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Sudhir Hazareesingh : «Chez les intellectuels français émerge un néoconservatisme républicain, frileux et nombriliste»"

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Professeur à Oxford, le Britannique né sur l’île Maurice publie «Ce pays qui aime les idées», un essai consacré à la passion typiquement française pour le débat, de plus en plus schématisant et pessimiste.

Face au succès des thèses déclinistes d’Eric Zemmour, d’Alain Finkielkraut ou de Michel Houellebecq, on les cherche anxieusement du regard : mais où sont les intellectuels de gauche ? Pourquoi un tel silence du camp «progressiste» quand ne cesse de se répandre une vision anxieuse et anxiogène du monde ? Dans Ce pays qui aime les idées, un essai paru cette semaine chez Flammarion, un Britannique, professeur à Oxford, se penche sur cette inclination si française pour le débat. Sudhir Hazareesingh a connu son premier émoi intellectuel sur l’île Maurice, où il a grandi, quand il a vu, sur le petit écran, Marguerite Yourcenar débattre des notions de bien et de mal à Apostrophes, l’émission culte de Bernard Pivot. «Même si tant de subtilité avait quelque chose de légèrement cocasse (tout particulièrement lorsqu’on l’observait d’une île tropicale de l’océan Indien), personne ne pouvait à l’époque rivaliser avec l’énergie intellectuelle et le panache des Français», écrit-il. Que reste-t-il de ce panache ? L’universitaire britannique dresse un tableau assez alarmant. Qu’est-il donc arrivé à la France et à ses intellectuels pour qu’ils s’enlisent dans un tel pessimisme teinté d’ethnocentrisme ?

Vous faites le constat très sévère d’une crise de la pensée française. Quels en sont les symptômes ?

La neurasthénie s’est emparée de la France. La vie intellectuelle a versé dans une très forte tendance au déclinisme. En témoigne l’élection d’Alain Finkielkraut à l’Académie française ou les deux derniers romans de Houellebecq, qui a certes toujours donné dans le morbide, mais qui touche désormais à l’extrême névrose… Ce qui me frappe, c’est que ces intellectuels, polémistes ou écrivains ont une vision psychologisante du déclin français. On parle de la France comme d’un patient, on évoque la pourriture - voyez Bernard-Henri Lévy qui compare la gauche française à un «grand cadavre à la renverse», reprenant un mot de Sartre. Dans la culture anglo-saxonne, ce genre de constat s’accompagnerait d’une analyse empirique. On irait voir ce qu’il en est réellement, sur le terrain. Ainsi, l’école française républicaine tant brocardée est-elle vraiment en déclin ? Sur quelles notations s’appuie ce constat ? Où est la chute du taux d’alphabétisation ? C’est une particularité bien française : le débat - et particulièrement le débat décadentiste - s’en tient à un discours très abstrait et à des schémas globalisants.

Ce pessimisme français est-il nouveau ?

Il me semble au contraire être le propre de la pensée française : la certitude que la France est un grand pays, qui doit penser non seulement pour lui-même mais aussi pour le reste du monde, est associée à une grande angoisse de déclin. On retrouve cette dialectique depuis la Révolution jusqu’aux écrits du général de Gaulle. Lorsqu’on a des ambitions extraordinaires, on craint toujours de ne pas être à la hauteur. La France est chargée de représenter la cause de l’humanité, selon Lavisse. Et quand la France n’arrive pas à concrétiser cet universalisme, elle se dit : «Tout est foutu».

Ce qui est plus grave aujourd’hui, c’est qu’une partie du monde intellectuel diffuserait, dites-vous, «une forme étriquée de nationalisme ethnique»…

Pour le dire vite, jusqu’à la fin du XXe siècle, le nationalisme qui dominait en France était républicain : un patriotisme plutôt. On était français tant qu’on adhérait à des valeurs abstraites - le fameux «plébiscite de tous les jours» de Renan. L’identité collective était une construction sociale réinventée à chaque génération. Mais ce schéma-là a commencé à s’effriter à la fin du XXe siècle - à droite surtout, mais aussi à gauche. Le «non» au référendum sur la Constitution européenne de 2005 est un tournant majeur : il représente, entre autres choses, la victoire de la gauche fermée, repliée sur elle-même (le silence des intellectuels, lors de cette campagne, est d’ailleurs éloquent). A partir de 2011, le «marinisme» a commencé à émerger, avec l’ambition de banaliser les idées et les valeurs du Front national, et à droite, Alain Finkielkraut a entamé son évolution vers un nationalisme xénophobe et larmoyant. Une espèce de néoconservatisme républicain, frileux, nombriliste et nostalgique émerge en France.

Cette pensée, on la retrouve aussi chez l’acteur royaliste Lorànt Deutsch, qui vend ses livres sur Paris et la France à plusieurs dizaines milliers de d’exemplaires…

Pour comprendre les grands mouvements de pensée et leur diffusion, il ne faut pas se contenter d’étudier les grands intellectuels. On assiste aujourd’hui à la résurgence d’une histoire conservatrice (dans la tradition royaliste et nationaliste). Y participent aussi bien Deutsch que Jean Sévillia, du Figaro magazine. C’est important car l’histoire a une place de premier plan dans la constitution de l’identité collective française. Pour Sévillia, depuis plus d’un siècle, un complot entre historiens républicains aurait servi à occulter la vraie histoire de la France en minimisant le poids du royalisme et de la chrétienté, et en inventant le mythe d’une terre d’accueil et d’assimilation. Ces polémiques - on pourrait aussi mentionner les débats houleux sur les lois mémorielles - soulignent à quel point l’historien est toujours considéré en France à la fois comme un guérisseur et un oracle chargé de révéler la continuité de la nation et son destin.

Pourquoi le débat français ne parvient-il pas à se saisir plus sereinement de la question des minorités ?

La source du problème vient là encore de l’approche très schématisée des problèmes sociaux en France. On ne pense pas au sort concret des musulmans ou des minorités postcoloniales, on réfléchit à leur place par rapport au principe abstrait qu’est la laïcité. La tournure qu’a pris le débat sur le voile en France est frappante. Dès les années 80, à partir de l’histoire de deux jeunes filles qui arrivent voilées dans un collège de banlieue, un texte signé par des intellectuels de gauche, comme Régis Debray ou Elisabeth Badinter, parle du «Munich de l’école républicaine» ! Les traits caractéristiques du débat d’idées français sont en place : explosion de concepts tonitruants, schématisation extrême. On ne parle jamais des immigrés eux-mêmes, de ce qu’ils sont ou de la manière dont ils se voient. On touche ici à un autre problème : l’interdiction de faire des statistiques ethniques en France. Elles sont pourtant devenues indispensables si on ne veut pas laisser le champ libre aux «fantasmagoristes» qui occupent le terrain aujourd’hui.

Ce refus du multiculturalisme en France, vous le faites remonter à Descartes.

Descartes pose que la pensée est l’essence fondamentale de l’être humain. Et la pensée est indivisible. C’est pour cette raison que toute la tradition républicaine a vu en Descartes son fondateur. Les républicains disaient en effet exactement la même chose au niveau politique : c’est la rationalité qui fonde l’identité politique, et celle-ci ne se divise pas - des schémas très holistiques déjà. Cette grande tradition totalisante a certes été très créative, mais elle a aussi empêché les Français de réfléchir à l’identité de manière souple. Le contraste est évident avec l’Angleterre, où l’on peut être British-Asian, à la fois britannique et asiatique. En France, les mots n’existent pas pour dire cette possible hybridation. On en revient toujours à l’expression «Français d’origine» algérienne ou malienne. Mais l’origine est un faux problème. Elle ne dit que la trace de ce qu’était la personne - ou ses parents - il y a vingt ou cinquante ans. Pas ce qu’elle est aujourd’hui et qui peut tenir d’un brassage des identités.

La figure de l’intellectuel français existe-t-elle encore ?

Elle a connu un repli indéniable. Du XVIIIe au XXe siècle, les intellectuels étaient des guides spirituels. Une substitution au clergé - on parle d’ailleurs parfois de «clercs» pour les désigner ou d’«hérésie» de certaines convictions. La grande tradition intellectuelle française, de Voltaire et Rousseau à Sartre et Foucault, reposait sur un socle littéraire et philosophique, et sur la puissance de l’Ecole normale supérieure. On est désormais passé du lettré philosophe au technocrate. Sans doute parce qu’une société très moderne n’a plus besoin de maître à penser. Sans doute aussi parce que les intellectuels français ont abusé de concepts abstraits - Derrida et les structuralistes notamment. Les fonctions intellectuelles sont toujours là - elles n’évoluent d’ailleurs pas beaucoup quand on voit que Saint-Germain-des-Près concentre toujours autant de maisons d’édition -, des pamphlets s’écrivent tous les six mois… Mais les intellectuels ne s’investissent plus autant dans le débat politique et les politiques n’en sont d’ailleurs plus demandeurs.

Les intellectuels de gauche sont-ils responsables de leur perte de crédit, en France ou à l’étranger ?

Ils ont toujours de nobles sentiments : la défense des plus démunis, le rejet de la fatalité sociale, le mépris pour le mercantilisme anglo-saxon. Mais ils n’ont pas su développer une alternative européenne, une authentique troisième voie entre le mirage du social-libéralisme et les vieilles chimères jacobino-marxistes. Nous l’attendions justement de la France, pays des intellectuels. Mais ils se sont repliés et ont fermé les volets, tournant ainsi le dos au grand principe francais de fraternité. Dès le XVIIIe siècle pourtant, les républicains avaient une culture totalement européenne : ils lisaient Kant et, plus tard, les utilitaristes anglais… Rousseau n’était même pas français ! Mais la production intellectuelle est aujourd’hui devenue très franco-française. A double titre : elle ne parle que de la France et s’exporte peu… à de rares exceptions près, comme le travail sur les lieux de mémoire de l’historien Pierre Nora.

Vous oubliez l’économiste Thomas Piketty ?

Pour le dire de manière provocante, Piketty n’est pas aussi français que les Français le pensent. Sa formation intellectuelle est en partie anglo-américaine et son mode de raisonnement - sa grande utilisation de statistiques - ne s’inscrit pas précisément dans la tradition française. Je suis surtout frappé par une chose : à quel point il est célébré en France, mais à quel point aussi il n’est pas du tout écouté par le gouvernement socialiste. Nul n’est prophète en son pays…

L’autre grand échec des intellectuels français selon vous, c’est de ne pas avoir su endiguer la montée du Front national.

C’est navrant pour le pays de la tradition dreyfusarde. C’est une constante depuis les années 80 : on a systématiquement sous-estimé le Front national. Sans doute est-ce encore une fois dû à une forme de pensée holistique et essentialiste typiquement française : on part de l’idée que la France est le pays de la Révolution et des droits de l’homme. Donc, dans ce pays-là, le Front national ne peut être qu’un phénomène éphémère. Donc on n’a pas besoin d’y réfléchir.

La France est-elle vraiment si intello ?

Le débat d’idées y structure la société beaucoup plus qu’ailleurs. J’irai même jusqu’à dire que la pensée est une composante essentielle de ce que veut dire «être français». Et cela pour une raison historique simple : quand il fallu inventer une nation après la Révolution française, on a dû le faire à travers des principes abstraits. Procédez de cette manière, et vous serez constamment dans un débat d’idées. Etre français, c’est réfléchir sans fin aux valeurs sur lesquelles repose la citoyenneté, savoir ce qu’elles veulent dire, s’il faut les mettre à jour… En France, le moindre village célèbre l’écrivain inconnu qui est né sur ses terres. Il y a encore une épreuve de philo au bac et, chaque année, en juin, la France se met à en discuter… Hier, j’assistais à une altercation entre deux automobilistes parisiens au sujet d’une place de parking. En tout dernier recours, la femme a lancé à l’homme : «C’est une question de principe, monsieur !» Je me suis dit : «Voilà, je suis en France.»

Recueilli par Sonya Faure Dessin Sylvie Serprix

 

Sonya FAURE 28 août 2015 à 17:16

INTERVIEW

Professeur à Oxford, le Britannique né sur l’île Maurice publie «Ce pays qui aime les idées», un essai consacré à la passion typiquement française pour le débat, de plus en plus schématisant et pessimiste.

Face au succès des thèses déclinistes d’Eric Zemmour, d’Alain Finkielkraut ou de Michel Houellebecq, on les cherche anxieusement du regard : mais où sont les intellectuels de gauche ? Pourquoi un tel silence du camp «progressiste» quand ne cesse de se répandre une vision anxieuse et anxiogène du monde ? Dans Ce pays qui aime les idées, un essai paru cette semaine chez Flammarion, un Britannique, professeur à Oxford, se penche sur cette inclination si française pour le débat. Sudhir Hazareesingh a connu son premier émoi intellectuel sur l’île Maurice, où il a grandi, quand il a vu, sur le petit écran, Marguerite Yourcenar débattre des notions de bien et de mal à Apostrophes, l’émission culte de Bernard Pivot. «Même si tant de subtilité avait quelque chose de légèrement cocasse (tout particulièrement lorsqu’on l’observait d’une île tropicale de l’océan Indien), personne ne pouvait à l’époque rivaliser avec l’énergie intellectuelle et le panache des Français», écrit-il. Que reste-t-il de ce panache ? L’universitaire britannique dresse un tableau assez alarmant. Qu’est-il donc arrivé à la France et à ses intellectuels pour qu’ils s’enlisent dans un tel pessimisme teinté d’ethnocentrisme ?

Vous faites le constat très sévère d’une crise de la pensée française. Quels en sont les symptômes ?

La neurasthénie s’est emparée de la France. La vie intellectuelle a versé dans une très forte tendance au déclinisme. En témoigne l’élection d’Alain Finkielkraut à l’Académie française ou les deux derniers romans de Houellebecq, qui a certes toujours donné dans le morbide, mais qui touche désormais à l’extrême névrose… Ce qui me frappe, c’est que ces intellectuels, polémistes ou écrivains ont une vision psychologisante du déclin français. On parle de la France comme d’un patient, on évoque la pourriture - voyez Bernard-Henri Lévy qui compare la gauche française à un «grand cadavre à la renverse», reprenant un mot de Sartre. Dans la culture anglo-saxonne, ce genre de constat s’accompagnerait d’une analyse empirique. On irait voir ce qu’il en est réellement, sur le terrain. Ainsi, l’école française républicaine tant brocardée est-elle vraiment en déclin ? Sur quelles notations s’appuie ce constat ? Où est la chute du taux d’alphabétisation ? C’est une particularité bien française : le débat - et particulièrement le débat décadentiste - s’en tient à un discours très abstrait et à des schémas globalisants.

Ce pessimisme français est-il nouveau ?

Il me semble au contraire être le propre de la pensée française : la certitude que la France est un grand pays, qui doit penser non seulement pour lui-même mais aussi pour le reste du monde, est associée à une grande angoisse de déclin. On retrouve cette dialectique depuis la Révolution jusqu’aux écrits du général de Gaulle. Lorsqu’on a des ambitions extraordinaires, on craint toujours de ne pas être à la hauteur. La France est chargée de représenter la cause de l’humanité, selon Lavisse. Et quand la France n’arrive pas à concrétiser cet universalisme, elle se dit : «Tout est foutu».

Ce qui est plus grave aujourd’hui, c’est qu’une partie du monde intellectuel diffuserait, dites-vous, «une forme étriquée de nationalisme ethnique»…

Pour le dire vite, jusqu’à la fin du XXe siècle, le nationalisme qui dominait en France était républicain : un patriotisme plutôt. On était français tant qu’on adhérait à des valeurs abstraites - le fameux «plébiscite de tous les jours» de Renan. L’identité collective était une construction sociale réinventée à chaque génération. Mais ce schéma-là a commencé à s’effriter à la fin du XXe siècle - à droite surtout, mais aussi à gauche. Le «non» au référendum sur la Constitution européenne de 2005 est un tournant majeur : il représente, entre autres choses, la victoire de la gauche fermée, repliée sur elle-même (le silence des intellectuels, lors de cette campagne, est d’ailleurs éloquent). A partir de 2011, le «marinisme» a commencé à émerger, avec l’ambition de banaliser les idées et les valeurs du Front national, et à droite, Alain Finkielkraut a entamé son évolution vers un nationalisme xénophobe et larmoyant. Une espèce de néoconservatisme républicain, frileux, nombriliste et nostalgique émerge en France.

Cette pensée, on la retrouve aussi chez l’acteur royaliste Lorànt Deutsch, qui vend ses livres sur Paris et la France à plusieurs dizaines milliers de d’exemplaires…

Pour comprendre les grands mouvements de pensée et leur diffusion, il ne faut pas se contenter d’étudier les grands intellectuels. On assiste aujourd’hui à la résurgence d’une histoire conservatrice (dans la tradition royaliste et nationaliste). Y participent aussi bien Deutsch que Jean Sévillia, du Figaro magazine. C’est important car l’histoire a une place de premier plan dans la constitution de l’identité collective française. Pour Sévillia, depuis plus d’un siècle, un complot entre historiens républicains aurait servi à occulter la vraie histoire de la France en minimisant le poids du royalisme et de la chrétienté, et en inventant le mythe d’une terre d’accueil et d’assimilation. Ces polémiques - on pourrait aussi mentionner les débats houleux sur les lois mémorielles - soulignent à quel point l’historien est toujours considéré en France à la fois comme un guérisseur et un oracle chargé de révéler la continuité de la nation et son destin.

Pourquoi le débat français ne parvient-il pas à se saisir plus sereinement de la question des minorités ?

La source du problème vient là encore de l’approche très schématisée des problèmes sociaux en France. On ne pense pas au sort concret des musulmans ou des minorités postcoloniales, on réfléchit à leur place par rapport au principe abstrait qu’est la laïcité. La tournure qu’a pris le débat sur le voile en France est frappante. Dès les années 80, à partir de l’histoire de deux jeunes filles qui arrivent voilées dans un collège de banlieue, un texte signé par des intellectuels de gauche, comme Régis Debray ou Elisabeth Badinter, parle du «Munich de l’école républicaine» ! Les traits caractéristiques du débat d’idées français sont en place : explosion de concepts tonitruants, schématisation extrême. On ne parle jamais des immigrés eux-mêmes, de ce qu’ils sont ou de la manière dont ils se voient. On touche ici à un autre problème : l’interdiction de faire des statistiques ethniques en France. Elles sont pourtant devenues indispensables si on ne veut pas laisser le champ libre aux «fantasmagoristes» qui occupent le terrain aujourd’hui.

Ce refus du multiculturalisme en France, vous le faites remonter à Descartes.

Descartes pose que la pensée est l’essence fondamentale de l’être humain. Et la pensée est indivisible. C’est pour cette raison que toute la tradition républicaine a vu en Descartes son fondateur. Les républicains disaient en effet exactement la même chose au niveau politique : c’est la rationalité qui fonde l’identité politique, et celle-ci ne se divise pas - des schémas très holistiques déjà. Cette grande tradition totalisante a certes été très créative, mais elle a aussi empêché les Français de réfléchir à l’identité de manière souple. Le contraste est évident avec l’Angleterre, où l’on peut être British-Asian, à la fois britannique et asiatique. En France, les mots n’existent pas pour dire cette possible hybridation. On en revient toujours à l’expression «Français d’origine» algérienne ou malienne. Mais l’origine est un faux problème. Elle ne dit que la trace de ce qu’était la personne - ou ses parents - il y a vingt ou cinquante ans. Pas ce qu’elle est aujourd’hui et qui peut tenir d’un brassage des identités.

La figure de l’intellectuel français existe-t-elle encore ?

Elle a connu un repli indéniable. Du XVIIIe au XXe siècle, les intellectuels étaient des guides spirituels. Une substitution au clergé - on parle d’ailleurs parfois de «clercs» pour les désigner ou d’«hérésie» de certaines convictions. La grande tradition intellectuelle française, de Voltaire et Rousseau à Sartre et Foucault, reposait sur un socle littéraire et philosophique, et sur la puissance de l’Ecole normale supérieure. On est désormais passé du lettré philosophe au technocrate. Sans doute parce qu’une société très moderne n’a plus besoin de maître à penser. Sans doute aussi parce que les intellectuels français ont abusé de concepts abstraits - Derrida et les structuralistes notamment. Les fonctions intellectuelles sont toujours là - elles n’évoluent d’ailleurs pas beaucoup quand on voit que Saint-Germain-des-Près concentre toujours autant de maisons d’édition -, des pamphlets s’écrivent tous les six mois… Mais les intellectuels ne s’investissent plus autant dans le débat politique et les politiques n’en sont d’ailleurs plus demandeurs.

Les intellectuels de gauche sont-ils responsables de leur perte de crédit, en France ou à l’étranger ?

Ils ont toujours de nobles sentiments : la défense des plus démunis, le rejet de la fatalité sociale, le mépris pour le mercantilisme anglo-saxon. Mais ils n’ont pas su développer une alternative européenne, une authentique troisième voie entre le mirage du social-libéralisme et les vieilles chimères jacobino-marxistes. Nous l’attendions justement de la France, pays des intellectuels. Mais ils se sont repliés et ont fermé les volets, tournant ainsi le dos au grand principe francais de fraternité. Dès le XVIIIe siècle pourtant, les républicains avaient une culture totalement européenne : ils lisaient Kant et, plus tard, les utilitaristes anglais… Rousseau n’était même pas français ! Mais la production intellectuelle est aujourd’hui devenue très franco-française. A double titre : elle ne parle que de la France et s’exporte peu… à de rares exceptions près, comme le travail sur les lieux de mémoire de l’historien Pierre Nora.

Vous oubliez l’économiste Thomas Piketty ?

Pour le dire de manière provocante, Piketty n’est pas aussi français que les Français le pensent. Sa formation intellectuelle est en partie anglo-américaine et son mode de raisonnement - sa grande utilisation de statistiques - ne s’inscrit pas précisément dans la tradition française. Je suis surtout frappé par une chose : à quel point il est célébré en France, mais à quel point aussi il n’est pas du tout écouté par le gouvernement socialiste. Nul n’est prophète en son pays…

L’autre grand échec des intellectuels français selon vous, c’est de ne pas avoir su endiguer la montée du Front national.

C’est navrant pour le pays de la tradition dreyfusarde. C’est une constante depuis les années 80 : on a systématiquement sous-estimé le Front national. Sans doute est-ce encore une fois dû à une forme de pensée holistique et essentialiste typiquement française : on part de l’idée que la France est le pays de la Révolution et des droits de l’homme. Donc, dans ce pays-là, le Front national ne peut être qu’un phénomène éphémère. Donc on n’a pas besoin d’y réfléchir.

La France est-elle vraiment si intello ?

Le débat d’idées y structure la société beaucoup plus qu’ailleurs. J’irai même jusqu’à dire que la pensée est une composante essentielle de ce que veut dire «être français». Et cela pour une raison historique simple : quand il fallu inventer une nation après la Révolution française, on a dû le faire à travers des principes abstraits. Procédez de cette manière, et vous serez constamment dans un débat d’idées. Etre français, c’est réfléchir sans fin aux valeurs sur lesquelles repose la citoyenneté, savoir ce qu’elles veulent dire, s’il faut les mettre à jour… En France, le moindre village célèbre l’écrivain inconnu qui est né sur ses terres. Il y a encore une épreuve de philo au bac et, chaque année, en juin, la France se met à en discuter… Hier, j’assistais à une altercation entre deux automobilistes parisiens au sujet d’une place de parking. En tout dernier recours, la femme a lancé à l’homme : «C’est une question de principe, monsieur !» Je me suis dit : «Voilà, je suis en France.»

Recueilli par Sonya Faure 28 août 2015

 

Source: Libération/Idées