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La ‘Croisade des Albigeois’, Marseille et l’Euroméditerranée

Patrick Hutchinson

Croisade des AlbigeoisFeindre d’ignorer l’importance de la Croisade des Albigeois pour Marseille, c’est faire l’impasse sur une des articulations les plus importantes de l'histoire de la ville phocéenne, et faire bon marché de tout un pan de son identité.

S’agissant de la huit centième anniversaire de la Croisade des Albigeois, faire mine de croire – ou de faire croire – que ni la Provence, ni Marseille ne seraient vraiment concernées par ce carrefour historique majeur, c’est faire bon marché d’un certain nombre de réalités historiques – et même géopolitiques – essentielles, trop souvent ignorées ou passées sous silence.

Il s’agit sans doute là d’un problème d’optique ou de perspective découlant de la surimposition de schismes et de partitions cartographiques, politiques et culturelles relevant d’époques bien plus récentes, en tout cas postérieures aux ‘grand siècle’ méridional des XIIe, XIIIe siècles.

En premier lieu, c’est faire bon marché, au nom de taxinomies étroites sans doute dictées par les histoires nationales - l’opposition somme toute artificielle entre ‘cathare’ et ‘patarin’ ou ‘gibelin’ par exemple – de cette première véritable ‘Euroméditerranée’ depuis l’antiquité que fut au début du treizième siècle l’esquisse d’une alliance méditerranéenne inouïe en double arc de cercle entre Aragon-Barcelone, Toulouse, Arles, Avignon, Marseille, la Provence d’Empire, les Deux Siciles, le royaume de Jérusalem de Frédéric II, puis les sultanats ayyoubides d’Alep, de Damas et du Caire, avec le califat almohade du Maghreb et d’Al-Andalus.

 

C’est faire bon marché du fait même qui en arrière-plan a le plus probablement déclenché cette croisade ‘interne’, c’est-à-dire le schisme idéologique axial qui opposa à cette alliance pan-méditeranéenne en arc de cercle la verticalité de la contre-offensive capétienne, appuyée sur la légitimation transcendante et centralisatrice de la Papauté romaine.

Du fait que, alors que Frédéric II, le grand inspirateur et maître d‘œuvre de cette première Euroméditrrannée entretient une correspondance diplomatique avec l’émir de Tunis et négocie, avec le sultan ayyoubide du Caire, Al-Khamil, rien de moins que la restitution de Nazareth, de Bethléem et des autres lieux saints au royaume de Jérusalem sans effusion de sang, trois décennies à peine plus tard, Louis IX de France, dit Saint Louis, lancera à partir d’Aigues-Mortes une huitième croisade pour y trouver la mort sous les murs de cette même ville, Tunis.

Du fait aussi que les triomphes très guelfes et les exploits proto-coloniaux, également maquillés en croisade, de Charles d’Anjou, frère de Louis IX, en Italie – expédition de conquête dans laquelle il avait fini par entraîner, grâce sans doute aux miroitements du lucre et au mirages de l’ambition, les marseillais et les provençaux, tout d’abord ses adversaires acharnés – que ces triomphes et ces annexations bénis par le Pape à l’instar de ceux de Simon de Montfort dans le Languedoc allaient se solder moins d’un siècle plus tard par les tristement célèbres ‘Vêpres siciliennes’, ce qui allait sonner pour longtemps le glas de la puissance maritime capétienne -et donc par conséquent marseillaise désormais – en en repassant le témoin à Barcelone, puis à l’Espagne reconstituée.

CA8C’st faire bon marché du fait que Marseille fut, sinon ‘cathare’, au moins ‘patarine’, et très certainement ‘gibeline’ et que, comme Alessi dell‘Umbria nous le rappelle dans son grand livre L’Histoire Universelle de Marseille, dès la fin du XIIe siècle, les membres des familles des négociants et de la naissante bourgeoisie du ‘Bourg’ avaient réussi à racheter les droits de seigneurie de la famille vicomtale, grâce au rachat de leurs dettes, et dépassant le stade du ‘consulat’, s’étaient constituées en Confrérie (dit ‘du Saint Esprit’) pour mettre en place des structures autonomes et de plus en plus démocratiques de gouvernement municipal et d’entraide sur le modèle de l’Église des premiers temps, tout en se heurtant violemment à l’opposition et aux exclusions des évêques et des ordres monastiques basés sur la ‘Cité’. C'est ignorer qu’à cette occasion, Marseille constituée en véritable république urbaine naissante (notamment grâce à la participation au scrutin communal des représentants des guildes des artisans) à l’instar des grandes communes italiennes, possédait sa propre flotte (300 galères équipées) et sa propre armée de terre, tout en développant une politique commerciale autonome en méditerranée.

 C’est faire l’impasse sur le fait que, lorsque après le Concile de Latran IV en1215, Raimond VI de Toulouse et son fils, le futur Raimond VII, ayant pu grappiller quelques concessions du Pape entre tous impérial et théocratique que fut Innocent III, notamment le droit encore tout théorique pour le Comte Jeune de reprendre possession de ses terres en Marquisat de Provence (entre Durance, Alpes et Rhône) si toutefois il y parvenait par la force des armes, lorsque donc les deux comtes pourchassés et proscrits débarquent à Marseille su la ‘plage des pierres plates’ la population de la ville leur réserve un accueil plus que chaleureux et les édiles leur prodiguent un maximum de soutien, allant jusqu’à envoyer par voie fluviale quelques jours plus tard une flotille de galères et une importante troupe de chevaliers pour prêter main forte aux Raimondins lors du fameux siège de Beaucaire, qui marqua d’une pierre blanche la première défaite de Simon de Montfort et le premier signe de résurrection des espérances méridionales.

 C’est faire bon marché du fait que lorsque, après le mariage très politique organisé par leur mère , Blanche de Castille, Charles d’Anjou, le cadet de Saint Louis, arrive en Provence à la tête d’une armée ‘d’auditeurs’ et de percepteurs pour prendre possession de ses nouvelles terres et notamment pour s’emparer du ‘pétrole’ de l’époque en s’assurant le monopole de la gabelle sur le sel de l’étang de Berre, les représentants élus de la commune de Marseille, à l’instar de plusieurs autre villes provençales, vont préférer à sa seigneurie l'allégeance au trois fois excommunié Raimond VII, et aussi sur le fait que toutes ces villes – Marseille, Arles, Avignon, très notamment – auto-constituées désormais en ‘communes’ et républiques urbaines, vont se doter de ‘podestats’, dans leur vaste majorité impériaux et italiens, sorte de ‘gouverneurs’ ou ‘préfets’ agréés par l’empereur, révocables et nommés sur une base tri annuelle, lesquels ne devaient surtout pas avoir d’attache patrimoniale ou clientéliste locale.

 C’est surtout faire bon marché de l‘immense soulèvement – avec pour la première et la dernière fois avant longtemps, la mise en place d’une véritable confédération ‘intervilles’ ou inter-communes’ entre Marseille, Arles et Avignon, avec à sa tête ce Barral des Baux qui devait plus tard retourner sa veste – révolte suscitée en Provence par les exactions de leur nouveau seigneur angevin (mais surtout capétien). C’est ignorer et faire l’impasse sur la révolte flamboyante des troubadours et seigneurs gibelins provençaux tels que Tomier e.n Palaizi de Tarscon, Gui de Cavaillon, Bertrand de Lamanon, Blacatz d’Aups, Bonifaci de Castellane, et très notamment sur l’héroïsme de ce dernier quand il ira jusqu’à se jeter dan Marseille assiégée par l’Angevin pour rejoindre les rangs des insurgés.

 C’est en effet faire l’impasse sur les sièges successifs subis et supportés au nom de liberté par cette ville, avec à la tête des résistants des chefs de file de la trempe d’Anselme Fer et de Briton Anselme, père et fils, plus tard réduits au silence, exilés ou exécutés en place publique, après le débauchage intéressé de leurs concitoyens qui vont succomber aux promesses alléchantes de richesse et d’emplois sur des terres lointaines, prodiguées par la cinquième colonne des agents de l’intérieur qui recrutent à l’appel du Pape pour partir à la conquête d’une Italie encore entre des mains gibelines et insoumise, réussissant ainsi à semer la division parmi les conjurés.

Faire mine de croire que ni Marseille,ni la Provence ne sont concernées par la ‘Croisade des Albigeois’ et ses funestes retombées - entre bien d’autres maux, la naissance de l’Inquisition et une première institutionnalisation de l’antisémitisme (traités de Maux et de Paris), mais avant tout l’écrasement de toute une culture, l’avilissement d’un esprit de liberté qui durait depuis la plus haute antiquité - c‘est tout simplement feindre d’ignorer la confrontation idéologique la plus importante de l’époque, déterminante pour l’avenir de l’Europe pendant des siècles(voire encore aujourd’hui), celle entre une culture pan-médterrannéenne encore poreuse et ouverte, sorte d’archipel fragile et provisoire d‘Andalousies de l’esprit, tolérante et plurielle, éprise de traduction et d’échanges, et la volonté normalisatrice et réductrice d’une théocratie monolithique appuyée sur l’exploitation sans scrupules d’un bras armé assoiffé d’expansion et de toute puissance..

C’est surtout faire bon marché du fait que, dès cette époque, Marseille, de par ses choix politiques et géopolitiques, aura été parmi les lieux de rayonnement qui ont jeté les fondements d’un véritable engagement ‘Euroméditerranéen’, certes encore éphémère et que, dès cette époque, elle a surtout été du coté de la résistance à l’oppression centralisatrice et persécutrice de la liberté, du côté du pluriel, de l’intermédiation religieuse et culturelle, du respect de la liberté de conscience, de l’alliance confédérale entre croyances, langues et rives.

Ne pas reconnaître et ne pas marquer d’une pierre blanche (ou noire) l’importance capitale du huit centième anniversaire de la Croisade des Albigeois’ pour Marseille et toute la région, c’est finalement courir le risque de faire tout simplement l’impasse sur un aspect important et pérenne de son identité.

>Note sur le personnage de Briton Anselme

 >Lire D'un serventes far ('Serventes cntre Rome') de Guilhem Figuera en traduction