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‘Negotium pacis et fidei’ et /ou « Pays exposé en proie»...?

Michel Roquebert

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Le récit désormais ‘classique’ des événements par le maître historien de la Croisade et auteur best-seller de L’Epopée Cathare et Les Cathares

L'armée se rassembla en Bourgogne au printemps 1209 et descendit la vallée du Rhône, sous la conduite du chef de la légation pontificale, Arnaud Amaury, abbé de Cîteaux. Sa mission était claire: mener à bien le negotium pacis et fidei, l'affaire de la Paix et de la Foi, nom offiiciel de la croisade - la notion de paix incluant non seulement la paix civique, qu'on estimait violée par les trop nombreux routiers qu'entretenaient les grands féodaux, mais la « paix des âmes » troublée, bien entendu, par l'hérésie... Les moyens à mettre en oeuvre étaient simples: obtenir des seigneurs et des consulats urbains des serments garantissant à la fois la paix civique, par le renvoi des mercenaires, et la paix des âmes, en chassant les hérétiques et en prenant les armes contre leurs protecteurs. Refuser de « jurer la paix » serait se dénoncer comme complice d'hérésie, passible donc d'arrestation et de confiscation des biens - ce pourquoi l'armée des croisés, précisément, se trouvait là.

Seigneurs et consulats provençaux que la croisade rencontra sur son chemin jurèrent spontanément la paix - et d'autant plus aisément d'ailleurs qu'il n'y avait pas de cathares chez eux. C'est au moment où l'armée allait pénétrer en bas Languedoc que Raymond VI entra en jeu. De lui-même, de ses vassaux, de ses villes, la croisade n'accepterait pas des serments de pure forme, comme les légats l'avaient fait à Toulouse en 1204. Excommunié et anathématisé à double titre, comme complice d'hérésie et comme instigateur de l'assassinat de Pierre de Castelnau -ce qui, soit dit en passant, ne fut jamais prouvé! -, désigné par les bulles du 10 mars 1208 comme le principal ennemi, justement, de la paix et de la foi, « exposé en proie » dans sa personne et dans ses biens par ces mêmes bulles de croisade, il se vit voué à subir une guerre pour laquelle ni lui ni les siens, assurément, n'étaient prêts.

Il n'y avait qu'un moyen d'éviter à la fois l'invasion et sa propre dépossession: jurer la paix. Il rejoignit la croisade à Saint-Gilles et, le 18 juin 1209, se soumit à une humiliante pénitence publique qui leva son excommunication et les deux chefs d'accusation qui l'avaient motivée. Mieux: il prit solennellement la croix... Peu lui importait certainement d'avoir gagné par là des indulgences. L'essentiel était que, désormais, en vertu du droit même de la croisade, sa personne et ses domaines étaient sous la protection du Saint-Siège. L'armée venue du nord n'avait plus qu'à passer son chemin...

Son jeune neveu Raymond-Roger Trencavel, vicomte de Béziers, Carcassonne et Albi, seigneur du Razès, offrit à son tour sa soumission, mais l'abbé de Cîteaux, certainement impuissant à renvoyer l'armée dans ses foyers avant même qu'elle eût combattu et gagné quelque butin, estimant peut-être par ailleurs qu'une démonstration de force en pays hérétique était quand même nécessaire, lui refusa l'audience qu'il sollicitait et maintint ses domaines exposés en proie. Béziers mis à sac le 22 juillet, Carcassonne tomba le 15 août après deux semaines de siège, tandis que Trencavel, capturé par traîtrise, fut vraisemblablement assassiné dans sa geôle. On appliqua aussitôt le droit de la croisade: la vicomté conquise fut confisquée et échut par la volonté de l'Église au premier catholique qui en voulut, Simon, seigneur de Montfort en Ile-de-France.

Premier croisé à être paré d'un titre saisi de vive force, avec ses domaines, sur un complice d'hérésie, le nouveau vicomte de Béziers, Carcassonne et Albi se posa immédiatement en chef militaire de la croisade. Sa première tâche fut de prendre effectivement possession des terres qui venaient de lui être concédées, donc de soumettre les anciens vassaux de Trencavel, devenus par droit de conquête ses propres vassaux, et de leur faire prêter serment de fidélité à lui-même et à l'Église romaine. Le mécanisme qui avait joué pour lui se répéta alors à l'échelon inférieur: ceux qui, plutôt que de jurer la paix et de se soumettre à un conquérant étranger, choisirent le maquis ou l'exil - les faidits - virent leurs biens confisqués et distribués par Montfort à ses compagnons d'armes. Ceux qui tentèrent de résister du haut de leurs nids d'aigle, Cabaret, Minerve ou Termes, finirent par être vaincus, et se soumirent par serment ou s'exilèrent. Parallèlement à la confiscation des biens des complices d'hérésie, s'accomplit chaque fois que possible l'élimination par le feu des hérétiques eux-mêmes, comme lors de la prise de Minerve en juillet 1210.

La conquête des anciens domaines Trencavel à peine achevée, Simon de Montfort porta la guerre dans le comté de Toulouse, où les choses s'étaient rapidement gâtées après la cérémonie de Saint-Gilles. Une délégation de prélats de la croisade était allée à Toulouse réclamer qu'on lui livrât les hérétiques de la ville. Les consuls avaient refusé, et Raymond VI lui-même les avait soutenus. Les prélats annulèrent alors les effets de la pénitence de Saint-Gilles et excommunièrent à nouveau le comte, qui retombait du même coup sous les deux chefs d'accusation de complicité d'hérésie et d'assassinat de Pierre de Castelnau... Raymond VI se précipita à Rome pour protester et demander au pape qu'on lui fit dans les formes légales le procès qui lui permettrait au moins de présenter sa défense. Innocent III ordonna à ses légats d'instruire l'affaire, mais ceux-ci, tout dévoués à l'ambitieux chef de la croisade, et craignant sans doute d'être amenés à acquitter le comte, ne le firent qu'au bout de dix-huit mois de manoeuvres dilatoires. Et encore rusèrent-ils jusqu'au bout: convoqué à Montpellier vers la Noël 1210, Raymond offrit sa soumission, mais les légats y mirent sciemment des conditions si inacceptables - dont son exil en Terre sainte! - que, ayant refusé, il se vit excommunié derechef. La protection du Saint-Siège était rendue caduque. Comme à la veille de l'invasion, ses domaines se retrouvaient exposés en proie. Montfort pouvait, en toute légalité, se lancer à leur conquête...

Celle-ci commença en mai 1211 par la prise de Lavaur et un immense bûcher de quelque quatre cents hérétiques, assorti de l'exécution de la châtelaine et de toute la chevalerie occitane tombée aux mains des croisés.. Montfort assiégea alors Toulouse, mais décampa au bout de quinze jours. Tandis que les consuls de la ville écrivaient une lettre alarmée à Pierre II, comte de Barcelone et roi d'Aragon, beau-frère de Raymond VI et lié à lui par un traité d'alliance défensive signé en 1204, Raymond lui-même passait à la contre-attaque après avoir battu le rappel de ses voisins susceptibles de soutenir sa cause pour s'opposer à une conquête qui les menacerait tôt ou tard. Après le comte de Foix, celui de Comminges et le vicomte de Béarn entrèrent dans la coalition, mais celle-ci, malgré des succès ponctuels, ne réussit pas à renverser la situation. De foudroyantes campagnes menées avec un incontestable génie dans l'art militaire, et assorties hélas! du cortège habituel d'exactions et de massacres - les croisés pillèrent même l'abbaye de Moissac ! - livrèrent à Simon de Montfort l'Albigeois, le Quercy, l'Agenais, le Comminges, et lui permirent d'opérer des ravages en comté de Foix et en Couserans. Il ne lui restait plus qu'à s'emparer de Toulouse. En décembre 1212, comme s'il en était déjà comte en titre, il promulgua à Pamiers les Statuts de la terre conquise. Un mois plus tard, le roi d'Aragon passait les Pyrénées...

Il avait bien fallu, pour parachever la conquête des domaines Trencavel et la légaliser au regard du droit féodal, faire jouer la clause de la réserve des droits du seigneur supérieur, inscrite dans les bulles pontificales du 10 mars 1208. Autrement dit faire hommage vassalique des terres conquises à leur suzerain légitime, afin de se faire agréer par lui. Or le suzerain de la vicomté Trencavel, ce n'était pas le roi denique; chef de la croisade, miles Christi, chevalier du Christ, il était investi d'une mission sacrée: confisquer les biens des complices d'hérésie. Tous ces princes qui, tels le comte de Comminges et le vicomte de Béarn, avaient porté secours à d'aussi notoires fauteurs d'hérésie que les comtes de Toulouse et de Foix s'étaient par là même désignés comme complices des complices... Les combattre était non seulement un droit, mais un devoir. En les prenant sous sa protection suzeraine, le roi d'Aragon s'offrait lui-même aux coups de la croisade. Et Montfort lui envoya en bonne et due forme son défi.

L'affrontement eut lieu le 12 septembre dans la plaine de Muret, aux portes de Toulouse. Sa victoire sur une coalition infiniment supérieure en nombre mais dépourvue d'un commandement unique et victime de ses erreurs stratégiques et tactiques - le roi fut d'ailleurs tué dans la bataille - livra à Simon de Montfort, avec Toulouse, la couronne et les domaines de Raymond VI, dont l'Église l'investit officiellement au concile du Latran de 1215. Et pour que tout fût bien en ordre, pour que la légitimité nouvelle imposée par le Saint-Siège s'accordât aux institutions féodales et ne lésât point le détenteur suprême du pouvoir temporel, Montfort s'en revint en France faire hommage de sa conquête au roi Philippe Auguste. Celui-ci le reçut, en avril 1216, pour homme-lige - non seulement au titre du comté de Toulouse, mais au titre, aussi, de l'ancienne vicomté Trencavel, laquelle, quoi qu'en dise l'acte d'hommage, n'était pas dans la mouvance capétienne! Le vaste comté de Toulouse récupéré comme fief vassal, la vicomté Trencavel arrachée -par croisade interposée - à la suzeraineté de Barcelone sans que, du fait des troubles successoraux que connaissait le royaume d'Aragon, personne fût en mesure de s'y opposer -, l'aubaine était trop belle pour que le roi de France criât cette fois à l'ingérence du Saint-Siège. Le triomphe de Montfort fut de courte durée. Il était en France quand Raymond VI et son fils, débarquant à Marseille, rallièrent à eux les féodaux provençaux et enlevèrent aux Français Beaucaire, y assiégeant dans le château la garnison croisée. Montfort vola au secours de ses compagnons, et assiégea Beaucaire. Profitant de son absence, Toulouse se souleva. Montfort se précipita à l'autre bout de ses domaines et rétablit vigoureusement son autorité sur la ville. De nouveaux troubles l'ayant appelé derechef en Provence, Raymond VI en profita et réussit à rentrer subrepticement dans Toulouse où, accueilli en libérateur, il prit le commandement de la défense. Quand Montfort revint, il trouva cette fois les portes fermées et sa propre capitale armée jusqu'aux dents contre lui. Il y mit le siège. Aux assauts, tous repoussés, les Toulousains répondaient par de meurtrières sorties de cavaliers et de piétons. Dix mois de combats n'eurent pas raison d'eux. Le 25 juin 1218, alors qu'il commandait une attaque en règle, Simon de Montfort fut tué par un boulet de catapulte.

Son fils aîné Amaury lui succéda dans ses titres et ses possessions. Mais le nouveau chef de la croisade, assurément courageux, était jeune et inexpérimenté. La guerre de libération qu'engagèrent, dès qu'il eût levé le siège de Toulouse, Raymond VI et Raymond le Jeune mit huit années à lui arracher une à une toutes les conquêtes de son père, mais elle y arriva, non sans difficultés! Dès qu'il avait appris la mort de Simon de Montfort, le pape - c'était maintenant Honorius III - avait compris que la croisade était en danger et avait supplié Philippe Auguste d'envoyer des renforts à Amaury, si possible sous le comman¬dement du prince Louis, le futur roi Louis VIII. Pour l'occasion, le souverain pontife renouvela les privilèges de croisade, et même les augmenta : l'indulgence qu'on y gagnait était désormais proclamée plénière.

Philippe Auguste avait évidemment intérêt, en 1218, à sauver cette croisade dont dix ans plus tôt il ne voulait pas. Il demeurait cependant toujours aussi peu enclin à s'y engager personnellement. Mais du moins, au printemps 1219, après six mois de tractations avec le Saint¬ Siège au sujet du financement de l'expédition, autorisa-t-il son fils qui, lui, bouillait d'impatience, à rejoindre Amaury de Montfort dont l'armée s'épuisait alors à assiéger en vain Marmande passée dans le camp occitan. Les troupes du prince permirent d'emporter la décision: la ville fut enlevée d'assaut, mise à sac, et sa population massacrée. Le 17 juin les Français étaient en vue des remparts de Toulouse.

Raymond le Jeune avait soigneusement organisé la mise en état de défense de la ville pour le troisième siège qu'elle allait subir, pour¬voyant de compagnies de soldats de métier, archers et routiers, dix-huit points fortifiés - tours, barbacanes ou ponts - sous le commandement de capitaines dont on a conservé la liste et qui tous étaient, avant la conquête, de grands ou petits vassaux de son père, tandis qu'on gardait en réserve au coeur de la ville un important corps de chevaliers, de sergents et de bourgeois en armes. Il y eut force combats, mais au bout de six semaines le prince Louis et ses compagnons levèrent le siège: leur quarantaine était achevée... Le roi avait autorisé son fils à se croiser, mais pas à s'engager au-delà du temps traditionnel dans une guerre qu'il continuait à observer avec circonspection.

II y eut encore des batailles rangées, des sièges, des exactions de toutes sortes, des exécutions de prisonniers de part et d'autre, et quelques villages rasés. Le comte de Foix vint à la rescousse. Inexorablement, les seigneurs indigènes récupéraient un par un les domaines dont la croisade les avait chassés, et y rétablissaient partout institutions locales et anciens privilèges, pendant que l'armée d'Amaury de Montfort fondait de saison en saison au fur et à mesure que se rétrécissait la terre qu'il contrôlait encore. À maintes reprises, Honorius III supplia Philippe Auguste d'intervenir, ce fut en vain. Il l'adjura une dernière fois, en mai 1222, mais n'eut toujours pas de réponse. S'engagea alors une curieuse course de vitesse entre Amaury de Montfort et Raymond le Jeune. Désespérant de jamais retourner la situation à son profit, Amaury eut l'idée de faire don de sa conquête auroi... Sans doute espérait-il que ce dernier, dès lors qu'il en serait le seigneur direct, aurait à coeur de venir en personne en prendre possession, quitte à lui en rétrocéder peut-être tout ou partie à titre de fief.

Raymond le Jeune, lui, chercha ni plus ni moins à couper l'herbe sous les pieds de son ennemi - dont il connaissait peut-être les intentions, car ils eurent une entrevue en terrain neutre, à Montpellier, en juin de cette même année. Le 16, il écrivit lui aussi au roi, lui offrant de lui faire hommage-lige et de déclarer tenir en fief de lui le comté de Toulouse. Bref, Amaury de Montfort mettait le roi au pied du mur en lui offrant la terre conquise pour l'obliger à venir la reconquérir. Raymond proposait au même roi sa vassalité pour écarter justement le spectre de cette deuxième conquête.

Racontant le siège de 1218, la Chanson de la croisade opposait joliment au «seigneur postiche», Simon de Montfort, le «comte naturel», Raymond VI. En 1222, le roi n'avait plus qu'à choisir entre hériter du premier ou être suzerain du second, ou mieux, si l'on préfère un vocabulaire moins engagé, entre hériter du seul seigneur légal aux yeux du Saint-Siège comme de la Couronne, ou accepter pour vassal le seul seigneur légitime aux yeux de ses sujets. Il ne se laissa pas forcer la main et refusa ces deux cadeaux également empoisonnés, le premier parce qu'il l'engagerait dans une guerre de conquête contre les princes occitans, le second parce qu'il lui attirerait les foudres du Saint-Siège, étant donné que ces mêmes princes qui offraient leur vassalité étaient toujours tenus pour complices d'hérésie...

Au cours du même été mourut Raymond VI, et Raymond le Jeune devint, à 25 ans, Raymond VII. Moins d'un an plus tard disparaissait à son tour Philippe Auguste qui, décidément, avait jusqu'au bout laissé au seul Saint-Siège la responsabilité de l'imbroglio «albigeois». Amaury de Montfort et le dernier carré de ses fidèles, qu'il avait de moins en moins de quoi payer et nourrir, guerroyèrent encore un an et demi. En décembre 1223, alors que le jeune Raymond Trencavel, le fils du vaincu de 1209, quittant son exil catalan, était venu se joindre à la curée, Amaury, replié sur Carcassonne, y fut assiégé par les comtes de Toulouse et de Foix. Il signa sa capitulation 1e 14 janvier 1224, dans le camp occitan, sur les berges de l'Aude, et prit avec ses compagnons le chemin de la France.

En même temps que les seigneurs indigènes s'étaient réinstallés dans leurs châteaux, parfaits et parfaites cathares s'étaient naturellement réimplantés de village en village, rouvrant leurs maisons et y vivant «publiquement», comme disent les sources, en en créant de nouvelles -pour la nouvelle génération de ministres qui avait pris la relève de celle que la croisade avait durement éprouvée : quelque six cents Bons Hommes et Bonnes Dames au moins avaient péri sur les bûchers allumés par Simon de Montfort en 1210 et 1211, une proportion certainement non négligeable du clergé hérétique. Mais la persécution ne paraît pas avoir en quoi que ce fût affaibli la dynamique de la religion interdite. Au plus fort de la guerre, on continua à se marier, au sein de la noblesse rurale, de famille cathare à famille cathare. Guilhabert de Castres, réfugié à Montségur aux premiers jours de l'invasion, en était redescendu dès que la situation le lui avait permis et, devenu évêque cathare du Toulousain à la mort de Gaucelin vers 1220, s'était employé à réorganiser son Église, diaconé par diaconé, parfois village par village comme dans le Lauragais oriental. Il présida même en 1226 à Pieusse, non loin de Carcassonne, un concile de parfaits qui créa un cinquième évêché, celui du Razès.

Bref, l'hérésie avait fait mieux que retrouver ses positions d'antan, la croisade n'avait servi à rien. Le Saint-Siège en était tout à fait conscient. La partie était à reprendre depuis le début. A cette différence près cependant, par rapport à 1209, et elle est capitale, que le roi Louis VIII ne voit pas les choses comme les voyait son père, et qu'il accepte, lui, la donation d'Amaury de Montfort. Si bien que lorsque le Saint-Siège sollicite pour une nouvelle croisade le mari de la très dévote Blanche de Castille, il trouve cette fois un roi d'autant mieux disposé qu'à ses yeux Raymond VII n'est pas seulement le complice avéré d'hérésie que l'Église maintient excommunié, mais, en tant que comte de Toulouse, un pur et simple usurpateur. Dramatiquement opposés en 1209, le droit de la croisade et le droit féodal cdincident enfin pour rendre possible une expédition que conduira le souverain.

La croisade royale se mit en branle au printemps 1226. Si l'on excepte la nécessité dans laquelle elle se trouva d'assiéger au passage Avignon, elle ne fut qu'une promenade militaire. Rendu exsangue par quinze ans de guerre, ébranlé de surcroît, psychologiquement, par l'annonce de l'arrivée personnelle d'un roi dont le clergé catholique avait abondamment médiatisé l'image thaumaturgique et sacrée, le «pays albigeois», dans un premier temps, s'effondra. On vit maints seigneurs, y compris ceux qui étaient impliqués dans l'hérésie, prendre les devants et adresser au roi leur lettre de soumission avant même. qu'il ne fût en vue. Mais quand Louis mourut de maladie à Montpensier, en novembre, sur le chemin du retour, le pays se ressaisit brusquement. Des foyers de résistance s'organisèrent, qu'Humbert de Beaujeu, laissé sur place par le souverain avec le titre de vice-roi et l'armée, eut bien du mal à réduire: Cabaret, où fut capturé Pierre Isarn, évêque cathare du Carcassès, qu'on brûla; le Razès, théâtre de la guerre de Limoux sur laquelle on ne sait hélas! pas grand-chose; le pays toulousain surtout, où Raymond VII et ses fidèles firent front longtemps avec succès; au moins jusqu'à l'été 1228, où Beaujeu, voyant que les combats ne décideraient de rien, appliqua autour de la capitale une stratégie de la dévastation systématique des vignes, des vergers, des moissons et des potagers qui, outre qu'elle affama la ville surpeuplée de réfugiés, ruina brusquement toute l'économie locale de production et de commerce.

Pressé par toutes les couches sociales victimes de cette véritable catastrophe, Raymond VII accepta les propositions de paix que lui firent le Saint-Siège et la régente Blanche de Castille, soucieux de mettre un terme à une guerre trop longue et trop coûteuse. Raymond serait reconnu pour comte de Toulouse et vassal du roi de France.

Restait à fixer le prix de sa réconciliation avec l'Église et la Couronne. Le traité qu'il signa à Paris le jeudi saint 12 avril 1229 avant de s'humilier publiquement face au jeune roi Louis IX devant le grand portail de Notre-Dame, comme son père l'avait fait vingt ans plus tôt devant celui de l'abbaye de Saint-Gilles, était à coup sûr un traité de paix: ayant fait serment de servir la vraie foi et de combattre l'hérésie, Raymond VII était désormais tenu pour fils de la sainte Église catholique romaine, il avait droit à la protection du Saint-Siège, tout comme, en tant que vassal, à la protection de la couronne de France.

Mais le prix de cette double amnistie qui lui conservait sa propre couronne comtale fut très lourd. Il abandonnait au Saint-Siège le marquisat de Provence. Tous ses domaines du bas Languedoc, autrement dit la vicomté de Nîmes, Beaucaire et la Terre d'Argence, lui étaient enlevés et annexés au domaine royal, tout comme étaient annexés par ailleurs, soit dit en passant, l'ancienne vicomté Trencavel en sa totalité, définitivement arrachée à la mouvance catalane. Il renonçait à ses droits supérieurs sur les vicomtés d'Agde et de Lodève, les seigneuries de Sauve, d'Anduze, d'Alès. Lui restaient les diocèses de Rodez, d'Agen, de Cahors - moins Cahors - et ce que ses ancêtres avaient possédé dans celui de Toulouse.

Bref, les domaines de Raymond étaient amputés de moitié et privés, notamment, de toute leur façade maritime. Amputation assortie de l'engagement de faire à titre de pénitence un pèlerinage de cinq ans en Terre sainte, de la démilitarisation des villes et châteaux qu'il gardait, du paiement d'importantes amendes et de dommages et intérêts à l'Église et au roi, de la création à Toulouse, et à ses frais, d'une université propre à encadrer les intelligences, enfin de clauses successorales qui fixaient de façon draconienne l'avenir du comté: Jeanne, pour l'instant fille unique de Raymond VII, était déclarée son unique héritière, même s'il arrivait par la suite au comte d'avoir des enfants mâles, et elle était d'ores et déjà promise à un frère de Louis IX, on verrait un peu plus tard lequel; et si Jeanne et son mari venaient à mourir sans enfants, ce serait le roi lui-même qui hériterait le comté.

Ce qu'Amaury de Montfort espérait en 1222 s'était bien réalisé : le roi avait conquis le «pays albigeois». Mais Amaury n'avait certainement pas prévu que ce serait pour en garder la moitié et restituer l'autre à Raymond VII! L'ancien chef de la croisade reçut de la Couronne, en consolation, la charge de connétable...

Le traité de Paris était l'oeuvre, pour l'essentiel, du légat Romain Frangipani, cardinal de Saint-Ange, conseiller personnel de Blanche de Castille. Politiquement, il était impitoyable : contraint à un exil qui, même temporaire, l'éloignerait de ses domaines, où l'on allait d'ailleurs immédiatement démanteler les défenses urbaines et les principaux châteaux, pressuré financièrement afin qu'il ne pût entretenir de troupes, soumis, tant par le canal de l'Université que par un haut clergé qui avait retrouvé ses prérogatives et son autorité et par la présence permanente d'un légat pontifical, à un strict contrôle en matière d'orthodoxie et de lutte contre l'hérésie, Raymond VII se retrouvait pieds et poings liés. Il savait en outre que par le mariage de sa fille Jeanne ses États tomberaient tôt ou tard dans l'escarcelle capétienne.

Certes, cela aurait pu être pire; la Couronne aurait pu le déposséder entièrement, le concile du Latran avait bien agi ainsi à l'égard de son père en 1215! Il est vraisemblable que ce fut Blanche de Castille qui évita l'annexion totale du comté et qui voulut conserver à son jeune cousin germain un domaine, un titre, une couronne, un rang dignes de leur commun lignage. Il n'empêche que l'héritier de la glorieuse dynastie des Saint-Gilles à qui la Terre Sainte devait tant, le chef charismatique de la reconquista occitane sur la croisade des Montfort, ne pouvait ressentir la situation née de sa défaite actuelle que comme une déchéance. Pour sauver sa couronne, il y avait consenti. Mais à partir de là, son chemin était tout tracé par la dureté même du traité.

Jusqu'à sa mort en effet, c'est-à-dire vingt ans durant, Raymond VII axera sa conduite sur quelques idées, peu nombreuses, mais qui l'occuperont parfois jusqu'à l'obsession et qui toutes tendront vers un but unique, faire échec au traité de Paris: éviter de partir en Terre sainte; retarder le versement des amendes; oublier de payer les professeurs de l'Université; utiliser l'argent à reconstituer une armée; récupérer, à défaut du bas Languedoc, au moins le marquisat de Provence; tempérer autant que possible les rigueurs d'une chasse aux hérétiques qui frappera inévitablement la noblesse rurale et l'oligarchie urbaine; par-dessus tout, avoir un fils pour éviter que le comté ne devienne français...

Lui qui avait été par le passé un habile chef de guerre, ce qui n'avait pas été le cas de son père, déploya une égale habileté politique à se mettre insensiblement en position de force, jusqu'à l'être suffisamment pour pouvoir se permettre de trahir, non sans cynisme, ses engagements de 1229. Certes, il ne calcula pas toujours très bien les risques encourus, il lui arriva même de faire de graves erreurs d'estimation, et la seule rébellion de grande envergure qui le dressa contre Saint Louis échoua lamentablement. Sur certains points, comme le marquisat, il réussit. En revanche, il n'eut jamais de fils à opposer aux clauses successorales du traité.

Quant à la répression de l'hérésie, une marge de manoeuvre très étroite le contraignit à louvoyer, à jouer un jeu de plus en plus ambigu, voire à ruser effrontément, avec certains succès d'ailleurs. Étant bien entendu que son objectif ne fut jamais de protéger l'hérésie en tant que telle, mais de préserver autant que faire se pouvait ceux de ses vassaux, de ses sujets, de ses proches qui y étaient impliqués, et surtout de juguler les pouvoirs exorbitants du nouveau système que l'Église venait de mettre en place: l'inquisition monastique.

Le traité de Paris contenait des clauses religieuses dont certaines, concernant le respect de l'autorité du clergé, la sécurité des églises, la restitution des biens usurpés ou l'engagement de lutter contre l'hérésie, n'étaient que le rappel des Serments de Paix que la croisade faisait jurer en 1209. Mais d'autres étaient tout à fait nouvelles: Raymond VII s'engageait notamment à faire rechercher les hérétiques et leurs fauteurs par ses propres officiers, et à verser une rente annuelle à tout dénonciateur... Le pouvoir civil était directement - et obligatoirement - associé à la répression, et la délation institutionnalisée: assurément, l'Église a tiré les leçons de l'échec total de la croisade au plan religieux et cherche d'autres moyens que la guerre étrangère pour rétablir la « paix des âmes ». Le cardinal de Saint-Ange réunit à Toulouse, quelques mois après la signature du traité, un concile qui reconsidéra le problème et posa les principes d'une étroite collaboration entre l'inquisition séculière - celle qu'on venait justement d'imposer aux détenteurs du pouvoir civil - et la traditionnelle inquisition dite épiscopale parce qu'elle incombait au haut clergé et à ses tribunaux. On a compris qu'il n'y avait plus qu'à subordonner les deux à une institution nouvelle hautement spécialisée, dotée des pleins pouvoirs, totalement indépendante des autorités locales, civiles ou religieuses, et n'ayant de comptes à rendre qu'au Saint-Siège, pour avoir ce qu'on est convenu d'appeler Inquisition - avec une majuscule.

C'est en avril 1233 que le pape Grégoire IX confia la poursuite de l'hérésie aux Frères prêcheurs, et le prieur provincial de Toulouse nomma les premiers inquisiteurs au début de 1234. Le comportement de Raymond VII n'y fut certainement pas étranger. Après avoir ponctuellement apporté à l'évêque de Toulouse, en 1232, une aide qui aboutit à la capture d'une vingtaine de parfaits dans la Montagne Noire, il se désintéressa si ouvertement de la lutte contre l'hérésie que le légat Gauthier de Marnis et le haut clergé s'en alarmèrent et s'en plaignirent au roi, qui le convoqua à la Cour, l'admonesta, le somma de respecter ses engagements de 1229, et le contraignit finalement à promulguer en son nom propre, dès son retour à Toulouse, un édit particulièrement sévère contre les hérétiques. Mais le Saint-Siège savait bien qu'il ne pouvait totalement compter sur les promesses de Raymond, bien capable de ne déployer qu'un zèle factice. La création de l'Inquisition était la garantie d'une répression efficace.

Dès sa première année de fonctionnement, les exhumations publiques auxquelles elle se livra afin de brûler les corps des personnes mortes en hérésie provoquèrent des émeutes à Albi. A Narbonne, des arrestations déclenchèrent une véritable guerre civile entre le Bourg peuplé d'artisans et la Cité, domaine de l'archevêque, où résidait l'inquisiteur. Le couvent des Prêcheurs fut mis à sac, leur vigne et leur verger saccagés. Les troubles durèrent deux ans... À Toulouse, un clash mémorable se produisit à l'automne 1235. L'inquisiteur Guillaume Arnaud avait cité à comparaître un certain nombre de notables suspects d'être croyants cathares. Forts de l'appui occulte du comte, les consuls le firent expulser manu militari, avant de proclamer hors la loi, à son de trompe, tous les Prêcheurs de la ville. Après quoi ils excitèrent le peuple, qui assiégea leur couvent de la rue Pargaminières jusqu'à ce que la police municipale, y pénétrant par effraction, expulsât sans ménagement le prieur et ses quarante compagnons, les abandonnant à leur sort sur la rive gauche de la Garonne, hors de la ville. De Carcassonne, où il s'était réfugié, Guillaume Arnaud excommunia les consuls et le comte...

Le coup de force des Toulousains provoqua évidemment l'ire du Saint-Siège qui, non sans raison, en attribua la responsabilité à Raymond VII. En avril 1236 il le somma d'accomplir son pèlerinage en Terre sainte, de payer les amendes qu'il devait à l'Église, de chasser de son entourage les suspects d'hérésie et, d'une façon générale, de respecter les clauses du traité de Paris. En juin, ce fut au roi que le pape demanda solennellement d'exiger de Raymond qu'il tînt ses promesses. Le légat Jean de Bernin négocia de son côté le retour des Prêcheurs dans leur couvent toulousain, et celui de Guillaume Arnaud, qui put reprendre bientôt ses enquêtes. Par mesure d'apaisement, le légat lui adjoignit comme collègue le franciscain Étienne de Saint-Thibéry, car l'opinion publique tenait les Frères mineurs pour moins sévères que les dominicains.

Passons sur toutes les péripéties qui suivirent. Raymond avait déjà réussi, en 1234, et grâce aux bons offices du roi de France, à se faire restituer par le Saint-Siège le marquisat de Provence et à en recevoir l'investiture de l'empereur Frédéric II, son suzerain. Un intelligent dosage de manoeuvres dilatoires, de plaintes assorties de promesses et d'habiles initiatives diplomatiques le conduisit dès lors à différer sans cesse à la fois son passage outre-mer et le paiement des amendes, et à obtenir du pape, en février 1237, qu'il modérât le zèle et la rigueur de l'Inquisition et lui ordonnât de respecter strictement les formes judiciaires en se gardant de toute irrégularité. Il voulait plus. Il décida de tout mettre en oeuvre pour obtenir en fait la suppression de l'Office et le retour à la traditionnelle inquisition épiscopale. Tout ce qu'il put obtenir cependant, pour l'instant, grâce à un long mémoire qu'il adressa à Grégoire IX, ce fut une suspension temporaire. Le pape avait prévu celle-ci pour trois mois, de la mi-juin à la mi-septembre 1238, le temps que fût nommé et qu'arrivât en Languedoc le nouveau légat que Raymond appelait de ses voeux. Les circonstances politiques favorisèrent ce dernier: l'aggravation du conflit endémique qui opposait l'Empire et le Saint-Siège poussant le pape à mettre le comte dans son jeu plutôt que de le voir s'allier à Frédéric II, ce n'était pas le moment de lui porter ombrage en durcissant la répression sur ses domaines; par ailleurs, la vacance de la légation pontificale fut beaucoup plus longue que prévu, et le pape n'inclinait pas à laisser l'Office agir sans contrôle hors de la présence de son représentant. Bref, la suspension dura trois ans...

Contre toute attente, Raymond VII prit le parti de l'empereur et ce, apparemment, pour la seule raison que le pape s'était fait un allié du comte catalan de Provence, Raymond-Bérenger V, vieil adversaire de la Maison de Toulouse, avec qui Marseille notamment constituait depuis longtemps une pomme de discorde. Frédéric II lança contre Raymond-Bérenger son vassal du marquisat, qui ne se fit pas prier et se précipita en Provence avec son armée pour assiéger Arles au printemps 1240. Moyennant quoi Raymond VII fut immédiatement frappé d'excommunication, sentence qui fut solennellement renouvelée en juillet au concile de Viviers... Le Saint-Siège n'avait plus aucune raison de le ménager...

Il y eut plus grave. S'arrêtant à Pennautier, sur le chemin du retour, au cours de l'été, Raymond vit venir à lui le sénéchal royal de Carcassonne, Guillaume des Ormes: il venait lui demander son aide, car Raymond Trencavel, revenu pour la deuxième fois de son exil catalan, avait rallié à lui les seigneurs des Corbières, du Carcassès, du Cabardès, du Minervois, et levé contre l'occupation française une armée d'insurrection avec laquelle il s'apprêtait à assiéger Carcassonne, siège de la sénéchaussée royale. En signant le traité de Paris qui l'avait fait homme-lige du roi, Raymond VII s'était engagé à défendre ce dernier contre ses ennemis. Le sénéchal lui intima donc l'ordre de venir combattre à ses côtés les rebelles. Raymond dit qu'il irait d'abord à Toulouse pour prendre conseil... Le sénéchal ne le revit jamais. Non content d'avoir forfait à l'obéissance qu'il devait à l'Église, il s'était rendu coupable de félonie envers son roi.

Son habileté, une fois de plus, le tira de cette très fâcheuse position. II mit même une belle duplicité à renouveler envers le roi, à Montargis, en mars 1241, son hommage-lige et ses engagements de 1229, dont celui de combattre partout ses ennemis; et de manigancer dans le même temps le remariage qui lui permettrait, peut-être, d'avoir le fils tant espéré. À l'évidence, le serment de Montargis n'avait d'autre but que d'endormir, le temps nécessaire, la méfiance du roi.

II faut s'y arrêter un instant, car c'est le premier document diplomatique où apparaît le nom de Montségur. Que Raymond s'engage à «le faire détruire sitôt qu'[il] pourra s'en rendre maître» suffit à montrer que le castrum pyrénéen, reconstruit vers 1204 par son seigneur Raymond de Péreille à la demande de l'Église cathare, jouissait en 1241 d'une notoriété certaine comme repaire d'ennemis du roi. Certainement, même, comme le plus important, car le serment de Montargis n'en cite aucun autre qui méritât d'être pris et détruit.

C'est en 1232, peu de temps donc avant la création de l'Inquisition, que l'évêque cathare du Toulousain Guilhabert de Castres y était arrivé pour s'y fixer à demeure avec sa haute hiérarchie et avait demandé à Raymond de Péreille l'autorisation d'en faire le siège et la tête - domicilium et caput – de l'Église interdite, «afin qu'elle pût, de là, envoyer et défendre ses prédicateurs». Mais la communauté d'évêques, Fils majeurs et mineurs, diacres, parfaits et parfaites, qui atteindra quelque deux cents personnes au moment du siège de 1243-1244, ne fit de Montségur le quartier général d'où se dirigea, dix années durant, la résistance religieuse clandestine dans le plat pays que sous la protection, non seulement de Raymond de Péreille, mais aussi de son cousin germain Pierre-Roger de Mirepoix, chef lui-même d'une solide garnison d'une centaine de chevaliers, écuyers et sergents.

Or Raymond de Péreille, principal seigneur, jadis, du pays d'Olmes, et Pierre-Roger, ci-devant coseigneur de Mirepoix, n'avaient jamais fait allégeance ni à Simon de Montfort, ni au roi Louis VIII, ni à Louis IX ou à ses représentants. Par ailleurs bons croyants cathares, descendant tous deux de châtelaines devenues parfaites sur le tard, ils ne s'étaient jamais ralliés à l'Église romaine. Leurs domaines, occupés et confisqués dès l'automne 1209, avaient été donnés par Montfort à son compagnon Guy Ier de Lévis, maréchal de la croisade. Le traité de 1229, les démembrant du comté de Foix, avait confirmé cette donation et érigé la «Terre du maréchal» en fief indépendant dont le titulaire était fait vassal immédiat du roi. Les deux cousins insoumis, qui en 1241, sur cette même «Terre du maréchal», tenaient encore Montségur, étaient sans doute les derniers Occitans qui refusaient toujours les armes à la main la légalité nouvelle née du traité de Paris.

Pour paraître fidèle à sa promesse, Raymond VII envoya une troupe disposer devant la place un simulacre de siège, dont il ne sortit évidemment rien, et si discret au demeurant qu'il ne laissa aucune trace dans les chroniques du temps. En fait, le comte de Toulouse était tout à son projet de dénoncer les clauses successorales du traité de Paris. Il se trouvait que Raymond-Bérenger, le comte catalan d'outre-Rhône, avait une fille à marier, Sancie, et que par ailleurs l'affaire de Provence n'avait pas eu de conséquences trop graves. Le roi Jacques d'Aragon, cousin germain de Raymond-Bérenger, avait même offert ses bons offices pour que la paix fût conclue entre les deux adversaires, et elle le sera effectivement, à Montpellier, le 6 juin 1241, par un traité qui donnera Sancie de Provence en mariage à Raymond VII.

Mais pour que cette union se fît, il fallait à la fois que fût annulé le mariage de Raymond avec Sancie d'Aragon, épousée en 1211- mais de toute évidence stérile depuis la naissance, en 1220, de la petite Jeanne - et que le Saint-Siège accordât une dispense, car Sancie de Provence était nièce de Sancie d'Aragon... Il fallait donc renverser les alliances et redevenir un ami de ce pape dont on avait maintenant grand besoin, ce qui impliquait qu'on abandonnât le parti de Frédéric II. Ce que fit Raymond VII avant même d'arriver à Montargis, lorsque, conférant à Clermont avec le légat Jacques Pecoraria, il s'engagea par écrit à défendre de tout son pouvoir l'Église romaine, « spécialement contre Frédéric, soi-disant empereur...». Moyennant quoi Frédéric confisqua de nouveau le marquisat de Provence...

 

>Extrait de LES CATHARES, De la chute de Montségur aux derniers bûchers, Michel Roquebert, Paris, Librairie Académique Perrin,1998, (pp. 19-34).