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« Tuez-les tous ; Dieu reconnaîtra les siens.»

Fernand Niel, Réné Nelli

Em_pnico_e_resolvida_a_preservar_a_f_apostlica_a_Igreja_institucional_caiu_na_infeliz_armadilha_de_corrigir_um_erro_com_outro_erro_a_Cruzada_Albigense._Foi_decretada_por_Inocncio_III_em_1208Les questions et les controverses qui entourent le Sac de Béziers (22 Juillet, 1209) ne datent pas d’aujourd’hui. Suffit déjà à nous le rappeler le fait que, en dépit de plusieurs décennies de recherches savantes, ce texte des années 1960, apparamment écrit à quatre mains (non signé, sans attribution directe) par deux pionniers extra- (ou para-) universitaires de l’Histoire du Catharisme et de la Croisade, depuis lors resté inédit, n’a pourtant rien perdu ni de l’urgence de son actualité, ni de son acuité critique sur les questions essentielles.

Béziers occupe une place tristement célèbre dans l'histoire de la croisade contre les Albigeois. La plus ancienne cité de France fut, en effet, le théâtre de l'épisode le plus effrayant de cette croisade et, peut-être aussi, l'un des plus poignants de l'histoire de l'humanité, pourtant riche en événements de ce genre.

Rappelons tout d'abord les principaux faits qui préludèrent à ce drame. On sait que la croisade contre les Albigeois fut décidée par le pape Innocent III, au mois de mars de l'an 1208, après le meurtre de Pierre de Castelnau. Celui-ci, nommé légat dans la province en 1203, avait été chargé de combattre le catharisme, mais avait échoué dans sa mission, malgré l'aide d'Arnauld-Amalric, abbé de Cîteaux et de Saint-Dominique. Nous ne raconterons pas ses démêlés avec Raymond VI, comte de Toulouse, avec l'archevêque de Narbonne et avec les habitants ou les consuls des principales cités du Languedoc. Il est certain que par sa mentalité, qui préfigurait celle des futurs inquisiteurs, Pierre de Castelnau se fit beaucoup d'ennemis. En janvier 1208, à la suite d'une violente dispute, le comte de Toulouse et le légat se séparèrent. Le lendemain de la séparation, c'était le 15 janvier, au moment où il allait traverser le Rhône, à Saint-Gilles, Pierre de Castelnau était assassiné par un inconnu qui faisait sans doute partie de la suite de Raymond VI.

Le meurtre de Pierre de Castelnau est l'un de ces événements que l'on peut qualifier de «providentiels» pour certains historiens, car on ne manque pas de mettre sur le compte des populations méridionales le premier geste de violence. L'assassinat du légat servira à justifier la conduite des Croisés. Ces derniers n'auront pas fait les premiers pas et toute la suite pourra être considérée comme une sorte de légitime vengeance. Ce raisonnement est faux et ne peut servir qu'à convaincre les personnes qui ignorent le passé du Languedoc. En toute impartialité, on doit faire remonter l'ère de la violence à l'an 1181. A cette époque, eut lieu une première croisade conduite par le cardinal Henry, évêque d'Albano. On en parle peu, sans doute parce qu'elle n'inspira aucun historien et qu'elle n'eut aucune suite durable. Elle était dirigée contre Roger II, vicomte de Béziers, coupable d'avoir emprisonné son évêque. Citons simplement les deux événements principaux de cette croisade : la spectaculaire condamnation de Pierre Mauran à Toulouse et le siège de Lavaur, enlevé d'assaut une première fois et où des cathares trouvèrent la mort. Nous ne parlons pas des autres persécutions qui eurent lieu dans perses régions de France.

A la nouvelle du meurtre de Pierre de Castelnau, Innocent III demeura deux jours sans parler, dit-on. Puis, il écrivit pour ordonner de se croiser contre les hérétiques, aux archevêques de Narbonne, d'Arles, d'Embrun, d'Aix et de Vienne, aux comtes, aux barons et à tous les chevaliers de France, au roi Philippe-Auguste, à l'archevêque de Tours, à l'abbé de Cîteaux, aux évêques de Paris et de Nevers, etc. L'âme de la croisade était Arnaud-Amalric, abbé de Cîteaux, qui fut même promu «généralissime » de l'armée. Le pape nomma un nouveau légat, son propre notaire ou secrétaire, Milon, auquel il adjoignit maître Théodise, chanoine de Gênes. Tandis qu'Arnaud-Amalric s'occupait à réunir l'armée, Milon s'employa à négocier et on le vit réussir un tour de force peu banal, celui d'emmener le comte de Toulouse à se croiser contre ses propres sujets ! Le premier soin de Milon avait été de réunir un concile à Montélimar et de citer Raymond VI à Valence. Le comte prêta d'abord serment au légat. Il jura de s'en remettre au pouvoir absolu de l'Eglise romaine et, comme caution, donna sept de ses châteaux au clergé. Au cours d'une cérémonie demeurée célèbre qui eut lieu à Saint-Gilles, là où justement Pierre de Castelnau avait été assassiné, le comte de Toulouse subit la plus grande humiliation de sa vie.En présence d'une assemblée considérable, nu jusqu'à la ceinture, il souscrivit à toutes les conditions imposées par l'Eglise. Après avoir été fouetté par Milon, il reçut l'absolution, non sans s'être vu obligé de se prosterner devant le tombeau de Pierre de Castelnau. Vingt ans plus tard son fils subira les mêmes humiliations. La conduite incohérente des comtes de Toulouse pendant la guerre albigeoise, est assurément la principale cause de la défaite du Midi. Cette conduite prête à discussions, au point que l'on ne sait si les deux derniers représentants de cette puissante maison, Raymond VI et Ramond VII n'étaient pas atteints de folie. C'est peu probable, car celui qui se laissait fouetter à Saint-Gilles par le légat Milon, donna des preuves d'une grande lucidité d'esprit, comme son fils qui, agenouillé, en chemise sur le parvis de Notre-Dame, demandait le pardon de ses fautes. Il faut sans doute trouver une autre raison à cette conduite incohérente des comtes de Toulouse, qui consistait tour à tour à se soumettre à l'Eglise et à se révolter, à livrer les villes ou à les reprendre, à protéger les cathares ou à les faire brûler vifs. Nous avons, peut-être, une idée assez fausse d'un seigneur du Moyen Age. Nous l'ima¬ ginons volontiers comme une sorte de dictateur, exerçant une autorité absolue sur ses terres. Une telle image est sans doute exacte pour certaines régions de l'Europe occidentale à cette époque, mais elle ne l'est pas pour les seigneurs méridionaux et, surtout, pour ceux qui avaient des villes dans leur seigneurie. Les cités du Languedoc et de Provence se trouvaient placées sous l'obédience d'un seigneur, mais c'étaient plutôt de petites républiques. Et l'on se demande si les comtes de Toulouse, les vicomtes de Narbonne et de Béziers,étaient les suzerains ou les vassaux des bourgeois de leurs cités. Il ne faut guère parler de « despotisme éclairé » de la part de ces seigneurs. Ils furent tolérants et bienveillants, mais ils surent être aussi cruels que n'importe quel baron du nord, à l'occasion. Pour en revenir à Raymond VI, on peut se demander également s'il ne vit pas, dans la croisade dirigée contre ses propres sujets, une occasion de reprendre sur les turbulentes cités du Midi, une autorité que lui et ses prédécesseurs avaient perdue depuis longtemps. Ceci expliquerait en partie certains faits bizarres de la guerre albigeoise, et la conduite apparemment incohérente des seigneurs méridionaux. Mais il se peut aussi que Raymond VI ait été effrayé par l'armée des Croisés qui descendait le long du Rhône au moment où il se trouvait à Saint-Gilles. C'était l'une des plus importantes que l'on ait vue jusque-là en Europe. Les estimations varient avec les auteurs, mais on peut raisonnablement la chiffrer à trois cent mille hommes. On y voyait des Flamands, des Normands, des Aquitains, des Bourguignons, des Allemands, conduits par les archevêques de Reims, de Sens et de Rouen, les évêques d'Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux, de Chartres. Parmi les seigneurs on trouvait Eudes, duc de Bourgogne, Hervé, comte de Nevers, le comte de Saint-Pol, le comte de Bar, etc. On avait promis des indulgences à tous ces paladins et, à l'avance, le pardon pour tous les crimes qu'ils devaient commettre. De plus, ils allaient châtier cette «méchante et vaniteuse» race des provençaux, selon l'expression de Vaux-Cernay, et faire cesser ces complaintes pleines de licence et de mauvais propos contre l'Apostol de Rome. Enfin, ceux de ces preux chevaliers qui n'avaient qu'un maigre patrimoine, trouveraient de belles et bonnes terres à peu de frais. L'armée des croisés passa le Rhône au début de juillet et s'avança jusques à Montpellier, où elle s'arrêta quelques jours. Suivi d'une bonne escorte, le vicomte de Béziers alla à la rencontre des principaux chefs, afin d'essayer de parlementer. Il s'appelait Raymond-Roger et avait vingt-quatre ans. Toutes ses offres de négociation furent repoussées. Il eut beau protester de son dévouement à l'Eglise romaine, ce fut en vain et il se retira comme il était venu. On se souvenait sans doute qu'il avait été élevé par Bertrand de Saissac, son tuteur, dont les attaches avec le catharisme étaient connues. De retour à Béziers, il assembla les principaux bourgeois de la ville et leur demanda de se battre avec courage, les assurant qu'il viendrait bientôt les secourir. Quant à lui, il partait pour Carcassonne, où il était attendu, en compagnie de ses meilleurs chevaliers. Les juifs abandonnèrent également la ville, laissant les habitants mécontents et irrités. C'est ici l'un des faits étranges de la guerre albigeoise. Pourquoi le vicomte abandonna-t-il la ville 'de Béziers pour aller s'enfermer dans Carcassonne ? La plupart des historiens se contentent d'enregistrer le fait, sans même essayer d'en donner une explication, mais nous avons le droit d'être plus curieux.

La ville de Béziers occupait une position au moins aussi forte que celle de Carcassonne. Comme la Cité, elle était entourée de fortifications avec tours,courtines et barbacanes. Une bonne garnison pouvait y tenir longtemps contre une armée nombreuse. En se basant sur les plans des fortifications de l'époque et sur l'aspect des lieux, on peut même affirmer que Béziers était mieux partagé que Carcassonne du point de vue défensif. De plus, il existait des fontaines et des sources qui ne tarissaient jamais, même au cours des étés les plus secs. C'était un avantage considérable, ainsi que le prouveront par la suite les sièges de Carcassonne, de Minerve ou de Termes. La forte position de Béziers ne ferait donc que souligner le caractère bizarre de la conduite de Raymond-Roger, allant s'enfermer dans une place moins importante et plus vulnérable, si des raisons d'ordre militaire et politique ne semblaient intervenir.

La Cité se trouvait plus rapprochée des comtés de Toulouse, de Foix, de Roussillon, où le vicomte avait des appuis. Il était, d'ailleurs, « vicomte de Béziers, de Carcassonne, d'Albi et du Razès ». Sur le plan géographique de sa seigneurie, Béziers occupait une position excentrique tandis que Carcassonne était au milieu de ses terres. A Béziers, le vicomte de Narbonne s'interposait entre lui et ses autres villes. Amalric, vicomte de Narbonne, n'était pas sûr. Il le prouva par la suite, en aidant Simon de Montfort à faire capituler Minerve. Carcassonne formait une sorte de camp retranché. Aux environs, dans un rayon assez restreint, se dressaient de nombreux châteaux forts, dont quelques-uns, comme Cabaret ou Termes, étaient considérés comme imprenables. Les seigneurs de ces châteaux, vassaux du vicomte, durent l'engager eux-mêmes à venir défendre Carcassonne. Parmi ces chevaliers, le plus influent était Pierre-Roger de Cabaret, bayle du vicomte pour Carcassonne.

Un souterrain reliait, paraît-il, la Cité aux tours de Cabaret. Si la position devenait intenable, il serait toujours possible de s'évader. Bref, Béziers pou¬vait devenir une souricière pour Raymond-Roger et ses chevaliers, inconvénient qui n'existait pas à Carcassonne.

Mais en plus de ces raisons d'ordre militaire, il y eut certainement des raisons d'ordre politique. Si nous remontons à une quarantaine d'années avant 1209, nous constatons que les rapports, entre les habitants de Béziers et les vicomtes, furent très tendus et prirent parfois une allure tragique.

Au mois d'août de l'an 1167, Raymond-Trencavel, alors vicomte de Béziers, allait à la tête de ses troupes au secours de sori neveu, Bernard Aton, vicomte de Nîmes, engagé dans la guerre que le roi d'Aragon soutenait en Provence contre le comte de Toulouse. C'est pendant cette chevauchée que se produisit un incident insignifiant, mais qui devait avoir d'importantes conséquences. Un soldat de Béziers avait utilisé le cheval d'un noble au transport de ses bagages. Ce chevalier, appuyé par les autres nobles, porta plainte au vicomte et tous le menacèrent de quitter l'armée. Raymond-Trencavel dut leur abandonner le coupable qui fut frappé d'une peine légère mais déshonorante. On ne dit pas en quoi consistait cette peine. Mais au retour de l'expédition, les habitants demandèrent à grands cris réparation de l'outrage fait à l'un des leurs. Ils convoquèrent Raymond-Trencavel pour le 15 octobre de l'an 1167, dans l'église de la Madeleine. Le soldat outragé était là et, bien que le vicomte ait promis de réparer ou de compenser les torts, les bourgeois se ruèrent sur leur seigneur et l'assassinèrent.

La peine déshonorante infligée à un citoyen de Béziers explique mal cet attentat.

Pour si chatouilleux qu'ait été l'amour-propre des biterrois, on ne comprend pas qu'ils aient tué un personnage aussi considérable que leur vicomte, pour un acte somme toute assez insignifiant. Car l'histoire dit bien que la peine infligée au soldat était légère et pouvait, sans doute, être aisément réparée. Nous devons donc admettre qu'il existait de graves dissentiments, dont nous ne connaîtrons peut-être jamais la nature, entre la population et le vicomte de Béziers.

Roger II succéda à Raymond-Trencavel et n'oublia jamais l'assassinat de son père. Deux ans après son avènement, il vengeait ce meurtre de façon terrifiante. De concert avec le roi d'Aragon, il vint mettre le siège devant Béziers. Les habitants se retranchèrent et se défendirent vaillamment. Le siège traînant en longueur, Roger II fut obligé de composer. Il pardonna le meurtre de son père, du moins en apparence, et se contenta de frapper chaque famille biterroise d'un impôt annuel de trois livres de poivre. Cependant, il n'oubliait pas l'assassinat de Raymond Trencavel. Prétextant l'état d'hostilité dans lequel il se trouvait alors avec le comte de Toulouse, il laissa pénétrer dans la ville un corps de soldats aragonais. Ces soldats arrivèrent par petits détachements, pour ne pas éveiller les soupçons, puis, un jour, ils se précipitèrent sur' les habitants et en massacrèrent un grand nombre.

Des haines très violentes existaient donc entre les Trencavel et leurs vassaux de Béziers. Ceci explique peut-être pourquoi Raymond-Roger, petits-fils de Raymond-Trencavel, assassiné dans l'église de la Madeleine et fils de Roger II, qui fit massacrer les biterrois par les aragonais, abandonna à leur sort les habitants de Béziers devant l'approche de l'armée des Croisés. Etait-il réellement fâché de voir une terrible menace peser sur ses turbulents vassaux ? Qu'ils résistent, ne serait-ce que deux semaines. Au bout de ce délai l'armée des Croisés se serait dispersée. La plupart étaient venus pour quarante jours seulement. Leur quarantaine terminée, ils retourneraient chez eux et les garnisons des châteaux se chargeraient d'exterminer les groupes de truands qui s'attarderaient à courir la campagne. Si telles furent vraiment les intentions de Raymond-Roger, son plan était habile, mais il devait échouer et, tant lui que ses vassaux, tous furent cruellement punis des dissentiments qui existaient entre eux.

L'armée des Croisés partit de Montpellier vers le 20 juillet 1209. Le lende¬main, elle arrivait devant le château de Servian qui avait été abandonné et le même jour les avant-gardes étaient en vue de Béziers. Un historien local, Andoque, écrivait au moment de commencer le récit de la prise de Béziers : « C'est ici où la plume me tremble dans la main, étant obligé de décrire un siège qui a je ne sais quoi de plus terrible que les sièges ordinaires.» L'émotion de l'écrivain est largement justifiée, mais à vrai dire, il ne s'agit pas du siège et de la prise d'une ville.

D'ailleurs, voici comment se sont déroulés les événements. Nous re¬prendrons le récit de Dom Vaissète, qui résume très bien les différentes sources connues :

« L'abbé de Cîteaux et les chefs de l'armée députèrent aux habitants catholiques de Béziers, Réginald de Montpeyroux leur évêque, pré¬lat également respectable par son âge avancé, par sa science et par sa vertu, pour leur enjoindre, sous peine d'excommunication de livrer aux croisés tous les hérétiques de cette ville avec tous leurs biens ; ou pour leur persuader du moins, s'ils n'étaient pas assez forts, de sortir eux-mêmes, afin de n'être pas enveloppés dans la ruine des autres. Réginald employa vainement son éloquence ; les Catholiques de Béziers refusèrent non seulement de déférer à ses conseils, mais ils se lièrent plus étroitement avec les hérétiques, auxquels ils promirent sous serment de répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour la défense de la ville. Les Croisés se disposèrent alors à commencer le siège. Leurs chefs s'étant assemblés, délibéraient sur les moyens de sauver les catholiques de la ville, lorsque les assiégés, ayant fait une sortie, vinrent escarmoucher autour du camp. Les goujats et les ribauds de l'armée ne pouvant souffrir patiemment une pareille insulte, s'attroupent de leur propre autorité ; et sans la participation de leurs commandants, ils repoussent les habitants de Béziers, et les poursuivent jusque dans la ville, en criant de toutes leurs forces : « aux armes, aux armes », Les Croisés accourent de toutes parts pour les soutenir, et font tous leurs efforts pour franchir le fossé et escalader la muraille. Les assiégés, après une résistance de deux ou trois heures, sont obligés de céder, et les Croisés étant entrés aussitôt dans la ville, font main basse sur tout ce qu'ils rencontrent, sans distinguer la religion, le sexe, l'âge et la condition. Les habitants éperdus se réfugient en foule dans les églises, dans l'espérance d'y trouver un asile sûr, la plupart vont dans la cathédrale de Saint-Nazaire et s'y mettent sous la protection des chanoines qui, revêtus de leurs habits de chceur, font sonner les cloches pour exciter les vainqueurs à compassion. Les autres se retirent dans l'église de la Magdelaine ; mais rien n'arrête les Croisés, qui poursuivent leurs ennemis jusque dans les lieux saints et en font un carnage horrible ; en sorte qu'on compte que sept mille habitants périrent dans cette seule église.

On ajoute que ce fut une punition de Dieu, pour le meurtre du vicomte Raymond-Trencavel, que ces mêmes habitants avaient massacré dans cette église quarante deux ans auparavant. Enfin les Croisés, après avoir assouvi leur fureur sur tout le peuple de Béziers qu'ils massacrèrent sans miséricorde et s'être enrichis des dépouilles de la ville, y mirent le feu qui la consuma entièrement. Ainsi fut détruite de fond en comble le jour de la Magdelaine 22 juillet de l'an 1209 la ville de Béziers également recommandable par les agréments de sa si¬tuation et le nombre de ses habitants. On ajoute qu'elle était si bien fortifiée et si bien munie qu'elle paraissait en état d'arrêter longtemps l'armée la plus formidable. Les anciens historiens ne conviennent pas du nombre de ceux qui périrent à cette occasion ; Arnaud, abbé de Cîteaux, qui était présent, n'en met que quinze mille dans la relation qu'il envoya, bientôt après au pape.

D'autres disent seulement dix-sept mille ; mais un historien du temps fait monter le nombre des morts jusqu'à soixante mille. Enfin, un historien contemporain, mais étranger, assure que cent mille habitants furent tués dans le massacre de Béziers. Ce dernier rapporte une circonstance que quelques auteurs révoquent en doute. Il dit : «Qu'avant le sac de Béziers, les Croisés demandèrent à l'abbé de Cîteaux ce qu'ils devaient faire en cas qu'on vînt prendre la ville par assaut, dans l'impossibilité où l'on était de distinguer les Catholiques, d'avec ceux qui ne l'étaient pas. L'abbé, ajoute cet auteur, craignant que plusieurs hérétiques ne voulussent passer pour orthodoxes, dans la vue d'éviter la mort, et qu'ils ne reprissent ensuite leurs erreurs, répondit : « tuez-les tous, car Dieu connaît ceux qui sont à lui ! Ainsi on ne fit quartier à personne ,». Quoi qu'il en soit de cette circonstance, les Croisés, après la prise de Béziers, rassemblèrent tous les corps morts en pers monceaux, y mirent le feu et se disposèrent à pousser plus loin leur conquête. » Tel est le récit fait par Dom Vaissète du massacre de Béziers. Il est rapporté ici avec intention, car c'est assurément le récit le plus objectif que l'on aitfait de ce drame. Du reste, cette objectivité demeure surprenante et s'explique,seulement, d'un côté par la qualité de méridional de l'illustre bénédictin, que révoltaient les horreurs dont son pays avait été le théâtre, d'un autre côté par l'époque de la composition de l'Histoire Générale du Languedoc. Bien entendu, l'impartialité dont il fit preuve fut reprochée à Dom Vaissète, même de son vivant. Dans leur gazette imprimée à Trévoux, les jésuites l'accusèrent de rompre avec la « séculaire tradition catholique au sujet de ces guerres saintes ». On l'accusa aussi de céder au courant protestant, etc., etc. C'est que le récit de Dom Vaissète, à y regarder de près, constitue l'un des plus terribles réquisitoires qui soient jamais sortis de la plume d'un historien: Aussi bien a-t-il servi à tirer à boulets rouges contre l'Eglise romaine et, d'autre part, des écrivains à tendance catholique ont-ils cherché à le critiquer ou à minimiser l'horreur des faits. Avant d'examiner la question en détail, donnons deux petites explications concernant les lieux. On a vu que les habitants de Béziers avaient fait une sortie assez malencontreuse, puisqu'ils avaient été repoussés et serrés de si près par les ribauds, que tous s'étaient engouffrés dans la porte demeurée ouverte. C'est ce qui avait permis aux Croisés de pénétrer si rapidement dans la ville. On situe habituellement la porte en question vers l'est, à peu près à l'origine de la moderne avenue Saint-Saëns. En ce qui concerne l'église dans laquelle on aurait égorgé sept mille habitants, il est douteux que ce soit celle de la Madeleine. C'est Pierre de Vaux de Cernay qui l'a écrit :

«La ville fut prise le jour de la fête de Sainte Marie-Magdelaine ; oh, très justes mesures de la volonté pine ! C’est cette même Magdelaine, qui, suivant les hérétiques, aurait été la concubine du Christ. On sait, d'ailleurs, que c'était dans son église, située dans l'enceinte de leur ville, que les habitants de Béziers avaient tué leur seigneur et brisé les dents de leur évêque. Il y eut donc justice à ce qu'ils fussent pris et exterminés le jour de la fête de celle qu'ils avaient tant outragée, et de qui ces chiens très impudents avaient souillé l'église en y répandant le sang de leur vicomte et celui de leur évêque. Ce fut dans cette même église que sept mille d'entre eux furent massacrés le jour même de la prie de Béziers. »

Guillaume de Puylaurens a écrit également que ce massacre aurait eu lieu dans l'église de la Madeleine, mais il est probable, qu'à l'exemple de Vaux de Cernay, il a été frappé par un rapprochement facile, entre le nom de cette église et le nom de la sainte dont le 22 juillet était justement la fête. Il est assez douteux, en effet, que sept mille rersonnes se soient entassées dans l'église de la Madeleine, dont les dimensions sont assez réduites. D'autre part, les habitants s'étant réfugiés dans toutes les églises de la ville, il est évident que celle où l'on en massacra le plus, fut la plus vaste, celle de Saint-Nazaire. On lit dans l'Anonyme que la tuerie eut lieu dans la « grant gleysa de sant Nazary », détail confirmé par Guillaume de Tudèle, quant il dit que les habitants se réfugièrent dans le « moster général ».

Nous disions que les auteurs à tendance catholique: ou même ceux qui ne tiennent pas à être suspectés d'anticléricalisme, s'étaient efforcés de minimiser l'horreur inspirée par le texte de Dom Vaissète. Car il ressort de ce texte que toute la responsabilité du massacre de Béziers doit être rejetée sur les chefs religieux et militaires de la croisade. Diminuer cette responsabilité reste donc le but, que certains auteurs ont atteint avec succès. La méthode est uniforme et les arguments sont identiques :

• On met le massacre de plusieurs dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants sur le compte des ribauds et des truands qui accompagnaient toutes les armées au Moyen Age.

• On diminue le nombre des victimes.

• On nie la fameuse parole : «Tuez-les tous ; Dieu reconnaîtra les siens.»

• Enfin, on fait planer, sur le tout, la mentalité et les mceurs de l'époque.

Examinons en détail chacun de ces points.Les chevaliers, les barons et bien entendu les chefs Catholiques de l'armée, n'auraient eu aucune part dans la tuerie, paraît-il. Le massacre serait l'oeuvre d'une nuée de ribauds qui suivait l'armée régulière. On s'appuie sur le texte de Guillaume le Breton, chapelain de Philippe-Auguste qui, dans son poème «La Philippide », écrivait :

«Les champions de Dieu, en bataillon épais, marchent en toute hâte vers la ville de Béziers où s'était réfugiée une foule considérable d'hérétiques. Cette cité était bien fortifiée, trop opulente, fort peuplée et défendue par de vaillants hommes d'armes et une nombreuse garnison ; mais elle était infectée du poison de l'hérésie. En peu de temps, le courage des catholiques en eut triomphé. Les assiégeants pénètrent et massacrent soixante mille personnes des deux sexes, que sans l'assentiment des chefs, absque virorum majorum assensu, la fureur sans frein de la multitude et des ribauds livra pêle-mêle à la mort, en égorgeant le fidèle avec le mécréant et sans s'inquiéter de connaître qui était digne de vivre et qui méritait de mourir. »

Ce texte, terriblement accusateur lui aussi, a cependant été mis à profit. Mais les auteurs qui admettent son exactitude en ce qui concerne la part des ribauds dans le massacre, ne l'admettent plus quand il s'agit de fixer le nombre des victimes évalué à soixante mille par le chapelain de Philippe-Auguste. En quoi l'expression «sans l'assentiment des chefs» enlève-t-elle la responsabilité de ces derniers? On devrait lire « contre l'assentiment des chefs ». Mais si nous admettons que le carnage a été effectué sans l'accord ou la participation des Croisés, on doit envisager l'affaire comme ceci  A la suite de la sortie mal conduite des assiégés, les ribauds pénètrent pêle-mêle avec eux dans la ville. Le massacre commence et se continue, tandis que les chefs militaires et religieux demeurent tranquillement sous leurs tentes, sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe là-haut. Or, le massacre a duré un certain temps. Imaginons la tuerie dans l'église de la Madeleineou de Saint-Nazaire. Imaginons sept mille personnes entassées, comprimées dans la nef. Pour les égorger toutes, il faut y pénétrer. La masse de ces gens sans défense, mais gesticulant et se pressant les uns contre les autres; offrait une certaine résistance. Les tueurs ne pouvaient pénétrer dans l'église que par le portail, c'est-à-dire qu'un petit nombre se trouvaient immédiatement en contact avec la masse des victimes. A mesure que l'on en tuait, il fallait évacuer les cadavres à l'extérieur. Sans cela, ils auraient constitué un rempart entre les victimes et leurs bourreaux. Bref, le massacre n'a pu s'exécuter en l'espace d'une heure ni de deux. Pratiquement, l'action s'échelonna sur la journée entière et l'on ne peut pas croire que les Croisés, venus pour assiéger et prendre la ville, soient demeurés si longtemps impassibles devant un tel tumulte. Il est également peu vraisemblable que la garnison de Béziers n'ait pas du tout résisté aux ribauds, ceux-ci n'étant, paraît-il, pas équipés et presque pas armés. L'Anonyme semble dire qu'il y eut un assaut contre les murailles avec échelles, tortues, béliers et autres engins. Guillaume de Tulède parle d'un assaut général, exécuté par les ribauds et les truands, secondés bientôt par toute l'armée des Croisés. Vaux de Cernay et Guillaume de Nangis disent à peu près la même chose et il apparaît bien que les Croisés ont pénétré dans la ville en même temps que les autres. On pensera peut-être que ceux de l'armée régulière furent impuissants à arrêter le carnage. C'est bien peu probable. Les barons de France, clercs, laïques, «princes» et «marquis» avaient convenu, qu'en tout lieu devant lesquels ils se présenteraient, les habitants seraient livrés à l'épée et tués, s'ils résistaient. Il y eut donc préméditation dans le massacre de Béziers. Et même si les chevaliers croisés dédaignèrent de se faire la main sur des femmes et des enfants, laissant ce soin à la valetaille, la triste mentalité qui les animait alors, transparaît à la faveur d'un détail : lorsque tous les habitants furent tués, les ribauds firent irruption dans les maisons pour le pillage. A la vue des richesses qui leur échappaient, les chevaliers devinrent furieux. Et eux, qui auraient été impuissants à arrêter le carnage, se chargèrent d'arrêter le pillage, « à coup de triques », nous dit la Canso. Les truands déçus mirent le feu à la ville qui flamba pendant trois jours.

La « Chronique Romane de Montpellier » nous apprend, que Béziers ayant été pris le jour de la Sainte-Madeleine de l'an 1209, les hommes, les femmes et les enfants furent mis à mort par le duc de Bourgogne, le comte de Nevers et le comte de Saint-Paul, c'est-à-dire par les principaux chefs de l'armée des Croisés et leurs troupes. Ainsi, la responsabilité de ces chefs demeure entière et le généralissime lui-même, Arnaud-Amalric, abbé de Cîteaux, dans le message qu'il envoya au pape après le massacre, a écrit : «Les nôtres, n'épargnant ni le rang, ni le sexe, ni l'âge ont fait périr par l'épée environ vingt mille personnes, et après un énorme massacre des ennemis, toute la cité a été pillée et brûlée. La vengeance pine a fait merveille !». Laissons donc au chef suprême de la croisade et à ses lieutenants, une responsabilité qu'ils ont eux-mêmes revendiquée devant le tribunal de l'histoire. Une question également très controversée est celle du nombre des victimes. Césaire d'Heisterbach cite le chiffre de 100 000 ; Vincent de Beauvais, 70 000 ; Guillaume le Breton, on l'a vu, 60 000 ; Guillaume de Nangis,17 000, et Arnaud-Amalric, 20 000. Quant à Pierre des Vaux de Cernay, il ne donne que les 7 000 victimes de l'église de la Madeleine. On a discuté longuement sur ces chiffres si différents, émanant tous de contemporains. Qui croire ? I1 est évident que ces pergences servent ceux qui ont tendance à vouloir diminuer le nombre des victimes ; nous allons les suivre un peu dans leur argumentation. On a fait remarquer, par exemple, qu'en 1304, sous Philippe-le-Bel, la ville avait environ 5 100 feux, taillables ou non. A raison de quatre personnes par feu, cela fait 20 000 habitants. Or, à cette époque, elle aurait profité d'un siècle de prospérité, alors qu'en 1209, elle aurait encore été mal remise de ses dissentiments avec les vicomtes. Sous Roger II, la population n'avait-elle pas été décimée par les aragonais ? De sorte, qu'il ne serait pas déraisonnable de chiffrer la population de Béziers, en 1209, à 10 000 personnes. Ce nombre peut être encore réduit, si l'on suppose toutes les maisons bâties à simple rez-de-chaussée, etc. En suivant une telle méthode, on peut aller très loin. On peut même faire une suggestion: pourquoi ne pas supposer que lorsque les Croisés pénétrèrent dans la ville, ils n'y trouvèrent que quelques centaines de pauvres bougres ? Le reste de la population, ainsi que la garnison, aurait déserté la ville par un moyen quelconque, des souterrains, par exemple. Ceci aurait l'avantage d'expliquer la prise ultra rapide d'une cité fortifiée, ainsi que le repeuplement et le relèvement de la ville après 1209. Quant aux histoires de massacres, ce seraient de pures fanfaronnades, dont le Moyen Age offre, d'ailleurs, des exemples. Il est surprenant que ce pas n'ait pas encore été franchi, mais il le sera peut-être un jour. Ainsi, la vision d'apocalypse qui transparaît derrière les chroniqueurs de l'époque, s'évanouit peu à peu sous la baguette magique des érudits modernes. Lorsque l'on arrive à la fin de leurs savantes études, on respire. Mon Dieu, on n'en a tué que dix mille, c'est vraiment peu ! Les horreurs que l'on s'est plu à raconter jusqu'ici, sont du domaine de la fable et personne n'y croit plus... Trêve de plaisanteries sur une affaire aussi grave. Ergoter sur les chiffres, c'est vouloir déplacer la question. C'est surtout montrer que l'on est gêné par cette sombre histoire. Soyons assurés d'un fait  on a massacré tous les habitants d'une cité, que les chroniqueurs d'une époque s'accordent à reconnaître comme prospère et richement peuplée. On les a tous tués et c'est ce mot TOUS, qu'ils aient été dix mille ou cent mille, qui résonne douloureusement à nos oreilles. Enfin, venons-en à la célèbre parole : « Tuez-les tous ; Dieu reconnaîtra les siens. » Il paraît qu'aucun historien n'ose plus soutenir l'authenticité de cette parole, depuis que Philippe Tamizey de Larroque, dans un article publié en 1861, dans les «Annales de Philosophie chrétienne», a démontré péremptoirement qu'elle n'avait jamais été prononcée. Nous examinerons cettedémonstration péremptoire, mais il faut avouer que la question de l'authenticité ou de la non-authenticité de cette phrase est des plus irritantes pour de nombreux historiens, au point qu'il leur arrive parfois de perdre tout sang-froid. On pourrait en citer des exemples, mais la plupart se contentent d'affirmations de ce genre : ce mot, fabriqué après coup, doit aller rejoindre d'autres mots pseudo-historiques et personne n'y croit. A la rigueur, on renvoie le lecteur à l'article de Tamizey de Larroque, article que l'on se garde bien d'analyser. La raison de ces affirmations gratuites s'explique aisément

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Ou l'on ne tient pas à s'aliéner la sympathie des érudits catholiques, ou c'est une pure question de sentiment, que Sabatier, dans son «Histoire de la Ville et des Evêques de Béziers» a fort bien résumée : «Pour l'honneur de l'humanité, écrivait-il, on aimerait mieux ajouter foi à l'assertion qui nie qu'au témoignage qui affirme la réponse de l'abbé, de Cîteaux à ceux qui lui demandaient comment on pourrait distinguer les catholiques et les hérétiques. »

Sabatier copiait mot pour mot un passage de l'historien allemand Hunter, qui a exposé le premier ce point de vue. « our l'honneur de l'humanité, ont'voudrait que la phrase n'ait pas été prononcée». Hélas ! cet honneur est entaché par d'autres faits que l'énoncé de cette simple phrase. Remarquons bien qu'il ne s'agit pas, dans la controverse de déterminer si on les a tous tués ou si Dieu a reconnu les siens, mais de savoir si la phrase a été réellement prononcée. Encore une fois, c'est déplacer la question, c'est détourner le lecteur d'un fait positif et mettre le doute dans son esprit. A lire Hurter ou Sabatier, on pourrait croire, en effet, que l'honneur de l'humanité est moins entaché par le massacre lui-même, que par la parole attribuée à l'abbé de Cîteaux. Mais enfin, puisque ces mots ont suscité et suscitent encore tant de discussions passionnées, examinons l'affaire de plus près. Le propos en question a été rapporté par un moine cistercien, Césaire, de Heisterbach, près de Bonn, dans un ouvrage intitulé : «Des miracles et des visionsde mon temps». L'auteur avait estimé que la prise rapide de Béziers était un miracle, digne de figurer parmi ceux dont il avait été le contemporain. Et c'est lui qui met, dans la bouche d'Arnaud-Amalric la fameuse réponse : «Tuez-les tous; Dieu reconnaîtra les siens», Caedite eos, novit enim Dominus qui sunt ejus. A la suite de Thamizey de Larroque on fait remarquer : 1. Que tous les chroniqueurs qui relatent le massacre de Béziers, Césaire est le seul à rapporter la terrible phrase. Mathieu Paris, Guillaume de Puyaurens, Vincent de Beauvais, Guillaume de Nangis, Bernard Gui, Guillaume le Breton, l'Anonyme en prose, Guillaume de Tudèle et Vaux de Cernay sont muets sur cette question. 2. Que Césaire ne se trouvait pas sur les lieux au moment où la phrase fut prononcée. Tamizey de Larroque a écrit : «L'unique témoin qui dépose en faveur de l'authenticité des paroles attribuées au légat du pape, était d'abord placé à une très grande distance des lieux où s'était accompli ce qu'il racontait. A qui persuadera-t-on qu'un moine allemand, enfermé dans sa cellule, ait pu être instruit d'une particularité restée inconnue des chroniqueurs nationaux qui se trouvaient dans le camp des Catholiques et dans celui des Albigeois ? » 3. Que Césaire n'est pas un auteur sérieux. Son estimation du nombre des victimes étant manifestement exagérée, tout ce qu'il raconte du massacre de Béziers est sujet à caution.

Telles sont les raisons que l'on fait valoir, pour mettre en doute la parole de l'abbé de Cîteaux. A première vue ces raisons sont impressionnantes, mais elles le sont bien moins après réflexion.

Tout d'abord, constituent-elles une preuve que la phrase n'a pas été prononcée ? Si l'on veut être sincère, il faut avouer que non. Ces trois raisons seraient une preuve à la condition d'être accompagnées d'une quatrième : la contradiction de l'énoncé de la phrase par un autre chroniqueur, ou la contradiction par les faits. Ce n'est pas le cas. A elles trois, elles constituent donc un argument, mais non une preuve, du moins au sens que l'on attache à ce mot en histoire. Et l'on demeure tout surpris de voir comment des auteurs, assez pointilleux lorsqu'il s'agit d'accepter la preuve d'un fait historique, saisissent avec avidité - il n'y a pas d'autre mot - les raisons données par Tamizey de Larroque pour nier carrément le propos d'Arnaud-Amalric. C'est surtout une question de sentiment ou d'opinion religieuse, il est vrai. Si nous discutons les raisons exposées ci-dessus, nous n'entendons pas discuter une preuve, rien ne prouvant que la phrase de l'abbé de Cîteaux n'a pas été prononcée, mais de simples arguments.

Dire que Césaire d'Heisterbach est un auteur trop crédule pour être pris au sérieux, ne nous paraît pas une raison très valable, le record de la crédulité étant, assurément, détenu par Pierre des Vaux de Cernay qui voyait des miracles partout, jusque dans la dysenterie dont furent affligés les défenseurs du château de Termes. Césaire a exagéré le nombre des victimes, mais il n'est pas le seul. Etant le plus éloigné du lieu du massacre, il a dû être le dernier informé parmi les chroniqueurs et il est assez naturel, qu'avec le temps, son chiffre soit le plus enflé. Quant aux autres erreurs contenues dans le reste de son oeuvre, elles s'expliquent par la nature de ses sources d'information, toutes de seconde main. Du reste, les autres chroniqueurs n'ont pas été à l'abri d'erreurs du même genre. Césaire était éloigné du lieu de l'action et ne pouvait être informé. Est-ce une raison à retenir? Non, car il était cistercien et des moines de son ordre et de son établissement ont pu venir en France avec Arnaud-Amalric. Enfin, il est le seul à rapporter la parole de ce dernier. C'est ici l'«argument-massue». Le silence de Vaux de Cernay est surtout mis en avant.

Avec une belle inconscience, Du Mège, qui ne voulait pas nuire à la répu¬tation de l'Eglise romaine, écrivait : «Le mot de l'abbé de Cîteaux ne se trouve pas dans le récit de Pierre de Vaux de Cernay, qui aurait sans doute trouvé le mot sublime et approuvé avec une sainte joie cet ordre barbare.» Du Mège avait raison, et on trouve dans ces lignes une réponse à la question posée. Nous, hommes du xxe siècle, avons tendance à trouver la phrase inhumaine, mais il n'en fut pas de même pour les contemporains. Nous lisons l'histoire ; eux la vécurent. Tous les historiens sont d'accord avec Du Mège. N'est-ce pas l'aveu que la parole d'Arnaud-Amalric était conforme à la mentalité des contemporains et qu'il est déjà possible qu'elle ait été prononcée? Si Vaux de Cernay ne l'a pas rapportée, c'est, sans doute, parce qu'il n'était pas là, lorsqu'elle a été dite. D'autre part, si nous avions été spectateurs du drame, qu'est-ce qui nous aurait le plus frappé ? Est-ce une phrase prononcée sous une tente, devant quelques personnes seulement, ou bien le massacre lui-même, avec les ruisseaux de sang, les corps entrouverts jetés dans la rue, les cris et les hurlements des victimes, l'incendie et tout ce qui dut amplifier cette effrayante vision ? Il est certain que les contemporains en jugèrent autrement que nous, pour qui tout, paroles et massacre, s'égalise sur le papier. Au fond, Césaire d'Heisterbach a agi comme nous, toute question de moralité mise à part. N'ayant pas dans sa mémoire le souvenir visuel du massacre, il a pu s'attarder à un détail, oublié ou jugé peu important, par rapport à l'action, par les autres chroniqueurs. Dire qu'il a inventé le mot lui-même est faux. Fertur dixisse, on dit, écrit-il. On le lui a rapporté. Il ne l'a donc pas inventé. S'est-il arrêté à un propos douteux, un simple racontar ? C'est peu probable. Arnaud-Amalric, supé¬rieur de son ordre aurait pu le tancer, s'il avait rapporté une fausse parole. Manrique, l'annaliste et le panégyriste de l'ordre de Cîteaux a jugé le propos digne de figurer dans les « Annales Cisterciennes ». Au xvrie siècle, on n'avait pas encore vu l'utilité de nier l'authenticité de cette parole, qui demeura sans contradicteurs pendant au moins quatre siècles.

Césaire d'Heisterbach a pu avoir, lorsqu'il a écrit sa chronique, une réminiscence du verset de la deuxième épître à Timothée, dans lequel il est dit : «Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent», mais cette réminiscence, Arnaud-Amalric a pu l'avoir au moment de donner l'ordre fatal. Est-ce à dire qu'il était incapable de la prononcer ? Faut-il suivre Tamizey de Larroque, quand il essaye de réhabiliter l'abbé de Cîteaux ?

Tout ce que nous savons de cet homme, tend à montrer, au contraire, que le mot qu'on lui prête le dépeint admirablement. «Il portait sous sa robe de moine, le génie destructeur des Genséric et des Attila », dit Henry Martin. Sa parole au siège de Minerve, était aussi diabolique que celle du massacre de Béziers. Comme Robert de Mauvoisin protestait contre la clause accordant la vie sauve aux cathares qui se convertiraient, Arnaud-Amalric répondit : «Rassurez-vous ; bien peu se convertiront.» Son ambition était à la mesure de sa duplicité. Plus tard, il fut non seulement archevêque, mais duc de Narbonne et il n'hésita pas à excommunier Simon de Montfort qui lui disputait ce titre. Il était donc très capable de donner un ordre aussi barbare, car, en définitive, la question s'est réellement posée aux Croisés. Comment distingueraient-ils les hérétiques des catholiques ? On a vu que l'évêque de Béziers, Réginald de Montperroux, était entré dans la ville pour tenter de convaincre les Catholiques biterrois d'abandonner une cité promise à la destruction. L'évêque les supplia en vain. En dehors de quelques-uns, la plupart voulurent rester dans la ville et la question de les sauver se posa jusqu'au dernier moment. Si une décision a été prise, elle n'a pu l'être que par Arnaud-Amalric, chef suprême de l'armée. L'Anonyme dit que le légat devint furieux et qu'il jura de ne laisser âme qui vive dans la cité. Il a donné l'ordre de les tuer tous. On n'en peut guère douter.

Pour toutes ces raisons, nous pensons que la non-authenticité de la phrase d'Arnaud-Amalric n'est pas du tout prouvée. Nous nous refusons à suivre les auteurs que gênent ces mots barbares dans la bouche d'un ecclésiastique. D'ailleurs, la vérité ne transparaît-elle pas dans le texte de la Canso ? «On tua les clercs, les femmes, les enfants, écrit Guillaume de Tudèle ; il ne s'en réchappa, je crois, pas un seul - Que Dieu reçoive leurs âmes, s'il lui plaît, en son paradis.» On croit comprendre : On les a tous tués ; que Dieu, s'il lui plaît, reconnaisse les siens.En vérité, rarement une parole historique ne fut aussi bien confirmée par les faits. Enfin, pour servir d'excuse au massacre de Béziers, on fait souvent intervenir les moeurs et la mentalité de l'homme médiéval. C'est une bien piètre excuse et nous n'en parlerons pas, ces moeurs et cette mentalité n'étant guère différents de ceux de l'époque moderne, si l'on en juge par certains événements récents. Après une destruction ainsi radicale, la ville de Béziers ne devait plus jouer aucun rôle, au cours de la croisade contre les Albigeois. Cependant, il est probable que quelques habitants avaient survécu, soit qu'ils aient pu s'enfuir avant l'investissement de la cité, soit qu'ils se soient cachés et n'aient pas été retrouvés. Ce n'est qu'en 1220, à l'époque où Amaury de Montfort essayait vainement de conserver les conquêtes de son père, que l'on reparle de Béziers. En cette année-là le cardinal Conrad, évêque de Porto et légat du pape, fut chassé de la ville par les habitants. D'après ses lettres adressées à Rome, ce prélat se vit obligé, pour gagner Narbonne, de s'embarquer sur la côte et de s'y rendre par mer, ne trouvant pas, écrivait-il, un seul endroit pour se mettre en sûreté dans les environs. Tout le pays était donc en rébellion ouverte ; la population de Béziers alla jusqu'à démolir le château neuf des vicomtes, où les Montfort résidaient. Le catharisme était revenu dans la ville, puisqu'il existe une liste de 241 noms de personnes accusées d'hérésie, dressée peu avant 1220.

En 1222, les Biterrois portent la guerre dans le Narbonnais, qui avait accueilli le cardinal Conrad. Il paraît que les habitants de Capestang se montrèrent les plus entreprenants dans cette guerre, et qu'ils furent excommuniés les premiers. L'année suivante, le légat pouvait revenir à Béziers, mais il implorait le secours du roi de France, car il se disait exposé à périr tous les jours sous les coups des ennemis de la foi. Quant à Amaury de Montfort, il devait se trouver dans une bien triste situation puisque, dans un acte de 1222, il avoue détenir «frauduleusement » des biens dans la ville de Béziers. Enfin, en janvier 1224, il fut obligé de capituler et le jeune Raymond-Trencavel, fils de Raymond-Roger, rentra en possession des biens de son père. Les habitants de Béziers le reconnurent pour leur seigneur, mais sans grand enthousiasme. Du reste, deux ans plus tard, devant la menace d'une nouvelle croisade dirigée par la roi de France Louis VIII, les bourgeois de la ville prêtèrent serment à leur évêque Bernard. Ils juraient d'obéir aux ordres du légat Romain de Saint-Ange et du roi de France. Ce dernier, au cours de sa promenade militaire en Languedoc, séjourna pendant quelque temps à Béziers. En 1240, la ville ne prit aucune part au soulèvement de Raymond-Trencavel. On se souvenait peut-être, de l'abandon de la cité par Raymond-Roger en 1209. En tout cas, l'évêque Bernard parvint à maintenir la population. Chaque soir, les clefs des portes lui étaient remises et il les gardait à son chevet pendant son sommeil. En prévision d'un siège à soutenir contre leur vicomte, les habitants auraient approvisionné la ville en vivres et en munitions. Si donc Trencavel n'avait pas échoué sous les murs de Carcassonne, il aurait été obligé d'entreprendre un siège aussi long et aussi meurtrier devant Béziers.

Deux ans après, la ville résiste également à l'enthousiasme général, provoqué par le soulèvement du comte de Toulouse. Pierre Amiel, archevêque de Narbonne, chassé de son palais épiscopal par Raymond VII, peut s'y réfugier en toute sécurité. Fait étrange, toute la région biterroise, à l'exception de la ville, se déclara ouvertement pour le comte de Toulouse. La saignée de 1209 avait été vraiment trop forte pour ne pas laisser un souvenir durable. Enfin, en 1247, Raymond-Trencavel entrait à Béziers. A notre connaissance, c'est la seule fois qu'un seigneur de la lignée des vicomtes y pénétrait, depuis que Raymond-Roger l'avait abandonnée, un soir de juillet de l'an 1209. Mais cette fois, c'était pour voir le dernier des vicomtes de Béziers notifier solennellement aux consuls, la cession faite par lui, au roi de France, de la vicomté de Béziers, Carcassonne, Albi et Razès.