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Patrick Hutchinson: A Béziers...

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A Béziers

Extrait de Crozada d’Uei 1 : L’Avilissement
Texte : Patrick Hutchinson (1971)
Mise-en-voix : Hugo Scott
Mise-en-Scène : Julien Guill
Sonorisation : Alexandre Flory
Lieu: Montaigut (81),Sept 2011

• Je ne suis jamais bien à mon aise
à Béziers d'autant plus
qu'il y a toujours quelque chose
d'ineffaçable comme
une puanteur de torture un cri
emmuré étouffé quelque chose d'imprononçable
qui suinte des jointures
de la pierre.

• même la poussière
y a un goût fade
de mets éventés et les jours
semblent toujours quelque part en sursis
traînent lents et lourds comme des remorques
de vendange des bennes trop lourdes
pleines à craquer
de la poisse des raisins
d’un moût trop sucré trop fade

• Mais ce que les comportes des siècles
charrient ce ne sont pas
des grappes de raisin
mais des grappes de corps d'amour meurtris

• A chaque fois que
j’y suis de passage
il y a comme un frisson
qui me parcourt à la vue
de la cathédrale nouvelle

sur son rocher tarpéien avec la collégiale lugubre
et ses couvents convertis en
prison et palais de justice et non pas
tombés en désuétude
(avec au loin les nouveaux miradors !)

• à Béziers on est bien près
d’être déjà au coeur des ténèbres

• je sens à nouveau
les mains moites fétides anxieuses
des inquisiteurs peser sur mes bras
mon front mon cou
je hume à nouveau les parfums
douceâtres insipides
de la haine de soi et du viol rentré
d'un ordre de nuit
aux veines gonflées d'abstractions
et de cauchemars
qui m'aboient affreusement à la face
des paroles de douceur et de mansuétude

• je ne suis jamais à mon aise
de passage à Béziers son silence sa solitude
sont trop pesants il y a quelque chose
d'in­expié de noir
de plus qu'obscène
à en innocenter l'obscénité l'impudeur mêmes
tout y est comme souillé
d'une tâche d'une souillure plus profondes
que le péché jusqu’à en rendre inoffensives
les simagrées les presque saines
distractions du satanisme
quelque chose de noir de froid d'une froidure
impossible à pardonner qui attente
qui brise qui dévie qui pollue
la vie à la source même

• on a beau pouvoir y contempler
de hauts murs des pierres vénérables
au fond de la nef de la cathédrale nouvelle
une pietà rhétorique des autels baroques
(et l'Erreur au sceptre brisé
a beau devoir de siècle en siècle
les yeux bandés continuer à baisser la tête
sur la façade que l'on vient de restaurer )

• à Béziers on est bien près
déjà d’être au coeur des ténèbres
 il y a là-bas
ce à côté de quoi l'on ne saurait passer
comme l'on feuillette un vieil album
de photos de famille
après un bon repas
une horreur une monstruosité
aux dimensions nouvelles et inédites
qui sont déjà celles
des camps de ce siècle

• à Béziers on est bien près
d’être déjà au coeur des ténèbres
une voix un cri sourd
planent encore
d'interminables cris des milliers de voix
étouffées emmurées quelque chose
d'imprescriptible d'ineffaçable
de seul impardonnable
comme un avilissement
qui n'en finit pas
de suinter de la pierre

•le poids les mains moites
des idéologues des hommes d'ordre
des castrats d'appareil
tels des chenilles processionnaires
ou le phylloxéra à venir
une sueur rance de scolastique
s’appropriant la parole la plus libre
pour tuer dans l'oeuf l'esprit flétrir à jamais
la liberté

• Maintenant je m'en souviens
à Béziers quelque chose d'inexpié
de seul impardonnable
dépassant l'épouvante même

• à Béziers on est bien près
d’être déjà au coeur des ténèbres

• et pourtant de là-haut
sur le rocher de la profanation
qu'on appelle maintenant « Plan des Bonshommes »
l'arrière-pays possède encore
cette beauté chaste
inviolable
d'une Antigone
qu'on traînerait au bûcher
le seul élan frémissant arc-bouté
de l'amour force du fond des cachots
beauté du refus
la libre partition d'aimer
que trament les causses à l'heure éperdue
où une strophe d'étourneaux
traverse la monodie

• et je pense
à Tian’anmen à Sarajevo à Srebrenica
à Cape town à Kigali
à Auschwitz à Treblinka
à tant et tant d'autres
places bûchers fosses communes
milliers de voix étouffées cris inentendus
cœurs-corps d’amour violés profanés meurtris
appuyé là-haut contre le parapet
quelque chose à côté duquel
l'on ne saurait passer
(comme l’on feuillette un vieil album
de photos après un bon repas de famille)

• à Béziers on est bien près
d’être déjà au coeur des ténèbres

• je ne suis jamais bien à mon aise
de passage à Béziers