II Lancia (24), Manfredi II de Saluzzo (3), Peire II (Aragon) (3), Peitieus (le Coms de) (5), Philippe Auguste (France) (18), Pons de Cabreira (Girona - 4), Richart Coeur de Lion (d'Angleterre) (5), Sanche (Navarre) (1), Uc del Baus (15) peuvent bien produire un peu le même effet d'incongruité et de disproportion que les noms de peuples et de pays cités plus haut, ils n'en correspondent pas moins cette fois-ci davantage à des logiques organisées – précisément, en réseaux. Le trajet de Peire dans cet espace et en son siècle apparaît pour le coup comme étant nettement en jeu et en navigation entre les réseaux de pouvoir qu'ils tissent entre eux, et en opposition les uns aux autres. Pour la première fois dans nos relevés, ces espaces réticulaires entre lesquels il se meut apparaissent comme étant structurés et hiérarchisés entre certains centres formateurs: Toulouse, les Plantagenets, Aragon, Castille, le comté de Provence, Montferrat, Tripoli, Pise, Gênes et Malte. Encore une fois, aucune logique de formation purement nationale, mais des réseaux d'alliance s'étendant plus ou moins à l'ensemble de la chrétienté et formant comme des constellations plus ou moins vastes, plus ou moins durables dans l'espace et le temps:
Que mil salut mi venon cascun dia
De Cataluenha e de Lombardia
[Avalle, XXIV, 32-33]
E pus mieus es Montferratz e Milas
A mon dan giet Alamans e Ties;
E si'm creira Richartz, reis del engles,
Em breu d'ora tornara per sas mas
Lo regisme de Palerm'e de Riza,
Quar lo conquis la soa rezemsos.
[Avalle, XXI, 17-22]
Mal astre Dieus li do,
Qu.il comte d'Avinho,
Mesclet tan malamen ab me,
per que Na Vierna no.m ve.
Mas a Tripol m'ado,
Que quan l'autre baro
Caço prez, et el lo rete
E no.l laissa partir de se.
[Avalle, III, 91-98]
Quelquefois donc, Peire se contente de suivre le linéaire du réseau, ce qui peut le conduire fort loin géographiquement, comme lorsque à la mort d’Alphonse II d’Aragon, il décide de se rendre jusqu’en Hongrie, auprès du roi Aimeric, lequel a effectivement épousé la sœur d’Alphonse:
Ben viu a gran dolor
Qui pert son bon senhor,
Qu’ieu perdei lo meilor
Qu’anc mortz pogues aucir.
E quar no puesc murir
Ni es dreit qu’om s’aucia,
Per ma vida gandir,
M’en anei en Ongria
Al bon rei N’Aimeric,
On trobei bon abric,
Et aura.m ses cor tric
Servidor et amic.
[Avalle, XXXIII, 1-12]
Mais souvent aussi il pratique la politique du bascule, passant de l’allégeance à un réseau de pouvoir en formation à un autre, et les mettant même plus ou moins subtilement en concurrence:
De lai on creisso.l fau
Mi ven us jauzimens,
Don sui gais e jauzens,
Qu’onra.l nom de Peitau:
E ja.ls fals recrezens,
Cobes mal respendens
No.m poira conquistar
Per soven penchenar…
[Avalle, XXXI, 51-58]
Il s’agit ici pour notre trobador de se positionner sur l’échiquier politique majeur de son temps, tout d’abord en choisissant entre les causes des deux rois en concurrence pour la domination en Aquitaine et dans l’Ouest de la France, Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste – Peire souligne son engagement et son parti pris en faveur du premier en se moquant de façon appuyée de la calvitie du dernier, et aussi de sa supposée avarice – mais également entre les deux grands partis européens qu’ils représentent, et dont ils sont respectivement parmi les champions, les Guelfes et les Gibelins. A l’occasion donc d’une autre canso d’amour, Ges pel temps fer e brau, Peire vient en fait déclarer et souligner par allusion son engagement envers le premier camp - c'est ce que l'on appelle en politique .contemporaine, l'art des 'petites phrases'.
D’autre part, un changement de dame de cœur, avec ses motivations en apparence purement personnelles peut venir signifier le basculement d’un réseau à un autre. Dans Tant ai ben dig del marques, pour marquer sa rupture avec le réseau catalan et provençal d’Alphonse II (pour des raisons qui selon Avalle nous restent à inconnues):
E si.l reis Aragones
No m’agues tout alegrier
Eu agra fin gaug entier
Ab donas de Carcasses
[Avalle, XXXI, 9-12]
- il utilise le ressort rhétorique typiquement vidalien de la mise en exergue de certains 'noms de code' pour signifier son passage de la vassalité d’une dame à une autre (dans l’occurrence, l’accord ne se fait pas sur l’identité de la première, qui pourrait bien être la Loba de Pennautier, bien inscrite dans l’alliance entre catalans et mouvance des Trencavel, ou encore Na Vierna, alors que la deuxième serait plausiblement Azalaïs de Saluces), mais surtout son entrée dans la gravitation de la cour de Conrad II de Montferrat, futur chef de la quatrième croisade, et éventuel prétendant au trône de Jérusalem:
Mil tans es doblatz sos bes
Qu’al comtes de l’escaquier,
Qu’al sieu fin pretz vertadier
No sofranh neguna res;
Pus m’autreyet ses bistensa,
Mas tenc que lai en Proensa,
Qu’ar sai sui e mais d’onor,
E deu om penr’al melhor.
[Avalle, XXXI, 41-48]
Pour souligner l’importance stratégique de cette initiative, Peire utilise une métaphore sophistiquée tirée de la science de la comptabilité de son temps: l'échiquier. Sa situation s’est améliorée dans des proportions géométriques par son ralliement à ce nouveau centre de pouvoir, comme au jeu de l'échiquier.
Il faut ajouter à cette évocation de l'espace réticulaire chez Peire, la fonction qui apparaît clairement réticulaire du senhal (que les termes surnom ou sobriquet ne suffisent pas à traduire: il s'agit bien plus tôt de l'idée de bannière ou de blason, voire de mot de passe). Après avoir déploré, dans la même chanson, son exclusion du réseau des dames du Carcassès (en des termes qui rappellent très nettement Mos cors s'alegr'e s'esjau, que nous étudierons plus loin), Peire passe à l'évocation d'une nouvelle dame lombarde – en jouant sur l'onomastique des gens de Lombardie, pour le transformer en suggestion de nouveau senhal – et en transférant exactement à son récipiendaire les qualités et la beauté redoutable du regard qu'il avait déjà dans cette précédente chanson attribuée à une dame (Blanche d'Avignonnet-Laurac ?) du Carcassès:
Per so m'an Lombart conques,
Pus m'appellet «car messier»
Tals qu'anc non vist tal arquier,
Tan dreg ni tam prim traïsses;
E.m fier al cor ses falhensa
Ab un cairel de plazensa
Fabregat el fuec d'amor,
Temprat de doussa sabor.
[Avalle, XXXI, 17-24]
Ce qui rappelle singulièrement:
Mos bells Arquiers de Laurac,
De cui m'abelis e.m pac,
M'a nafrat de part Galhac
E son cairel el cor mis;
E anc mais colps tant me plac...
[Avalle, XVII, 15-19]
Il s'agirait donc d'un détournement volontaire, d'une sorte de contrafactum particulièrement appuyé, associé à ce qui pourrait devenir un nouveau senhal, pour marquer le transfert de loyauté d'un réseau à un autre. En tout cas, il me semble que nous sommes également fondés à classer les senhals parmi les marqueurs de l'espace réticulaire. Le senhal, qui ne recouvre pas nécessairement, nous le savons, l'identité de l'amie de coeur intime, fonctionne comme le marqueur de l'inclusion-exclusion d'un réseau; un changement – ou une nouvelle série - de senhals pouvant signaler tout un basculement d'alignement politique ou d'allégeance envers un centre de pouvoir. C'est ce qui explique sans doute la difficulté à correctement identifier leurs référendaires comme personnages historiques – non pas tant le fait qu'ils soient, comme dans l'analyse structuraliste, de purs signifiants vides faisant fonctionner l'imaginaire hystérique du désir, mais bien plutôt peut-être des sortes de mots de passe réticulaires, des secrets ouverts, permettant à la fois de susciter le désir et de marquer la spécificité d'un réseau en devenir tout en en dérobant de façon provocatrice l'exact objet
Fraire, rir'e jogar
Suelh per vos e chantar,
Mas er dregz que sospir e que planha,
Quar vostr'amors m'es salvag'ez estranha.
Bels Sembelis, per vos am mais Serdanha.
[Avalle, XXXI, 75-79]
Pour conclure cette deuxième partie, L'espace géographique vécu, l'espace multiscalaire, l'espce réticulaire, l'exil, l'errance, ces concepts importés de la géographie contemporaine nous ont permis de commencer à appréhender un peu mieux les spécificités de l'espace et les fonctions de la toponymie, de l'onomastique et des autres évocations plus généralement géographiques chez Peire Vidal. Ce qui reste, dans notre dernière partie, pour reprendre la formulation de notre titre, à déterminer est de savoir si nous avons affaire ici 'seulement' à une géographie du désir, essentiellement statique, contemplative, associative et descriptive, ou à une production poétique et rhétorique d'espaces de propagande, fonctionnant autour de topiques du désir, grâce à la diffusion d'une idéologie vivante, l'utopie courtoise[25]. Pour essayer de cerner cette question de plus près, nous allons faire un examen rapide des deux chansons les plus caractéristiques de ce que nous avons appellé plus haut le 'patriotisme amoureux', Mos cors s'alegr'e s'esjau, et Ab l'alen tir vas me l'aire, avant d'examiner d'un peu plus près dans la même perspective la fameuse épisode du 'baiser volé'.
Peire Vidal, producteur d'espaces de propagande politique
Si nous tenons compte du fait qu'aux XII°, XIII° siècles nous avons moins affaire à des frontières fixes et contrôlées par des Etats, qu'à des réseaux mouvants et souvent recomposés de pouvoir en formation, les deux chansons en question (la XVII et la XX dans l'édition Avalle) sont particulièrement intéressantes du point de vue de notre sujet, notamment de par le subtil mélange de légéreté courtoise et galante et de considérants politico-géographiques qu'elles distillent ou suggérent. En effet, si nous prenons la canso-serventes Mos cors s'alegr'e s'esjau, à part l'aspect 'carnet mondain et énigmes sentimentales' qui n'a jamais cessé de fasciner les lecteurs, mais aussi les érudits[26] - qui sont ces dames de Fanjeaux, qui est l'Archère de Laurac, a-t-elle des liens de famille avec Bertrand de Saissac etc. - nous ne devons peut-être pas négliger le fait que la chanson, dans ses attendus géographiques, dessine tout un ensemble en réseau formant un arc de cercle sur les deux rives de l'Aude – depuis l'Albigeois de Gaillac, en passant par la Montagne Noire de Saissac, Pennautier et le Carcassès, pour remonter sur la rive sud à Montréal, à Fanjeaux et à Laurac, avant de repartir au loin vers la Provence de Barral de Marseille, c'est-à-dire le comté de Provence. Il est tout de même frappant de constater que les contours de ce réseau d'assignations galantes et amoureuses pour la plupart, correspondent dans leur ensemble à une tracée des fiefs et des allégeances (qui vont rester relativement stables jusqu'à la Croisade des Albigeois une quinzaine d'années plus tard - Avalle date la chanson de 1192) sur le flanc ouest de la mouvance des Trencavel, délimitant la 'frontière' de celle-ci avec les terres du comte de Toulouse. Or, précisément, le Trencavel et Barral (Raimon Jaufre, dernier vicomte de Marseille) sont tous les deux d'importants alliés de la Maison de Barcelone et des rois d'Aragon dans leur lutte presque séculaire contre le Raimondin pour la domination dans le Midi, et surtout en Provence. Ce sont d'ailleurs les mêmes châteaux et seigneuries – notamment Montréal, Fanjeaux et Saissac, en passant par Cabaret et Avignonnet - qui vont donner du fil à retordre à Simon de Montfort et gonfler les rangs des résistants à la Croisade – ce qui pourrait nous faire croire que Vidal, par cette canso, a voulu signifier son adhérence à cette dissidence qu'abritaient volontiers le Trencavel et Aimeric de Montréal, si nous ne savions pas par ailleurs que ses sympathies allaient au parti guelfe.
Lorsque nous en venons à Ab l'alen tir vas me l'aire, non seulement nous constatons la même facture leu, et presque popularisante de la canso, mais nous sommes à nouveau frappés par l'exacte précision géographique de ses références spatiales, presque cartographiques, qui dessinent rien de moins cette fois-ci que l'exact contour du comté de Provence lui-même, c'est-à-dire les terres prêtant allégeance aux Barcelonais, par opposition au Marquisat, fief du comte de Toulouse:
Qu'om no sap tant dous repaire
Cum de Rozer tro c'a Vensa,
Si cum clau mars e Durensa..
[Avalle, XX, 8-10]
On comprend facilement, à partir des vestiges archéologiques de ces positions topologiques fortement reliées entre elles, qu'il s'agit là de la ligne de défense frontalière d'un véritable Etat en formation[27], ce que d'ailleurs confirment les documents et l'historiographie la plus actuelle[28].
Alors la question fatalement se pose: que vient faire notre trobador à traîner ses guêtres – ou son manteau troué – le long de ces deux importantes, plutôt puissantes et très disputées lignes de front de son époque, l'air de ne rien y comprendre et de ne rien en vouloir savoir, en fredonnant deux airs[29] de cortes'amor qu'on imagine volontiers plutôt légères et entraînants, avec cette insistance à peine appuyée qui permet de penser à une sorte de 'patriotisme toponymique et amoureux', mais sans que l'on comprenne vraiment exactement ce qui peut en être l'objet ? Que chante-t-il en fait ?
Bien sûr, dans les deux cas, il s'agit de chansons d'amour, même si, surtout dans le premier, la forme n'est pas classiquement celle, unisonnans, d'une canso proprement dite. Dans Mos cors s'alegr', il s'agit même d'une série d'amours en cascade ou en rafale – un (ou plusieurs) à Fanjeaux, un à Laurac, un au moins en Carcassès, culminant avec Na Loba. Dans Ab l'alen tir, il s'agit de façon plutôt énigmatique d'un amour unique, exclusif et fondateur – alors que nous savons que Peire n'est pas originaire de la Provence, et qu'il n'a vraisemblablement pas du tout commencé sa carrière de trobador là-bas. Mais il y a un mot-clé, énoncé dans la première, fortement suggéré et implicite dans la deuxième, qui relie en outre ces deux chansons: paradis. Les deux patries toponymiques chantées récèlent des lieux paradisiaques, utopiques, des paradis sur terre.
Quel est donc le rapport entre ces deux séries: les terres d'une alliance formant réseau dans l'espace et le temps, fortement pris dans les enjeux politiques majeurs de son époque – en effet, pendant la majeure partie du XII° siècle les Barcelonais vont former alliance avec les centres de pouvoir qui fourniront la plupart des autres 'patrons' et 'protecteurs' de Peire (Richart Coeur de Lion, Barral de Marseille, Alphonse de Castille, Aimeric de Hongrie, les Gênois de Malte) pour se ranger sur le plan européen nettement dans le camp guelfe[31] - et deux récits en style très leu d'aventures galantes ou de fin'amors pour une fois, s'agissant de Peire, voulues plutôt réussies et heureuses ?
Ici surgit, bien évidemment, la question d'arrière fond que nous avons laissée en suspens: lorsque les trobadors déploient la rhétorique juridique et néo-féodale de la Fin'Amors, avec sa batterie de valeurs guerrières et courtoises, parlent-ils en fait réellement d'amour, ou parlent-ils d'autre chose – de toute autre chose, non seulement d'économie et de carrière personnelle (c'est-à-dire de promotion sociale, selon le modèle Köhler-Duby qui a tellement marqué les esprits), mais de politique ? Mais justement ici, nous avons très nettement l'impression que Peire Vidal est entrain de parler des deux en même temps...
Il semble en fait clair que Peire doit être entrain de parler de l'un – l'explicite, la fin'amors - pour parler de l'autre, - l'implicite, la politique de la Maison de Barcelone, qu'il soutient – et donc qu'il nous parle effectivement des deux choses en même temps, mais de façon entrecroisée. En fait, ce qu'il déploie à propos de la fin'amors – le paradis 'terrestrialisé' et territorialisé dans deux séries géographiques ou toponymiques - à savoir l'utopie courtoise de l'amour heureux et de parfaite ( et improbable) égalité/réciprocité, le fins jois, n'est-ce pas, dans ses deux cansos qui n'en sont pas tout-à-fait, entrain de le détourner, de le faire servir du côté du politique, en instrument de propagande hors pair ? Voilà, dit-il, où vous trouverez amors e jois, et tot quant a pretz abau, voilà d'où rayonne le paradis du fins jois...Et voilà que – dans le cas de la première chanson, du moins, mais dans la deuxième, le lecteur-auditeur doit se douter qu'il s'agit de Na Vierna – que les senhals entrent en jeu, avec leur caractère d'open secrets. C'est-à-dire, dirions-nous aujourd'hui, – pour utiliser un terme de l'ingéniérie politique post-moderne - ils créent du buzz, ils font circuler à pleine régime – et jusqu'à nous, jusqu'au vingt-et-unième siècle ! – de la propagande virale. C'est comme si Peire, déjà un trobador célèbre pour ses performances, ses frasques et ses folies très 'tendance', nous disait: voilà, c'est chez nous, dans la mouvance Barcelonaise, en terres de Trencavel, ou en comté de Provence, que cela se passe. Ici, il y a vraiment l'utopie courtoise, l'égalité (aristocratique, bien sûr !), la promesse de la réciprocité (amoureuse...mais aussi, féodale et politique), ici l'on recrute sur les bases de l'aventure et du pretz. Et la preuve en est que c'est très people – mais seulement les initiés, 'ceux qui en sont', les bos entendedors, peuvent savoir de qui et de quoi il s'agit. C'est la technique que l'on appelle dans le langage des journalistes et autres spécialistes français en communication politique contemporaine la 'pipolisation'. Tout y est affaire de rumeur, de la bonne rumeur de bouche à oreille. Et le Média par excellence du jour, c'est la canso, à la fois immuable dans sa forme, mais portable et itinérante dans sa fonction:
Non ai enemic tan brau,
Si las domnas mi mentau
Ni m'en ditz honor ni lau,
qu'ieu no.lh sia bos amis
[Avalle XVII, 8-11]
Si que, quan n'aug ben retraire,
Ieu m'o escout en rizen
E.n deman per un mot cen:
Tan m'es bel quan n'aug ben dire
[Avalle XX, 4-7]
Ce que Peire Vidal met en scène, en quelque sorte, à travers ces deux chansons, avec sa mise en co-équivalence de deux 'pays', qui sont plutôt des réseaux politiques sur pied de guerre larvée, avec l'utopie courtoise de fins jois, de pretz et de domneis, de plazer, de scienza e conoissensa artistiques, courtoises et mondaines, c'est la prégnance, la force de mobilisation, de la 'trobador attitude', en tant qu'arme de propagande pour un réseau. Le trobador y apparaît éventuellement sous un jour peu habituel: en chargé de com, homme du networking, spécialiste de publicité virale et de la communication politique. Quitte à s'adonner à un peu de 'scandalisation', pour la bonne mesure. C'est bien l'équivalent pour l'époque du 'quatrième pouvoir', de l'homme des médias.
Coda et post-face: L'épisode du 'Baiser volé'
Mais doublé d'un poète. En effet, la question inévitablement se pose ici: est-ce que tout cela veut dire que Peire Vidal est un 'agitateur politique' qui ne nous parle jamais en réalité d'amour, en tout cas pas d'amour réel, et qui par conséquent n'est jamais 'sincère' au sens romantique et post-rhétorique du terme? Les extravagances,les hyperboles et les ruptures de genre intempestifs de certains de ses chanson-serventes à 'gap' pourraient facilement le laisser croire et donner raison à ses pires détracteurs contemporains des XII°, XIII° siècles, avec leurs insinuations de pîtrerie servile et de folie. Est-ce que j'ai finalement developpé ici une thèse aux retombées purement cyniques pour l'idéologie de la fin'amors ?
Je ne le pense pas. Il me semble que les accents de Ab l'alen tir sont aussi sincères que ceux de n'importe laquelle des plus grandes cansos de la lyrique d'oc médiévale. Certaines de ses chansons atteignent même à un degré de réalisme, de 'véracité' ou de vérisimilitude psychologique et sociale extrêmement rares dans l'histoire du trobar. Alors comment aborder en quelques paragraphes de conclusion une question aussi complexe ?
Il me semble, provisoirement du moins, qu'elle pourrait se résumer et peut-être se résoudre par le truchement d'une autre: qui était Na Vierna ? Les érudits le savent, cette question doit le plus probablement rester sans réponse. Nous ne savons toujours pas s'il s'agit là, comme en est convaincue Rita Lejeune, de Vierna de Ganges, d'Azalaïs de Roquemartine, comme le croyait l'auteur de la vida, mais Joseph l'Anglade aussi, ou de sa soeur ou demie-soeur, Vierna de Porcellet-Sénas, ou de toute autre dont l'histoire n'a gardé aucune trace. Tout ce que nous savons d'elle, c'est ce que Peire Vidal nous en dit dans ses chansons: qu'elle fut la protagoniste fatidique de l'épisode du 'Baiser volé'. Nous soupçonnons aussi fortement que ce soit également elle, la dame de science et de lumière, en qui s'auto-engendre le joi, de Ab l'alen tir vas me l'aire.
Mais il se peut bien qu'en arrière fond de l'épisode, il y ait eu une grave polémique de nature politique. Le fait que le senhal Na Vierna soit si souvent associé à un autre, Castiatz ou Belh Castiatz, que la critique est depuis longtemps plus ou moins unanime à attribuer à Raymond V de Toulouse, peut faire soupçonner que derrière cette affaire purement interpersonnelle de péché amoureux, avec chute, expulsion du paradis, errance, rachat et retour en grâce, se cache une toute autre, une histoire de bascule d'alliance. Le péché originel courtois de Peire ne serait-il pas d'être passé d'une allégiance réticulaire à une autre – de la Maison de Toulouse, à celle de Barcelone ? Comme le senhal Castiatz pourrait peut-être le laisser entendre, se serait-il permis de trop sermonner Raymond V sur ses accointances gibelines et cathares ? Il se peut aussi – et cela pourrait être l'une ou l'autre des figures historiques sus-nommées, car, que ce soit dans la proximité de Montpellier (Vierna de Ganges) ou sur la ligne de faille des guerres baussenques et leurs retombées (Azalaïs de Roquemartine, Vierna de Porcellet-Sénas), elles peuvent facilement toutes les trois avoir changé de camp, ou au contraire avoir rompu avec Peire de façon dramatique à cause d'un virement de bord de son propre fait – il se peut donc, que la fréquentation en règle d'une dame 'réellement et sincèrement' aimée de lui selon la fin'amors lui soit à un moment donné – que nous avons du mal à déterminer – devenue impossible.
Mais ce qui compte le plus est le fait indéniable que, à travers cette relation en perdition qui semble l'avoir hanté pendant la meilleure partie de sa production, Peire avait pu élaborer personnellement cette topologie de l'amour – précisément celle la chute, du rachat et du retour en grâce - ce désir utopique à l'endroit d'un espace politique en formation, transposés en 'terrestrialisation' et re-territorialisation du récit métaphysique:
Ses pechat pris penedensa
E ses tort fait quis perdo,
E trais de nien gen do
E ai d'ira benvolensa
e gaug entier de plorar
e d'amar doussa sabor,
e sui arditz per paor
e sai perden gazanhar
E, quan sui vencutz, sobrar
[Avalle XL, 28-36]
Ce qui paradoxalement a donné lieu à des vers parmi les plus beaux et les plus désarmants de vérité de tout le corpus des trobadors:
Pero dels rius
E de las gens[32]
Ai dig sinc cens
Laus avinens
Per lieis que.m fai
Al pieitz que pot, per qu'eu dirai
Non res mas ben, que no poirai
[Avalle XII, 39-46]
Il s'agit bien de la perte d'une authentique production utopique, avec tout ce qu'une telle esthétique, en termes de production d'espace de propagande politique, peut comporter d'ambivalent et receler de profondeur et de multiples niveaux de sens. Donc, de la lutte artistique de toute une vie de trobador en prise constante avec les centres de formation du pouvoir majeurs – c'est-à-dire aussi les plus virulents - de son temps. De loin en loin, nous l'avons vu, perce un tout autre ton, plus déchirant, tragiquement lucide sur son contexte et son sort qui fait de Peire, malgré tout, un très grand poète. Comme, par exemple, lorsque, à la fin d'une canso-serventes tardive très fanfaronne et enjouée, Pus ubert ai mon ric thesaur, il traduit vraisemblablement toujours à l'endroit de Na Vierna son désir pérenne sous une figure étymologique à triple détente – en même temps mythologique, morale et érotique:
E vuelh esser en vos Fenics;
qu'autra jamais non amarai
Et en vos finirai
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Notes
[1]Ne dit-il pas de lui-même dans un passage de gap parodique et mimé: « So es En Peire Vidals/....[€t] ama mais batallas e torneis/Que monje patz, e sembla.l malaveis/Trop sojornar et estar en un loc» ? Avalle, XXIV, 48/52-54.
[2]Veronica Fraser, Les Pérégrinations de Peire Vidal: ses séjours en Italie et l'évolution de son oeuvre poétique, in Actes du Septième Congrès International de l'Association Internationale d'Etudes Occitanes, Viella, Rome, 2003, Tome 1, pp. 315-323.
[3] Où l'on voit que sa topographie n'est vraiment pas celle du trobador. Il s'agit d'ailleurs plutôt ici de l'équivalent du Marquisat, de la Provence d'Arles et de la Terre des Baux: « Mon pays - Le triangle sacré. Les hauts-lieux rhodaniens: Saint-Romain-l'Aiguille - Beaucaire - Tarascon - Saint-Gabriel et Notre-Dame-du-Château - La Montagnette - Boulbon - Barbentane - Saint-Michel-de-Frigolet - Avignon - Les Alpilles (Maillane, Orgon, Aureille, Grottes de Calès) - Salon et la Crau - Les Baux - Arles - La Camargue et les Saintes-Maries-de-la-Mer – Saint-Blaise...», Marie Mauron, Légendes du Triangle sacré. Rennes, Ouest-France, 1980. D'ailleurs M. Mauron ne cite pas Peire Vidal.
[4]Mes deux sources principales: R. Brunet, R. Ferras, H. Théry, Les Mots de la Géographie, Dictionnaire critique, Reclus – La Documentation Française, Paris. J. Lévy, M. Lussaut, Dictionnaire de la Géographie et de l'espace des sociétés, Editions Belin, Paris, 2003.
[5]Ce fut déjà là à la fois l'objet et la problèmatique profonde de ma Thèse de Doctorat, voir Patrick Hutchinson, Poétique des Trobadors. Fin'amors et pouvoir dans la Lyrique d'oc des XII°, XIII° siècles,University de Provence, 1996. Je revisite et remet en quelque sorte en chantier ici, grâce à une « application expérimentale locale in vitro », quelques unes de ses conclusions centrales .
[6]Ici je dois déjà signaler les idées (à mes yeux) relativement réductrices et « économico-centristes» de William Burgwinkle, déduites principalement de sa lecture d'Uc de Saint Circ. Je suis d'accord pour l'ambiance de «libéralisme» précoce qui régnait autour des nouveaux centres de pouvoir sud-européens – souvent occitans ou, du moins, occitanophones – aux XII°, XIII° siècles, mais je pense que la finalité – et la motivation – de grands trobadors comme Peire Vidal est plus complexe, et que l'on ne doit pas évacuer la dimension politique (laquelle, bien entendu, est aussi économique).Voir William Burgwinkle, in The Romanic Review, November 1, 1993.
[7]On pourrait sans doute établir ici un parallèle utile avec les catégories spatiales musulmanes de l'époque (qui ont plus ou moins continué à fonctionner jusqu'à nos jours): Dar al 'Islam, Dar al 'Harb.
[8]« L'espace géographique ne se limite donc pas à la distribution du visible, encore moins des seuls éléments auxquels on le réduit parfois: des accidents topographiques, des frontières et des villes; mais il inclut cela... L'espace géographique est source de représentations et ob jet de stratégies, qui sont partiellement fonction de ces représentations...[...]... Tout espace géographique a une étendue : celle-ci peut-être disjointe, «éclatéés», ses limites peuvent être floues. Il n'a pas nécessairement un centre...[...]...Nos rapports aux lieux sont complexes et la géographie les prend désormais en compte...[...]...La façon dont l'espace est vécu est un élément clé de la décision individuelle en matière de migrations et de comportements spaciaux...», in R. Brunet etc, Les Mots de la Géographie, voir supra, page 6, note 3..
[9]L'utilisation fréquente de prépositions directionnelles assez vagues et approximatives comme par deves, par devers,vas, de par serait également sans doute à interroger dans ce cadre spatial.
[10]Je me réfère ici encore une fois à la communication séminal de Félix-Marcel Castan, «Une littérature sans finalité nationale», in Annales de Littérature Occitane/ Actes du Colloque de Toulouse,, CELO/ William Blake & Co, Toulouse et Bordeaux, 1994.
[11]« Mot vital de la géographie. Son étymologie latine spatium inclut l'idée de pas: ce qui se mesure avec le pas, où l'on fait un pas (comme dans compas); à rapprocher du choré grec...avec une idée de vide, de place...comme une page blanche où poser l'action humaine...[...]... « L'espace appelle l'action » (G. Bachelard)..[...]...l'espace est un construit idéel, et en ce sens non limité, mais il s'organise en directions rélatives à soi, à un autre ou à un objet », R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.193-194, voir supra
[12]3 « Quelque fois obligé par la loi ...[...]...Exil a d'abord signifié ruine, destruction ...[...]...Se dit en arabe hégire et évoque le départ de Mohammed à la Mecque, mais le premières cités dans le Livre Saint sont Caïn, exilé à l'est d'Eden, et Abraham, puis Joseph et les Hébreux... », R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.193-194, voir supra. On voit donc déjà que, dans la culture sémitico-européenne, la dialectique de l'exil peut être fondatrice..
[13]« L'espace des cartes a deux dimensions, l'espace sensible a trois dimensions, qui donnent les volumes. Mais la géographie et d'autres sciencs sociales ou naturelles emploient des espaces à n dimensions, ou hyperespaces, qui ne peuvent pas se voir, et se concoivent mal, mais dont l'utilité est grande dans la définition des espaces géographiques et des systèmes spatiaux.. », R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.194, voir supra
[14]« Conscience d'une inspiration, d'une « demande », d'un besoin, tension vers un objet représenté et qui « manque », c'est le désir qui fait agir, quand ce n'est pas la routine. Etym: de-siderare, regretter l'absence de l'astre.. », R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.153, voir supra. Ce que j'ai retenu surtout, c'est l'idée que le désir est producteur d'espace, au sens de la représentation humaine de ce dernier. Il n'y a pas de patrie sans nostalgie...
[15]On voit très bien ici que les « récompenses » de l'élan épique ne sont pas non plus toutes « célestielles », peu s'en faut.
[16]Comment ne pas penser ici à Leo Spitzer et son L'amour lointain de Jaufre Rudel et le sens de la poésie des Troubadours, Romanische Litteraturstudien, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1959, parmi tant d'aures exemples ?
[17]Rita Lejeune, Thèmes communs de Troubadours et vie de société, « Actes et mémoires du II Congrès international de langue et de littérature du Midi de la France », Aix-en-Provence, 1961, pp. 81-88
[18]Depuis les débats des années 1940 entre Leo Spitzer, Rita Lejeune, A. Jeanroy etc. au moins...Voir à nouveau Leo Spitzer , L'amour lointain de Jaufre Rudel et le sens de la poésie des Troubadours, Romanische Litteraturstudien, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1959. Publication française: Leo Spitzer, Etudes de style, Gallimard, Paris, 1970, p. 79-133.
[19]« L'espace ainsi s'emploie dans des sens très abstraits, qui n'ont aucune dimension physique, mais appartiennent au monde des « dimensions » de la connaissance et de la sensation: espace social, espace économique, espace de réflexion, espace de liberté. Cet espace-là forme avec le Temps un couple infernal et incontournable... » R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.194, voir supra
[20]Ce tableau prospectif, qui met notamment à contribution les excellents indexes d'Avalle, pourrait sans doute être encore mieux affiné du point de vue quantitatif.
[21]«Une grandeur est scalaire quand un seul nombre suffit à sa mesure...Par ailleurs, toute valeur dans une matrice d'information spatiale considérée comme un espace vectoriel est un scalaire...», R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.447, voir supra
[22]Les recherches historiques actuelles semblent nous suggérer l'idée d'un premier 'moment libéral', de déterritorialisation et d'ouverture des échanges, dans cette Europe du XII° - une sorte d'effet de 'globalisation' méditerranéenne avant la lettre. Voir notamment déjà: Jean-Pierre Poly, La Provence et la Société Féodale, Bordas, Paris, 1976, p. 879-1166, mais aussi William Burgwinkle, 1993, supra, p. 4, note 6..
[23]Voir Note 9 supra.
[24]« Qui se rapporte à un réseau, qui relève d'un réseau, donc de l'ensemble de points et de lignes qui les relient...Bien entendu, les réseaux finissent par couvrir des surfaces, et nombre d'organisations aréolaires sont sous-tendues par des réseaux. Mais la distinction est utile et même essentielle... Les archipels fournissent des exemples d'espaces réticulaires »,R. Brunet etc., Les Mots de la Géographie, opus cit, p.434, voir supra
[25]Que j'avais tenté de définir dans ma Thèse de la façon suivante: « Ainsi nous pouvons avancer que dans la lyrique d'oc médiévale, nous sommes en ce qui concerne la métaphore féodale et les autres références au pouvoir, en présence de trois topiques fondamentaux qui se renforcement mutuellement et font réseau au niveau profond. On peut les résumer par les prédicats suivants: I. - Le bonheur de l'amour vaut celui que procure le pouvoir, II. - le pouvoir et la richesse sont un obstacle au mérite amoureux, III. - l'amour est un contre-pouvoir (une contre-souveraineté), un lieu de l'inversion symbolique. ..Il ne s'agirait pas principalement d'un pouvoir réel, concret, social, mais bien plutôt d'un détournement symbolique, d'une métaphorisation du discours du pouvoir lui-même qui viserait à disqualifier, à relativiser celui-ci, à y introduire l'espace d'une mouvance d'autonomie accrue, de libre jeu», voir P. Hutchinson, 1996, opus cit., p. 470. Aujourd'hui, j'ajouterai peut-être: un espace plus «libéral», pour les nouveaux centres recruteurs du pouvoir.
[26]Notamment Anglade et Jeanroy, et bien sûr , Avalle lui-même
[27]Voir Figure 1, ci-dessus.
[28]Voir très notamment Martin Aurell, Genèse de la Provence comtale, in Martin Aurell, Jean-Paul Boyer, Noël Coulet, La Provence au Moyen Age, Le Temps de l'Histoire, Publications de l'Université de Provence, Aix-en-Provence, 2005, pp. 7-145, mais aussi Thierry Pécout, Raymond Béranger V, l'Invention de la Provence, Perrin, Paris, 2004, Laurent Macé, Les comtes de Toulouse et leur entourage, XII°-XIII° siècles, Privat, Toulouse, 2000.
[29] La mélodie de Mos cors s'alegr'e s'esjau, perdue, a été recréée par le chanteur contemporain Gérard Zuchetto de façon plutôt réussie, voir: Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XII° et XIII° siècles, VDE-Gallo, Donneloye, 1988. Pour Ab l'alen, on peut récommander la version , également moderne et assez jazzistique de Jean-Marie Carlotti, voir Jan-Maria Carlotti, Michel Marre, Trobar 1, Silex, Audivis Distribution, Gentilly, France, 1995.
[30]Tirée de Edouard Baratier, Georges Duby, Ernest Hildesheimer, Atlas Historique, Provence, Comtat, Orange, Nice, Monaco, Armand Colin, Paris, 1969.
[31]Ce qui expliquerait, d'après Avalle, pourquoi – plutôt qu'à cause d'une xénophobie à l'état pur – Peire a la langue allemande en telle horreur, et qu'il traîte son système phonétique de 'lairar de cans'...
[32]Avalle est également d'avis qu'il s'agit nettement d'un rappel notamment de Ab l'alen tir dans ces vers .