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Lonh de paradis : géopolitique méditerranéenne, thématiques courtoises et religieuses dans « d'un sirventes far » de Guilhem Figueira

Patrick Hutchinson

Al-Kamil-_and_Frederick_IILes réflexions que je vais tenter d'engager devant vous, en les appuyant sur un cadre historique et géopolitique aussi solide que possible, sont à considérer comme ayant une valeur essentiellement suggestive. Nous aurons pour ambition de rétablir ce qui est certainement parmi les exemples les plus frappants d'un genre incontournable du trobar d'oc médiéval - ce double, ombre et serviteur parfois ironique de la canso reine, le serventes - dans la pleine dimension de ses enjeux politiques, et même géopolitiques. Ce qui m'autorise à une telle audace est non seulement le fait que l'auteur de l'immense et sombre poème - à certains égards, de par l'âpreté et la violence de ses accents, annonciateur de la haine justicière de l'Enfer de Dante - est toulousain. Mais également, j'espère le démontrer, le fait que, dans les attendus explicites et implicites de ses développements, de par les personnages, les événements et les conjonctures auxquels il se réfère, il vient situer le Toulouse de son temps du point de vue politique, culturelle et littéraire, non seulement « au carrefour des cultures », mais en plein coeur des réalités qui déterminent le devenir géopolitique méditerranéen, et même européen.

Il va donc s'agir d'un poème, le serventes «D'un serventes far en est son que m'agenssa» du trobador toulousain du XIII` siècle Guilhem Figueira à restituer, du point de vue de l'histoire littéraire et de l'Histoire tout court. Cela non seulement en tant que reflet, mais comme parti-prenant, « et même comme acteur» d'une des crises les plus importantes du moyen-âge européen et méditerranéen - en tout cas certainement des plus décisives pour le devenir, aussi bien sur le plan local (et donc occitan) que global (notamment sur le plan des rapports entre Occident et Orient). Ajoutons seulement que, conscient des difficultés d'une aussi vaste entreprise, je me tiendrai pour quitte aujourd'hui si, grâce à ces quelques réflexions, j'aurai réussi à placer un très grand poème politique occitan à nouveau pendant quelques minutes au coeur de nos débats.

 MISE EN SITUATION

Parmi les formes de vérification expérimentale, il en est une que l'on pourrait appeler d'extrapolation. Il s'agit d'une vérification a contrario, ou par l'extranéité : on s'en va voir comment se comporte l'objet, ou la substance que l'on étudie, en dehors, ou aux limites, du contexte ou de l'environnement où on le situe habituellement, pour détecter ce qui en lui résiste à la différence, qui, par réfraction, viendrait éclairer ce qui en lui serait intrinsèque.

C'est ce que je me suis tout d'abord proposé de faire dans le cas présent - celui du grand serventes de Guilhem Figuiera : y étudier le comportement de certains vocables - termes, mots, sémantèmes, ayant trait au champ sémantique de la Fin ‘Amors et de la Cortezia, en dehors de leur contexte habituel, et notamment d'observer leurs interactions dans le voisinage d'autres termes, d'autres champs sémantiques, auxquels nous ne les associons pas le plus souvent : mots, termes, sémantèmes du vocabulaire politico-religieux du treizième siècle en marche vers de nouvelles configurations du pouvoir. Tout cela, qui plus est, dans le cadre des chansons d'un Trobador qui ne chante plus guère l'amour, ce qui n'est guère surprenant chez un poète occitan de sa génération ayant pris fait et cause publiquement pour la maison de Toulouse. Nous allons, donc, tenter de voir quelle sera la vie de ces vocables, dans quels contextes politico-religieux, ils ont pu, en migrant en quelque sorte, aller s'inscrire, une fois atteint ce bord, ce seuil de leur environnement « naturel » dans la cortezia occitane. Aussi, vers quels rendez-vous dans l'histoire globale de leurs temps, vers quelles alliances stratégiques, ils vont être aimantés.

Mettons en situation notre objet. Selon Martin de Riquer (suivant en cela l'avis de De Bartholomaeis), ce Serventès aurait été composé, soit à Toulouse, soit déjà en Italie (avis de Jeanroy et d'Ugolini) entre 1227 et 1229. Cette datation situe la chanson, dont nous étudierons plus loin les contenus et les implications formelles, dans une conjoncture bien particulière, capitale pour notre propos : en Occident, entre la croisade du Roi de France Louis VIII, entraînant la capitulation définitive de Toulouse et le traité de Meaux ; en Orient, entre l'appel lancé par le Sultan d'Alep, Malik Al-Moazzine, aux Khwaresmiens, entraînant l'envoi d'émissaires à la cour de Sicile par le Sultan d'Egypte, Al-Khamil, et le départ en croisade de Frédéric II. En corollaire à cet encadrement, il faudrait placer l'institutionalisation de l'Inquisition lors du Concile de Toulouse (en 1229), la soumission de Raymond VII à Meaux, lors du traité du même nom (1229) ; l'accession à la dignité pontificale de Grégoire IX en 1226, et l'excommunication prononcée contre Frédéric II par celui-ci en 1228 ; aussi, la mort de François d'Assise en 1226.

En évoquant cet ensemble de repères, dont la corrélation n'est peut-être pas souvent mise en évidence, il est clair que nous voyons émerger une sorte de carte virtuelle qui n'entre pas dans le cadre de nos coordonnés historiques et géopolitiques habituels. Et pourtant, les faits sont patents. Le traité de Meaux, conséquence de la capitulation de Toulouse, a pour retombée la fuite et l'exil des Trobadors les plus engagés dans la cause de Raymond VII - Guilhem Montanhagol partira pour la Castille, Figueira et Aimeric de Peguilhan, avec bien d'autres, vers l'Italie et la Sicile ; il exclut également la participation à la vie publique des Juifs et des Arabes dans les États du Midi, tandis que dans la même année l'utilisation de la langue des Trobadors est fortement déconseillée aux Prêcheurs et aux apologètes catholiques. Au même moment, Frédéric, dont on connaît l'imprégnation de la culture arabe de par son enfance sicilienne, de par son éducation à la cour de Palerme, ausssi bien que par sa correspondance avec les Sultans d'Egypte et du Maroc, l'encouragement et la protection prodiguées dans sa cour aux savants et aux traducteurs d'ouvrages littéraires et philosophiques de langue arabe, recevait Fakr-Al-Din, Ambassadeur du régime ayoubbide du Caire.

L'Ambassadeur venait, après plusieurs visites d'observation et de courtoisie, lui proposer en substance la restitution pure et simple des lieux saints et d'une partie de la Palestine pendant dix ans en contrepartie d'une alliance contre le propre frère du Sultan. Celui-ci, Malik Al Moazzine, Sultan d'Alep, venait de faire appel aux Khwaresmiens de Jelâl Ed-Dine, première vague des peuples de la Steppe derrière laquelle se profile directement l'irruption mongole conduite par Gengis Khan. Il faudrait aussi ajouter la probable rencontre, lors de la désastreuse expédition de Damiette une décennie plus tôt, entre ce même sultan d'Égypte et François d'Assise qui accompagnait la croisade ; en tout cas, si cette rencontre-là est apocryphe, la proposition faite par le Sultan, dès cette époque, de restituer les lieux saints en contrepartie de la récupération de Damiette, et le refus intempestif d'obtempérer du légat Pélage (lequel exigeait la restitution et des Lieux Saints et de Damiette), entraînant le désastre militaire que l'on sait (qu'évoque la cobla V de notre poème). Nous savons aussi que les chroniqueurs évoquent la rencontre, peut-être affabulée, mais comportant sur le plan mythique sa charge de sens - entre François d'Assise et Frédéric, avec le compte rendu détaillé de cet incident de la croisade, ainsi que d'autres paroles du Sultan, rapportées par ce premier à l'empereur.

Ce fut, ostensiblement du moins, le refus supposé dilatoire du Hohenstauffen d'endosser la politique de conquête violente de la croisade préconisée par Rome (mais plus vraisemblablement résultant de son attente d'un accord secret afin d'éviter les frais de la confrontation) qui lui a valu l'excommunication, fulminée par Grégoire IX à la recherche d'un nouveau Canossa. En fait, sans doute bien d'autres raisons y concourent, depuis la non-restitution du Royaume de Sicile au Vatican, l'établissement d'une colonie musulmane à Lucéra en Calabre, la création, surtout, d'une administration laïque centralisée, comportant la formation de véritables cadres tendant à remplacer la hiérarchie cléricale et à promouvoir la mise à l'écart graduelle de celle ci ; la création ou le soutien à cette fin d'universités telles que Naples et Salerne, à l'intérieur desquelles sont étudiés Aristote, Galién et les canons du Droit Romain ; l'intérêt personnel que montre l'empereur pour la culture gréco-arabe, notamment pour des courants de pensée tels que l'Averroïsme, considérés par l'église comme étant aux lisières de l'hérésie, ainsi que pour des sciences suspectées de nigromancie, comme l'Algèbre.

Une enquête parallèle serait à mener du côté des sultanats du Moyen-Orient, à propos du contenu politique et religieux des rapports dynastiques entre les trois fils de Salah Al-Din, sultans respectivement d'Alep, de Damas et du Caïre, notamment pour déterminer le rôle régional de l'imprégnation shüte, ismaëlienne et mystique, depuis l'époque Fatimide, du moins.

Ajoutons seulement que l'on sait l'importance qu'ont pu revêtir les débats autour de l'opposition entre un islam légaliste et une approche plus philosophique de la révélation coranique à cette époque', débats qui avaient notamment déjà entraîné la mort prématurée en martyre à Alep en 1191 de Sohravardhi, mystique et philosophe perse se disant héritier d'Hermès et de Platon, sur les ordres de l'ayoubbide Salah Al-Din lui-même. Nous soupçonnons donc le rôle qu'ont pu jouer également du côté musulman les problèmes doctrinaux et idéologiques dans l'opposition fratricide qui a entraîné le rapprochement le Caire-Palerme sans être encore ici à même de développer plus loin les éventuelles implications de ce parallèle...

Ce qu'il est important de constater dès maintenant, c'est que, face aux exactions théocratiques de la Papauté, Frédéric de Sicile va tenter l'esquisse - et plus que l'esquisse - d'une géopolitique vraiment inouïe, lui valant à bon droit le titre ambigü de «Stupor Mundi» : une sorte de front, de recentrement méditerranéens. II s'agirait, en somme, de substituer à l'axe vertical :Germanie - Italie-du-Sud - Sicile, du Saint Empire Germanique, une sorte d'axe horizontal : Syrie Latine - Chypre - Sicile - Royaume d'Arles (Provence) - Toulouse - Catalogne, appuyée sur des alliances avec l'Islam sur l'axe Andalousie - Maghreb - Egypte.

LE SERVENTES CONTRE ROME [389,121]

Venons-en au Sirventes lui-même. Nous pouvons considérer cette chanson de trois points de vue complémentaires : l'analyse formelle, l'analyse des contenus, et, dans la mesure du possible, l'analyse de sa réception, de son retentissement dans et au delà de son temps (y compris à l'époque moderne).

Du point de vue formelle, il est établi que nous avons affaire, comme c'est normal pour un Sirventes, à un contrafactum, c'est-à-dire à une forme strophique et sans doute aussi une mélodie empruntée à (ou détournée dialectiquement de) une chanson antérieure.

Dans le cas du « faux serventes », mi-chanson, mi-tenson de Guilhem Montanhagol : « A Lunels Lutz una luna luzenz» ce Trobador avait emprunté le schéma strophique et sans doute également la mélodie d'une très célèbre (et très souvent contrefaite) chanson d'Arnaut de Mareuil : « la gran beutat et la fina conoissenza ». Ainsi dans cette chanson qui, je le soupçonne, avait dû jouer, sous des dehors de chanson courtoise, un rôle politique, et notamment de signe de ralliement et de resurrection de la cause Toulousaine (au moment des pourparlers de mariage entre Raymond VII et Béatrice de Provence), Guilhem Montanhagol avait choisi de contrefaire une chanson qui pouvait rappeler, peut-être de façon poignante, le bonheur et la liberté passés. Dans le cas présent, il est clair que le choix de Figueira appuie lourdement dans le sens de l'ironie, aussi bien au niveau de la forme que du sens. En effet, le schéma strophique et la mélodie de ce serventes qui sonne comme un anathème inexorable contre Rome sont empruntés à l'hymne marial ‘Flors de Paradis, de bon aire’. L'aprêté de cette ironie est d'ailleurs particulièrement sensible dès le premier vers de la première cobla : d'un serventes far en est son que m'agenssa, écrit Guilhem, mettant l'accent sur le détournement et la désacralisation del'hymne. Mais la forme hymnique est également dénaturée, arrachée au registre statique de la contemplation ; le schéma des rimes en ab ab ab ccc b c fonctionne comme une machine à imprécation répétitive, surtout traité en coblas capcaudadas, prenant de la sorte une allure dynamique, le mouvement inexorable de la fulmination. C'est sans doute ici, dans cette ironie formelle, qu'il faut situer le premier effet de sens de la chanson, et l'une des clés de l'intention artistique de l'auteur.

Cette ouverture semble vouloir marquer, en effet, une rupture avec la pratique antérieure du Trobar, rupture que Figueira souligne: « no.m volh plus tarzar, ni far longa bistenssa/e sai ses doptar qu'ieu n'aurai malvolenssa ». Ce que le Trobador veut signifier le plus probablement ici est son abandon de l'esthétique de l'ambiguïté qui caractérise l'art des Trobadors de la période dite classique (fin XII° siècle), ce jeu subtil entre les signifiants du pouvoir, et les signifiants de l'amour, et leur détournement réciproque, qui constituait l'équilibre utopique de la cortezia". C'est ce que constate, d'ailleurs, la vida de ce trobador : Non fo hom que saubes cuber entre les baros ni entre la bona gen ; mas mout se fez grazir als arlotz et als putans et als hostes et als taverniers. E s'el vezia bon home de cort venir lai on el estava, il n'era tristz e dolenz... Guilhem Figueira, poète-jongleur de temps de crise, rompt avec le consensus implicite de la cortezia, et sa duplicité amoureuse : il « faill ab motz verais », comme le dit Azalai's de Porcairaques, dans un tout autre contexte."

Ce fait de tomber les masques et d'attaquer ouvertement l'édifice théocratique ne prend sans doute tout son relief, et la chanson toute son urgence, que lorsqu'on la replace concrètement dans le cadre historique extrêmement précis que nous avons déjà évoqué plus haut : entre la capitulation de Toulouse, suivi du traité de Meaux, et l'excommunication et le départ en Orient de Frédéric II.

Mais il importe également de souligner que si la chanson, débutant ainsi sous les signes à la fois du sacrilège et de l'urgence, marque sa volonté de rompre avec le code implicite, elle n'en comporte pas moins bien des échos et des reconductions du Trobar antérieur, y compris au niveau formel. Ainsi, des traits stylistiques ou de versification rappellent, assez paradoxalement, Raimbaut d'Aurenga ou Marcabru. Que l'on compare, par exemple, ce qui suit de Raimbaut :

 e neys noca-m n'espaventa

lurs estols

dels fels, fals et mols

lauzengiers, cui deus tempest

[389, 12-31-341]

 Avec :

 e sai ses duptar qu'ieu n'aurai malvolenssa

si fes sirventes

dels fals, d'enjans ples,

de Roma, que es caps de la dechansenssa

[217, 2-3-6]

 hyperbate ou tmèse syntaxique tout à fait comparable qui provient de la première cobla de notre serventes.

De Marcabru sont empruntés le ton d'ensemble, le vocabulaire popularisant, moralisateur, et le style concret, heurté et hirsute, de la trame sonore. Il suffit de lire, pour s'en persuader, des passages comme:

Roma enganairitz cobeitatz vos engana

c'a vostre berbitz tondetz trop de lana

 ou encore :

Roma, als homes pecs rozetz

la carn e l'ossa

e guidats los secs ab vos inz en la fossa

[217, 2-15-16]

 ou

Roma falsa e tafura

[217, 2-73]

pour retrouver le ton et jusqu'à la lexique même de l'oeuvre du « Fils de Na Bruna »... Il n'est pas difficile d'y trouver d'autres échos, à situer davantage au niveau du contenu :

per qu'en vos .s'escon

es magra es confon

lo jois d'aquest mon

[217, 2-74-76]

- ce qui sonne étrangement comme une citation presque directe du Coms de Peitieu :

Totz lo jois del mon es nostre

dompna, s'amdui nos aman

[183, 6-27-28]

et marque déjà une intrusion peut-être paradoxale de ce vocable relevant fondamentalement de la lexique de la Fin Amors - lo jois - au sein d'un ensemble dont les contours sont à prédominance moralisatrice, religieuse et politique. Ce qui frappe, c'est que Figueira ne semble pas y avoir vu de contradiction ; entre l'évocation par exemple de : cel qu'es lutz del mon e vera vida e vera salutz, dieu vériste d'un anticléricalisme radical qui frise l'hétérodoxie, dans la tradition de Peire Cardenal - et celle de : lo jois d'aquest mon, thématique fondamentale de la cortezia. C'est sans doute que notre trobador, tout en changeant de stratégie formelle, pour s'adapter aux circonstances - et peut-être encouragé en cela, à jeter bas les masques, par la rupture ouverte qu'opérait à ce moment même Frédéric II avec la papauté - n'entend pas pour autant renier l'esprit fondamental du Trobar d'Oc.

Bien au contraire, il semble avoir semé son serventes de rappels en ce sens, aussi bien au niveau formel, qu'au niveau des contenus :

No.m mervilh ges Roma, si la gent erra,

quel segle avetz mes en trebalh et en guerra

e pretz e merces mor per vos e sosterra

[217, 2-8-10]

Les quatre premiers vers renvoient au style catastrophiste, religieux et politique, de trobadors tel que Bernard Sicart de Maruejols à la même époque (celui-ci se réfugiera auprès de Jacques 1 d'Aragon) :

Non puesc escrire

l'ira ni-1 marrimen,

qu'el segle torbat vey,

e corromp-on la ley

e sagramen e fe

[67, 1-8-11]

Mais la subite introduction dans les vers 5 et 6, à côté des termes de la fulmination morale, des vocables « courtois » pretz e merces, semble faite pour sonner le rappel des valeurs d'une civilisation que le poète sait déjà défunte, mais qu'il n'a pas l'intention de renier. Au contraire, il semble vouloir, en opérant une espèce de greffe sémantique, transporter ces vocables - jois, pretz, merce - avec les valeurs qu'ils véhiculent, au sein des thématiques politico-religieuses de la propagande impériale, soulignant sans doute par là l'espoir qu'il partage avec d'autres trobadors, dont notamment Aimeric de Peguilhan, de les voir revivre grâce à Frédéric (dont le nom même est glosé par Peguilhan dans sa célèbre chanson [10, 26] du «Metge» (Le Medecin), en Fre de ric, «frein des puissants»).

Après cette esquisse d'analyse formelle, nous en arrivons à la lecture des contenus. Pour la commodité de notre analyse, nous distinguerons trois niveaux :

• Les références politiques et/ou historiques au contexte contemporain du poème

• Les références relevant du Trobar d'Oc et de la Cortezia

• Les références religieuses :

1. Pouvant indiquer les positions religieuses (christologiques ou ecclésiologiques) de l'auteur à l'intérieur de l'orthodoxie de son temps

2. Pouvant donner lieu à une lecture religieuse radicale, non-conformiste

3. Pouvant induire des positions hétérodoxes (catharisme, gnosticisme, etc.)

REFERENCES POLITIQUES ET/OU HISTORIQUES

Nous avons constaté plus haut le contexte chronologique et l'encadrement événementiel de la chanson. Voyons maintenant si les références internes du texte concordent de près ou de loin avec cette mise en place.

Ces références internes s'ont au nombre de 13 (avec une éventuelle quatorzième). Je n'en donnerai ici que quelques (10) exemples pris parmi les plus importants :

1. Vers 20-21 : Une référence couplée à l'abandon des Raimondins par la Papauté, et au sac de Constantinople pendant la IVe Croisade : « car es falsa e trafana vas nos e vas grecs ». Ce rap¬ prochement inattendu a sûrement valeur de rapprochement historique, et des implications géo¬ politiques.

2. Vers 29-30: Le rappel de la perte de Damiette en 1219 du fait de l'incurie et des exigences excessives du légat Pelage, qui n'avait pas su obtempérer aux offres de paix très favorables du Sultan Al¬ Khamil : « Roma, ben sapchatz/que vostra avols barata/e vostra foudatz/fetz perdre Damiata ». Ici, le « ben sapchatz » marque manifestement le parti pris de Figuiera pour l'Empereur, dont les partisans rejetaient par ce même argument les accusations de la Papauté qui tendaient à faire rejaillir la responsabilité de ce désastre sur Frédéric, à cause de son retard à partir pour la croisade.

3. Vers 36-42 : L'évocation de la croisade de Louis VIII contre le Languedoc, culminant dans la capitulation de Toulouse et le traité de Meaux, ainsi que l'instauration de l'Inquisition ; mais, aussi, marquée par la mort du jeune roi à Montpensier en Auvergne, le 9 septembre 1226 : « ab galiamen/de falsa perdonanssa/liuretz a tormen/lo barnatge de Franssa/lonh de paradis/e l bon rei Lois/Roma, avetz aucis/c'ab falsa predicanssa/lo traissetz de Paris ». La première partie de ce passage fait évidemment référence aux indulgences importantes accordées par la Papauté aux participants à la croisade, et aux souffrances qu'ils ont dû subir à cause de l'aprêté des combats - mais aussi, soit (thème religieux, voire déjà hétérodoxe), à l'enfer réel qu'ils auront vécu dès ce monde, au cours de la guerre (thématique cathare), soit à la perdition spirituelle et à la damnation qu'aura entraîné leur participation à cette guerre fratricide au nom du Christ (thématique évangélique radicale). Ce passage accumule également un maximum de charge ironique, car la formule « lonh de paradis » (loin de Paradis) qui peut avoir à nos oreilles un son curieusement moderne, renvoie à l'origine de la contrafacture avec un écho atroce du premier vers de l'original : Flors de Paradis, regina de bon aire...

4. Vers 44-45 : Le couplage « grecs e latis » (« grecs e latis/liuratz a carnalatge ») venant tout de suite après la référence aux Sarrazins (« Roma, abs sarrazis/faitz vos pauc de dampnatge ») fait aussi penser qu'il s'agirait d'une condamnation globale de la politique de la Papauté exprimée à travers les croisades (attitude également soulignée au Vers 68 : « Roma descordans »).

5. Vers 64-65 : Figueira revient sur ce thème à propos de Toulouse : « Roma, vers es plans/que trop etz angoissosa/dels perdons trafans/que fetz sobre Tolosa ». Une critique proprement religieuse apparaît à nouveau à propos des indulgences accordées pour la participation à l'écrasement du Languedoc.

6. Vers 76-77 : « E faitz gran desmesura ldel comte Raimon » : Evocation de l'excommunication et de la destitution de Raymond VI, à moins qu'il ne s'agisse plus contemporainement de Raymond VII, qui se défendit dans Toulouse jusqu'au 11 avril 1229.

7. Vers 78-79 : C'est encore plus probable pour les vers suivants : «Roma, Dieus L'aon/E.lh don poder e forsa al comte que ton/Los frances E. ls escorsa/e fa. n planca e pon/quan ab els se comorsa », ce qui veut dire, en principe, que le sort du dernier siège de Toulouse n'est pas encore joué au moment où Figuiera compose sa chanson.

8. Vers 85-86 : « En abans de gaire/venretz a mal port/si l'adreitz emperaire/mena adreich sa sort/ni fait so que deu faire,/Roma, eu dic ver,/quel vostre poder/veirem dechazer... » Figuiera rapporte désormais son espoir sur une confrontation directe entre Frédéric de Sicile et la Papauté. La référence au « port » (venretz a mal port) est peut être une allusion à la croisade que prépare, mais dans un style bien peu habituel, en ce moment même, l'empereur. En tout cas, Figuiera est parfaitement au courant de la situation en Italie.

9. Vers 148-151 : Evocation possible de la descente vengeresse de Pierre-Roger de Mirepoix avec d'autres membres de la garnison de Montségur contre le tribunal itinérant de l'Inquisition à Avignonet, au cours de laquelle les clercs furent massacrés et le crâne du premier Inquisiteur transformé en coupe à boire : « ben ancse/a hom auzit retraire/quel cap sem vos tem,/per que. l fatz soven raire,/per que aug e cre/qu'ops vos auria traire/Roma, del cervel ». Ici, Figuiera laisse libre cours à la haine anti-cléricale que n'ont fait qu'accentuer aussi bien l'Inquisition (la tonsure fait en principe référence aux moines de Cîteaux, mais aussi aux Dominicains) que les atrocités de la Croisade, toujours bien présentes à l'esprit comme le prouvent aussi les vers suivants.

10. Vers 154-155 : « Qu'a Bezers fezetz faire/mout estranh mazel », évocation du massacre sacrilège d'une partie importante de la population réfugiée dans la cathédrale lors de la prise de la ville en 1204. C'est peut-être pour cela que ce « mazel » (boucherie) est dit « estranh », car, pour le poète, il a entraîné un sentiment d'étrangeté, de basculement d'époque et de réalité.

Nous voyons que les références internes de la chanson correspondent assez étroitement avec l'encadrement chronologique et géopolitique que nous avons mis en place plus haut.

REFERENCES AU TROBAR ET A LA CORTEZIA

Nous avons déjà assez largement anticipé sur ce niveau d'analyse. Nous avons évoqué les échos formels de Guilhem de Peitieu, de Marcabru et de Raimbaut d'Aurenga, ce qui situe déjà notre Trobador, un peu paradoxalement, dans une certaine filiation (celle du trobar clus ou ric). Il faudrait ajouter des échos ou des références thématiques à des Trobadors plus contemporains - et disons, post-courtois - comme Bernard Sicart de Maruejols - ou Peire Cardenal. Les références à l’oeuvre de ce dernier, d'inspiration religieuse et morale, anti-cléricale, non-conformiste et radicale, sont évidentes. On reconnaît dans le « cel qu'es lutz/del mon e vera vida/e vera salutz », de la strophe XVI, comme un écho du chant, en l'occurrence marial, de Peire :

Vera Vergena Maria,

Vera vida, vera fes,

Vera vertatz, vera via,

Vera vertutz, vera res

[335, 70-1-41]

Mais les échos de cette oeuvre sont surtout thématiques. La fréquence de l'utilisation du terme de « cobeitatz » pour condamner l'implication matérielle de l'église dans le monde (3 fois), par exemple, nous rappelle fortement la « Fabla » de Cardenal : « Una cuitatz fo, no sai cals... ».

On peut également trouver, dans les Vers 9 et 10 déjà cités : « E pretz e merces/mor per vos e sosterra » un écho assez explicite de la seconde partie de la chanson de la Croisade (au moment du retour des comtes Raimond à Toulouse) : Per que Pretz e Paratges, que era sebelhitz, les vius e restauratz e sanatz e gueritz."

REFERENCES RELIGIEUSES (OU POLITICO-RELIGIEUSES)

Celles-ci, disons-le tout de suite, sont nombreuses et caractérisées. Nous constatons d'emblée une connaissance poussée et réfléchie des Ecritures, et notamment du Nouveau Testament, ainsi qu'un maniement subtil et averti des citations. L'auteur n'est nullement le jongleur, pilier de taverne grossier, que dépeint la vida. Il faut distinguer, en effet, à ce niveau de lecture, les citations directes et explicites, relevant d'une culture évangélique apparente, et les traits de pensée et de rhétorique, résultant d'une fréquentation approfondie, voire d'une méditation assidue, du texte néo-testamentaire.

 Lorsque Figuiera écrit: « Roma, de gran trasdossa/de mal vos cargatz », (vers 27-28) ou « tant voletz aver/del mon la senhoria » (vers 94-95), nous reconnaissons assez facilement les sources scriptuaires. De même aux vers 124-125 : « e.l vostre pastor son fals trichador » ou au vers 136 : « car voletz totz jorn/portar la borsa plena », ou deux vers plus loin (137-138) : « que tot vostre cor avetz en tresor ;/don cobeitatz vos mena/el fuoc que no mor » ou encore (vers 157-158) : « car avetz d'anhel ab simpla gardadura,/dedins lops rabatz ». Mais lorsque, au vers 6 et 7, nous lisons : « Roma, que es/caps de la dechansenssa/on dechai totz bes », pour y découvrir un trait de la mentalité religieuse de l'auteur, nous sommes obligés de situer notre analyse au niveau rhétorique. En effet, ces deux formules conjuguées représentent deux violentes antiphrases : « tête de la déchéance », « là où déchoit tout bien ».

Ce maniement violent de l'antiphrase est un trait caractéristique de la stylistique de la parole christique dans certains passages-clés de l'Evangile : « Je suis venu pour que ceux qui voient ne voient pas, pour que ceux qui sont aveugles, recouvrent la vue ». Nous pensons aussi aux paraboles à la structure vigoureusement paradoxale, telles que celle de « l'homme à l'esprit impur » (Matt 12-43). En poussant l'analyse plus loin, nous pouvons déjà y déceler peut-être la forme mentale correspondant à la tentation de la pensée hétérodoxe : Rome est tête - ou chef - de la déchéance, le lieu où déchoit tout bien, parce que c'est le lieu de la parodie ou du Reflet, création du Père du Mensonge, imitation usurpée et déchue dans la création mauvaise du royaume du Dieu Bon. C'est sans doute pour cela que toute vertu ne peut, dans une perspective dualiste, qu'y déchoir encore davantage. Sans aller plus loin dans ce sens pour l'instant, nous pouvons dire que les signes du radicalisme évangélique popularisant, proche de celui des Vaudois, abondent.

Ce sont ces « homes pecs » dont Figuiera reproche à l'église de Rome de « Rosetz la carn e l'ossa/e guidatz los secs/ab vos inz en la fossa » et dit ensuite, qu'elle leur « perdonatz/per deniers pechatz » - avec une insistance bien appuyée sur la formule évangélique pour désigner l'argent. C'est ce «foc d'abis », cette « via torta », ce «Dieus, qu'es verais pans/e quotidians », ces « pastor » qui sont « fals trichador », ce « fuoc que no mor », à nouveau, auquel mène la « cobeitatz », le fait d'avoir «tot vostre cor... en tresor », ce « malcor que portatz en la gola » (« C'est de l'abondance du coeur que la bouche parle », Matt. 12-34), avec les autres exemples que nous avons déjà fournis plus haut. Sans grande exagération, nous pourrions même aller jusqu'à affirmer que cet aspect important du poème se présente sous la forme d'un commentaire développé de quelques passages-clés de l'évangile de Matthieu.

Avant d'aller plus loin vers une éventuelle lecture hétérodoxe de certains autres passages, examinons-en un qui pourrait aussi bien comporter des références aux textes orthodoxes, qu'aux traditions gnostiques et hétérodoxes. II s'agit dans la cobla VIII, des vers 52-3, notam¬ment :

 « Qu'a salvacioun,/Roma, serratz la porta »

Cette formule condensée et chargée pourrait tout autant renvoyer à Matthieu 23-13 : « Malheur à vous, Scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux ; vous n'y entrez pas vous-mêmes, et vous n'y laissez point entrer ceux qui veulent entrer », qu'à Luc 11-52 : « Malheur à vous, Docteurs de la loi ! parce que vous avez enlevé la clé de la science ; vous n'êtes pas entrés vous-mêmes, et vous avez empêché d'entrer ceux qui le voulaient ».

Mais si nous nous tournons du côté de la tradition gnostique, nous trouvons un développement plus complet et plus explicite de ce thème. L'évangile de Thomas, retrouvée à Nag Hammadi en 1945, en porte témoignage, en tout cas. Rapprochons du vers en question le Logion 39:

 Les pharisiens et les scribes

Ont reçu les clefs de la connaissance

Et ils les ont cachées

Ils ne sont pas entrés à l'intérieur

Et ceux qui veulent entrer,

Ils les en empêchent...

On voit très bien dans ce passage comment le radicalisme anti-clérical peut, presque spontanément, s'entrecouper avec la tentation hétérodoxe, et comment celle-ci pouvait se présenter comme une résultante presque logique de la politique théocratique.

Existent-ils des niveaux du texte qui nous permettraient d’aller plus loin dans l’analyse ? De saisir, en quelque sorte, la pensée hétérodoxe, non pas à travers des déclarations explicites, pour des raisons évidentes bien trop dangereuses, mais à travers des traits mentaux, se traduisant par des tournures ou des formes rhétoriques caractéristiques, ou même à l’état de germe, ou de puissance non encore éclose ? Y décèle-t-on un rapport formel entre tropologie et hérésie ? Quant à moi, je le pense.

Il est un premier trait de la pensée que notre Trobador possède assez paradoxalement – nous l’avons dit déjà à propos des techniques prosodiques – en commun avec Raimbaut d’Aurenga. Ce trait, que nous trouvons d’un bout à l’autre de l’immense poème, est l’oppositiondichotomique Faux/Vrai, qui visiblement domine l’univers moral du poète, et dépasse de loin par ses occurrences (22), celles de l’opposition Bien/Mal, ou Bon/Mauvais. Ses vocables péjoratifs caractéristiques sont « fals, enjans, enganairitz, enganar, trafans ». Par opposition, le Dieu de Figuiera est « Lo vers Salvaire », « Lutz/del mon e vera vida e vera salutz », « verais pans ». Or les registres de l’Inquisition, aussi bien que le Livre des Deux Principes de Jean de Lugio, nous apprennent que, pour les Cathares, « le Dieu Bon n’est pas en puissance de mentir…», «… que ce n’est pas le vrai créateur qui a fait et organisé les choses visibles de ce monde… ». Et lorsqu’un anonyme est traduit devant le Saint Tribunal, pour se disculper de tout soupçon de catharisme, il ne trouve pas mieux à dire que de protester : « Je mange de la viande, je mens et je jure. Je suis un fidèle chrétien».

Il pourrait en être de même de la critique radicale de la Théorie des Deux Glaives et des autres doctrines théocratiques du droit canon de l’église de cette époque, que comportent les vers 50-60 : «Mas en qual quadern/trobats c’om deia aucire,/Roma, les crestians ?» . C’est déjà là opposer les écritures à la Tradition et/ou au Droit canon, ce qui est un trait caractéristique du fondamentalisme. Mais n’était-ce pas aussi déjà rejoindre la position cathare, qui voulait, sans considération historiciste relativisante, prendre à la lettre le premier article du Décalogue, et qui décrétait surtout blasphématoire de tuer au nom de Dieu, car : « Le Dieu bon, loin de tuer, donne la vie », comme le dira une autre déposition devant l’Inquisition, alors que le Prince de ce monde est « menteur et homicide ».

Deux ou trois autres traits potentiellement hétérogènes par rapport à l'orthodoxie peuvent nous frapper :

- Vers 17 : « Lo saint esperit/que receup carn humana », ne sent pas à première vue le Docétisme, mais à examiner de près cette phrase on peut soupçonner que le poète tient peut-être à se disculper avec trop d'insistance de la doctrine hétérodoxe (Docétiste) qui exclut le Christ de la chute dans la nature humaine en affirmant qu'il n'a fait que revêtir la chair, c'est-à-dire, prendre l'apparence d'un homme. Or le docétisme est un caractéristique de la Christologie cathare, comme d'ailleurs de celle de l'Islam.

- Vers 159-160 : On constate non seulement que la papauté est comparée au loup travesti en agneau des exhortations christiques, mais que dans sa réalité de pouvoir maléfique, relevant éventuellement du Principe Mauvais, Figueira va juste à la traiter de « Serpens coronatz/de vibr'engendratz », ce qui laisse supposer non seulement sa participation à l'oeuvre du Mauvais ou du Diable, mais que derrière celui-ci il y ait encore une Racine du Mal ou Père du Diable. Ainsi, on lit dans le Rituel cathare latin : « On a cru devoir dire : Notre Père qui êtes aux Cieux, pour le distinguer du Père du Diable qui est méchant et Père des Méchants » (ce qui renvoie, selon Nelli, à la traduction de Mani de Jean 8-44).

- Vers 160-161 : « Per que l diable us cura coma.ls siens privatz » laisse supposer que si la politique théocratique actuelle de l'église face aux Toulousains et à Frédéric de Sicile connaît tant de succès - puisqu'il est dit au vers 120: Roma, eu sui enics/car vostre poders monta - c'est parce que le Diable, qui relève du principe mauvais, Père du Mensonge, et qui gouverne ce monde, « prend soin d'elle/comme de ses intimes ». C'est là, à notre avis, un bon exemple de l'extrême bord du désespoir sur lequel a pu venir se greffer la pensée dualiste.

CONCLUSION

Nous avons tenté de rendre compte de quelques-unes des imprégnations courtoises, religieuses et politiques de ce Serventes brûlant, qui selon nous, malgré une relative occultation dans l'histoire littéraire, prend place parmi les grands exemples de la poésie politique de tous les temps. Nous avons tenté de le replacer dans son encadrement historique - chronologique, symbolique et évenementiel - et de démontrer les imbrications de ses références internes avec ce cadre géopolitique quelque peu inouï à cause des enjeux oubliés ou refoulés qu'il représente. Nous avons également tenté d'établir des rapports entre ses contenus courtois, puis religieux, et cette inscription historique claire et manifeste.

Il est tout aussi évident que ces positions religieuses, ces traits de mentalité spirituelle tendant vers le radicalisme évangélique, voire l'hétérodoxie dualiste, pouvaient et devaient trouver un écho favorable, un accueil et un encouragement auprès de la cour souabe dans un moment crucial de sa lutte tragique contre le Saint-Siège, et de son déploiement stratégique vers d'autres univers religieux et symboliques, d'autres courants d'échanges et d'autres cartes possibles. Mais ce fut aussi surtout peut-être leur étroite imbrication avec les sémantèmes et les thématiques de la cortezia occitane qui avait facilité ce transfert de Toulouse à Palerme effectué par le Trobador Guilhem Figueira, car le développement d'une poésie laïque en langue vulgaire, nous le savons, faisait partie des visées de la politique impériale, comme l'histoire littéraire, avec la reconnaissance de Dante lui-même, nous le démontre. Enfin nous pouvons nous demander s'il ne s'est pas agi là de la part de Figueira d'une sorte de malentendu historique, après tout.

Cela d'une part, parce qu'en Orient, le Hohenstaufen était finalement mieux disposé à s'entendre avec le rigoureux juridisme sunnite d'état des Ayoubides, même si les deux branches du Caire et d'Alep se disputaient l'héritage de Salah-al-Din, qu'avec ce qu'il y avait de restes des courants souterrains et hétérodoxes du chüsme Fatimide. En Occident, son anti-cléricalisme gibelin ne s'opposait si énergiquement à l'absolutisme et à la simonie croissants de la Papauté que pour mieux assurer la restauration de l'État Romain Impérial en sa propre personne. « Félix Asia » devait-il s'écrier dans une lettre à l'Empereur de Nicée, Vatatzès, que cite Kantorowitz : « O heureuse Asie ! O Fortunés souverains d'Orient qui ne craignent pas les armes de leurs sujets et ne redoutent pas les inventions des Prêtres »... Son averroïsme radical le rapprochait sans doute davantage des terribles excès du despotisme qui ont entâché les dernières années de son règne que des dénonciations, frisant le dualisme, du Prince de ce Monde qui caractérisent l'évangélisme radical, presque libertaire déjà, de Figueira…

>Lire en traduction et entendre chanter le 'Serventes contre Rome' de Guilhem Figuera (deux versions)

1. Nous savons que le seul fait d'avoir été auditeur de cette chanson était passible d'Inquisition... 2. Voir Martin de RIQUER, Los Trovadores, Planeta, Barcelone, voL. III, p. 1272. 3. Voir Ernst KANTOROWITZ, L'Empereur Frédéric //, Gallimard, Paris 1988 (p. 173-4). 4. Voir Jules COULET, Le Troubadour Guilhem Montanhagol, Toulouse, Privat, 1898. 5. Voir Ernst KANTOROWITZ, op. cit., pp. 170,175-76. 6. Voir Ernst KANTOROWITZ, op. cit., p. 174 et ss. 7. Voir Jules COULET, op. cit. 8. Voir Martin de RIQUER, op. cit., vol. III, p. 1272. 9. Voir désormais ma thèse : Patrick HUTCHINSON, Poétique des Trobadors, Aix-en-Provence, 1996. 10. Voir Patrick HUTCHINSON, op. cit., V. xxvi p. 609. 11. Ou, du moins, qu'il imagine telles. Voir, à ce propos aussi, E. Kantorowitz, op. cit. 12. Voir Martin de RIQUER, op. cit., vol. III, 320, p. 1515. 13: Chanson de la Croisade, Laisse 182, vers 76-77. 14. Voir René NELLI, Les Cathares, p. 174 et suite, Paris 1972 15. Voir aussi l'écrit de Frédéric II lui-même que cite Kantorowitz, op. cit., p. 555 : « Où nos prêtres ont¬-ils appris à manier les armes contre les chrétiens, à revêtir des armures à la place de leurs vêtements sacrés, à se servir de la lance au lieu de la crosse pastorale... quel concile universel et quel concile particulier ont proscrit une telle attitude? Quelle communauté d'hommes imprégnés de Dieu l'a ordonné... ? ». 16. Voir René NELLI, op. cit., pp. 125-126. 17. Cette idée est renforcée par le fait que Frédéric II, dans ses démêlés avec les communes de l'Italie du Nord (notamment Milan), s'est trouvé en violente opposition avec la partie hérétique. Figueira se méprend donc sur ses positions (au moins sur ce point) car l'empereur était plus éloigné des Milanais que ne l'était l'Eglise, en particulier grâce aux Franciscains, voir E. Kantorowitz, op. cit., p. 270 et ss. 18. En tout cas, proche de ce que sera, à peine plus tard, tout un courant européen hétérodoxe radical, qui va des fraticelli, franciscains spirituels en Italie et Provence, aux Amis du Libre Esprit des Pays-Bas.