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Lettres à un gentilhomme russe sur l'Inquisition espagnole (1815), par le comte Joseph de Maistre (1753-1821).
Joseph de Maistre
Lettre première.
Monsieur le Comte,
J'ai eu le plaisir de vous intéresser, et même de vous étonner, en vous parlant de l'Inquisition. Cette fameuse institution ayant été entre vous et moi le sujet de plusieurs conversations, vous avez désiré que l'écriture fixât pour votre usage, et mît dans l'ordre convenable, les différentes réflexions que je vous ai présentées sur ce sujet. Je m'empresse de satisfaire votre désir, et je saisirai cette occasion pour recueillir et mettre sous vos yeux un certain nombre d'autorités qui ne pouvaient vous être citées dans une simple conversation. Je commence, sans autre préface, par l'histoire du tribunal.
Il me souvient de vous avoir dit en général que le monument le plus honorable pour l'Inquisition était précisément le rapport officiel en vertu duquel ce tribunal fut supprimé, en l'année 1812, par ces Cortès, de philosophique mémoire, qui, dans l'exercice passager de leur puissance absolue, n'ont su contenter qu'eux-mêmes (1).
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(1) Informe sobre el Tribunal de la Inquisiciòn con el proyecto de decreto acerca de los tribunales protectores de la religiòn, presentado a las Cortes generales y extraordinarias por la comisiòn de constituciòn: mandado imprimir de orden de S.M. (ceci n'est pas clair.) Cadix, 1812.
Si vous considérez l'esprit de cette assemblée, et en particulier celui du comité qui porta la parole, vous conviendrez que tout aveu favorable à l'Inquisition, et parti de cette autorité, ne souffre pas de réplique raisonnable.
Quelques incrédules modernes, échos des Protestants, veulent que saint Dominique ait été l'auteur de l'Inquisition, et ils n'ont pas manqué de déclamer contre lui d'une manière furieuse. Le fait est cependant que saint Dominique n'a jamais exercé aucun acte d'inquisiteur, et que l'Inquisition, dont l'origine remonte au concile de Vérone, tenu en 1184 (1), ne fut confiée aux Dominicains qu'en 1233, c'est-à-dire douze ans après la mort de saint Dominique.
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(1) Fleury, Histoire ecclésiastique, Livre LXXIII, no LIV.
L'hérésie des Manichéens, plus connus dans nos temps modernes sous le nom d'Albigeois, menaçant également dans le douzième siècle l'Église et l'état, on envoya des commissaires ecclésiastiques pour rechercher les coupables; ils s'appelèrent de là inquisiteurs. Innocent III approuva l'institution en 1204. Les Dominicains agissaient d'abord comme délégués du pape et de ses légats. L'Inquisition n'étant pour eux qu'une appendice de la prédication, ils tirèrent de leur fonction principale le nom de Frères-Prêcheurs, qui leur est resté. Comme toutes les institutions destinées à produire de grands effets, l'Inquisition ne commença point par être ce qu'elle devint. Toutes ces sortes d'institutions s'établissent on ne sait comment. Appelées par les circonstances, l'opinion les approuve d'abord; ensuite l'autorité, qui sent le parti qu'elle peut en tirer, les sanctionne et leur donne une forme (1). C'est ce qui fait qu'il n'est pas aisé d'assigner l'époque fixe de l'Inquisition, qui eut de faibles commencements, et s'avanca ensuite graduellement vers ses justes dimensions, comme tout ce qui doit durer; mais ce qu'on peut affirmer avec une pleine assurance, c'est que l'Inquisition proprement dite ne fut établie légalement qu'en vertu de la bulle Ille humani generis, de Grégoire IX, adressée au provincial de Toulouse, le 24 avril de l'année susdite 1233. Du reste, il est parfaitement prouvé que les premiers inquisiteurs, et saint Dominique surtout, n'opposèrent jamais à l'hérésie d'autres armes que la prière, la patience et l'instruction. (2)
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(1) C'est ainsi, par exemple, que s'établirent les académies des sciences de Paris et de Londres. Celles qui ont commencé par des édits ne sont pas à beaucoup près aussi légitimes, et n'ont jamais présagé les mêmes succès.
(2) No opuseron (los inquisitores) a los herejes otras armas que la oraciòn, la paciencia, y la instructiòn; entro ellos, S. Domingo, come lo asseguran los Bolandos, y los padres Echard y Touron. (Vie de Saint Dominique, pag. 20) Voyez l'Encyclopédie méthodique, article Dominicains et article Inquisiteurs, traduits ici mot à mot par le rapporteur du comité, et le Dictionnaire historique de Feller, article saint Dominique, etc., etc. Il paraît que le rapporteur se trompe ici en plaçant saint Dominique au nombre des inquisiteurs. Mais suivant ses aveux mêmes, peu importe.
Vous voudrez bien, monsieur, observer ici, en passant, qu'il ne faut jamais confondre le caractère, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, le génie primitif d'une institution quelconque, avec les variations que les besoins ou les passions des hommes la forcent à subir dans la suite des temps. L'inquisition est, de sa nature, bonne, douce et conservatrice: c'est le caractère universel et ineffaçable de toute institution ecclésiastique: vous le voyez à Rome et vous le verrez partout où l'Église commandera. Mais si la puissance civile, adoptant cette institution, juge à propos, pour sa propre sûreté, de la rendre plus sévère, l'Église n'en répond plus.
Vers la fin du quinzième siècle, le Judaïsme avait jeté de si profondes racines en Espagne, qu'il menaçait de suffoquer entièrement la plante nationale. Les richesses des judaïsants, leur influence, leurs alliances avec les familles les plus illustres de la monarchie, les rendaient infiniment redoutables: c'était véritablement une nation renfermée dans une autre. (1)
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(1) Por la riqueza y el poder, que gozaban, y por sus enlaces con las familias mas ilustres y distinguidas de la monarquìa era verdadamente un pueblo incluido in otro pueblo, etc. Ibid. pag. 33.
Le Mahométisme augmentait prodigieusement le danger; l'arbre avait été renversé en Espagne, mais les racines vivaient. Il s'agissait de savoir s'il y aurait encore une nation espagnole; si le Judaïsme et l'Islamisme se partageraient ces riches provinces; si la superstition, le despotisme et la barbarie remporteraient encore cette épouvantable victoire sur le genre humain. Les Juifs étaient à peu près maîtres de l'Espagne; la haine réciproque était portée à l'excès; les Cortès demandèrent contre eux des mesures sévères. En 1391, ils se soulevèrent, et l'on en fit un grand carnage. Le danger croissant tous les jours, Ferdinand-le-catholique n'imagina, pour sauver l'Espagne, rien de mieux que l'Inquisition. Isabelle y répugna d'abord, mais enfin son époux l'emporta, et Sixte IV expédia les bulles d'institution, en l'année 1478. (Ibid. pag. 27.)
Permettez, monsieur, qu'avant d'aller plus loin, je présente à vos réflexions une observation importante: Jamais les grands maux politiques, jamais surtout les attaques violentes portées contre le corps de l'état, ne peuvent être prévenues ou repoussées que par des moyens pareillement violents. Ceci est au rang des axiomes politiques les plus incontestables. Dans tous les dangers imaginables, tout se réduit à la formule romaine: Videant consules, ne respublica detrimentum capiat (1). Quand aux moyens, le meilleur (tout crime excepté) est celui qui réussit. Si vous pensez aux sévérités de Torquemada, sans songer à tout ce qu'elles prévinrent, vous cessez de raisonner.
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(1) C'est-à-dire, que les consuls veillent à la sûreté de l'état. Cette formule terrible les investissait sur-le-champ d'un pouvoir sans bornes.
Rappelons-nous donc sans cesse cette vérité fondamentale: Que l'Inquisition fut, dans son principe, une institution demandée et établie par les rois d'Espagne, dans des circonstances difficiles et extraordinaires (1). Le comité des Cortès l'avoue expressément; il se borne à dire que les circonstances ayant changées, l'Inquisition est devenue inutile (2).
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(1) Hallandose in circumstancias tan dificiles y extraordinarias. Rapport, pag. 37.
(2) Mas no existiendo estas causas, en los tiempos presentes, etc. Ibid. Donc ces causes existaient anciennement, et justifièrent l'institution.
On s'étonne de voir les inquisiteurs accabler de questions un accusé, pour savoir s'il y avait dans sa généalogie quelque goutte de sang juif ou mahométan. Qu'importe? ne manquera pas de dire la légèreté, qu'importe de savoir quel était l'aïeul ou le bisaïeul d'un accusé? - Il importait beaucoup alors, parce que ces deux races proscrites, ayant encore une foule de liaisons de parenté dans l'état, devaient nécessairement trembler ou faire trembler (1).
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(1) Porque sus enlaces con familias judias o moriscas les hacen suspechosas, habiendo sida instituida principalmente la Inquisicion contra la herejìa llamada del Judaismo. Ibid, pag. 67. Il fallait ajouter, d'après le rapport même, et contre le mahométisme. J'observe d'ailleurs, avec la permission du comité, que l'expression, l'hérésie appelée du Judaïsme, est fausse jusqu'au ridicule.
Il fallait donc effrayer l'imagination, en montrant sans cesse l'anathème attaché au seul soupçon de Judaïsme et de Mahométisme. C'est une grande erreur de croire que, pour se défaire d'un ennemi puissant, il suffit de l'arrêter: on n'a rien fait si on ne l'oblige de reculer.
Si l'on excepte un très petit nombre d'hommes instruits, il ne vous arrivera guère de parler de l'Inquisition, sans rencontrer, dans chaque tête, trois erreurs capitales plantées et comme rivées dans les esprits, au point qu'elles cèdent à peine aux démonstrations les plus évidentes.
On croit que l'Inquisition est un tribunal purement ecclésiastique: cela est faux. On croit que les ecclésiastiques qui siègent dans ce tribunal condamnent certains accusés à la peine de mort: cela est faux. On croit qu'il les condamne pour de simples opinions: cela est faux.
Le tribunal de l'Inquisition est purement royal: c'est le roi qui désigne l'inquisiteur général, et celui-ci nomme à son tour les inquisiteurs particuliers, avec l'agrément du roi. Le règlement constitutif de ce tribunal fut publié, en l'année 1484, par le cardinal Torquemada, de concert avec le roi (1).
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(1) De amerdo con el rey. Ibid. pag. 32.
Les inquisiteurs inférieurs ne pouvaient rien faire sans l'approbation du grand inquisiteur, ni celui-ci sans le concours du conseil suprême. Ce conseil n'est point établi par une bulle du pape, de manière que la charge d'inquisiteur général venant à vaquer, les membres du tribunal procèdent seuls, non comme juges ecclésiastiques, mais comme juges royaux (1).
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(1) Ibid. pag. 34, 35.
L'inquisiteur, en vertu des bulles du souverain pontife, et le roi, en vertu de sa prérogative royale, constituent l'autorité qui règle et a constamment réglé les tribunaux de l'Inquisition; tribunaux qui sont tout à la fois ecclésiastiques et royaux, en sorte que si l'un ou l'autre de ces pouvoirs venait à se retirer, l'action du tribunal se trouverait nécessairement suspendue (1).
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(1) El inquisitor, en virtud de las bulas de S.S., y el rey en razòn de las que le competen por el poder real, constituyen la autoridad que arregla y ha arreglado los tribunales de la Inquisiciòn; tribunales, que a un mismo tiempo son eclesiàsticos y reales: cualquer poder de los que no concurra interrumpe necesariamente el curso de su expediciòn. (Ibid. pag. 36.)
Il plaît au comité de nous présenter ces deux pouvoirs en équilibre dans les tribunaux de l'Inquisition; mais vous sentez bien, monsieur, que personne ne peut être la dupe de ce prétendu équilibre: l'Inquisition est un instrument purement royal; il est tout entier dans la main du roi, et jamais il ne peut nuire que par la faute des ministres du prince. Si la procédure n'est pas régulière, si les preuves ne sont pas claires, les conseillers du roi, toutes les fois qu'il s'agit de peines capitales, peuvent d'un seul mot anéantir la procédure. La religion et les prêtres cessent d'êtres pour quelque chose dans cette affaire. Si quelque accusé était malheureusement puni sans être coupable, ce serait la faute du roi d'Espagne, dont les lois auraient ordonné injustement la peine, ou celle de ses grands magistrats, qui l'auraient injustement infligée, comme vous le verrez tout à l'heure.
Observez, monsieur, que, parmi les innombrables déclamations publiées dans le dernier siècle contre l'Inquisition, vous ne trouverez pas un mot sur ce caractère distinctif du tribunal, qui valait bien cependant la peine d'être remarqué. Voltaire nous a peint en cent endroits de ses oeuvres:
. . . . . . . . . . Ce sanglant tribunal,
Ce monument affreux du pouvoir monacal,
Que l'Espagne a reçu, mais qu'elle-même abhorre:
Qui venge les autels, mais qui les déshonore;
Qui, tout couvert de sang, de flammes entouré
Égorge les mortels avec un fer sacré (1).
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(1) Avec un fer sacré, appartient à Molière, comme tout le monde sait. (Tartufe, acte Ier, scène VI.) Entre comédiens tout est commun.
Le tribunal peint sous ces couleurs est cependant un tribunal appartenant à une nation pleine de sagesse et d'élévation; un tribunal purement royal, composé de ce qu'il y a de plus savant et de plus distingué dans l'ordre du clergé; jugeant des crimes réels en vertu des lois préexistantes et publiques; jugeant avec une sagesse peut-être unique, et jamais à mort. Quel nom donner au poète effronté qui s'est permis de le travestir d'une manière aussi infâme? mais l'auteur de Jeanne d'Arc avait ses raisons pour détester une autorité qui aurait bien su empêcher ce forcené de corrompre ou de perdre l'Espagne, s'il y était né.
Ces coupables inepties excitent, chez les sages, le rire inextinguible d'Homère, mais la foule s'y laisse prendre, et l'on en vient insensiblement à regarder l'Inquisition comme un club de moines stupides et féroces, qui font rôtir des hommes pour se divertir. L'erreur gagne même des gens sensés, et des ouvrages consacrés en général à la défense des bons principes, au point que, dans le journal de l'empire, nous avons pu lire, il n'y a pas longtemps, cet étrange passage: Il est vrai, quoi qu'on en ait dit, que les inquisiteurs avaient conservé, jusqu'en 1783, l'habitude un peu sévère, de brûler solennellement les gens qui ne croyaient qu'en Dieu: c'était là leur tic, mais hormis ce point, ils étaient de fort bonne composition (1).
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(1) Journal de l'Empire, 19 avril 1809.
Certes, l'auteur de cet article a fort peu songé à ce qu'il écrivait. Quel est donc le tribunal de l'univers qui n'ait jamais condamné à mort? Et quel crime commet le tribunal civil qui envoie à la mort un accusé, en vertu d'une loi de l'état statuant cette peine pour un délit donc cet accusé est convaincu? Et dans quelle loi espagnole a-t-on lu que les déistes seront punis de mort? Il serait difficile d'en imposer davantage à la crédulité d'un lecteur inattentif.
Parmi les innombrables erreurs que le dix-huitième siècle a propagées et enracinées dans les esprits, avec un déplorable succès, aucune, je vous l'avoue, ne m'a jamais surpris autant que celle qui a supposé, soutenu, et fait croire enfin à l'ignorante multitude que des prêtres pouvaient condamner un homme à mort. Il est permis d'ignorer la religion de Fo, de Bouddha, de Somonocondom (1); mais quel européen a le droit d'ignorer le Christianisme universel? Quel oeil n'a pas contemplé ce lustre immense, suspendu depuis plus de dix-huit siècles entre le ciel et la terre? À quelle oreille n'est jamais arrivée l'axiome éternel de cette religion, L'ÉGLISE ABHORRE LE SANG! Qui ne sait qu'il est défendu au prêtre d'être chirurgien, de peur que sa main consacrée ne verse le sang de l'homme, même pour le guérir? Qui ne sait que dans les pays d'obédience, le prêtre est dispensé de déposer comme témoin dans les procédures de mort et que, dans les pays où l'on a cru devoir lui refuser cette condescendance, on lui donne acte au moins de la protestation qu'il fait, de ne déposer que pour obéir à justice et de ne demander que miséricorde. Jamais le prêtre n'éleva d'échafaud; il y monte seulement comme martyr ou consolateur: il ne prêche que miséricorde et clémence; et, sur tous les points du globe, il n'a versé d'autre sang que le sien.
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(1) Et même encore celui qui entreprendrait de les diffamer serait-il obligé de les connaître.
« L'Église, cette chaste épouse du Fils de Dieu, qui, à l'imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les autres, mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour le meurtre une horreur toute particulière et proportionnée aux lumières particulières que Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes, non seulement comme hommes, mais comme images du Dieu qu'elle adore. Elle a pour chacun d'eux un saint respect qui les lui rend tous vénérables, comme rachetés d'un prix infini, pour être faits les temples du Dieu vivant; et ainsi, elle croit que la mort d'un homme que l'on tue sans l'ordre de son Dieu n'est pas seulement un homicide, mais un sacrilège, qui la prive de l'un de ses membres, puisque, soit qu'il soit fidèle, soit qu'il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou comme étant l'un de ses enfants, ou comme étant capable de l'être...
« Tout le monde sait qu'il n'est jamais permis aux particuliers de demander la mort de personne, de sorte qu'il a fallu établir des personnes publiques qui la demandent de la part du roi, ou plutôt de la part de Dieu; et c'est pourquoi, afin d'y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance divine d'ôter la vie aux hommes, les magistrats n'ont la liberté de juger que selon les dépositions des témoins... en suite desquelles ils ne peuvent en conscience prononcer que selon les lois, ni juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Alors, si l'ordre de Dieu les oblige d'abandonner au supplice les corps de ces misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes criminelles... Tout cela est bien pur et bien innocent, et néanmoins l'Église abhorre tellement le sang, qu'elle juge encore incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à un arrêt de mort, quoiqu'accompagné de toutes ces circonstances si religieuses (1). »
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(1) Pascal, XIVe Let. prov. - Erat quod tollere velles.
Voilà, je crois, monsieur le Comte, une assez belle théorie; mais voulez-vous de plus connaître, par l'expérience, le véritable esprit sacerdotal sur ce point essentiel? Étudiez-le donc dans les pays où le prêtre a tenu le sceptre ou le tient encore. Des circonstances extraordinaires avaient établi en Allemagne une foule de souverainetés ecclésiastiques. Pour les juger sous le rapport de la justice et de la douceur, il suffirait de rappeler le vieux proverbe allemand: Il est bon de vivre sous la crosse (1). Les proverbes, qui sont le fruit de l'expérience des peuples, ne trompent jamais. J'en appelle donc à ce témoignage, soutenu d'ailleurs par celui de tous les hommes qui ont un jugement et une mémoire. Jamais, dans ces pacifiques gouvernements, il n'était question de persécutions, ni de jugements capitaux contre les ennemis spirituels de la puissance qui régnait.
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(1) Unterm Krummstabe is gut wohnen.
Mais que dirons-nous de Rome, monsieur le Comte? Assurément, c'est dans le gouvernement des pontifes que le véritable esprit des sacerdoces doit se montrer de la manière la moins équivoque. Or, c'est une vérité universellement connue, que jamais on n'a reproché à ce gouvernement que la douceur. Nulle part on ne trouvera un régime plus paternel, une justice plus également distribuée, un système d'impositions à la fois plus humain et plus savant, une tolérance plus parfaite. Rome est peut-être le seul lieu de l'Europe où le Juif ne soit ni maltraité, ni humilié. À coup sûr du moins c'est celui où il est le plus heureux, puisqu'une autre phrase proverbiale appela de tout temps Rome, le paradis des Juifs.
Ouvrez l'histoire: quelle souveraineté a moins sévi que celle de Rome contre les délits anti-religieux de toute espèce? Même dans le temps que nous appelons d'ignorance et de fanatisme, jamais cet esprit n'a varié. Permettez-moi de vous citer seulement Clément IV, grondant, au pied de la lettre, le roi de France (qui était cependant saint Louis) sur les lois trop sévères, au jugement du pontife, que ce grand prince avait portées contre les blasphémateurs (1), le priant instamment, dans sa bulle du 12 juillet 1268, de vouloir bien adoucir ces lois; et disant encore au roi de Navarre, dans une bulle du même jour: Il n'est pas du tout convenable d'imiter notre très cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi des Français, au sujet des lois trop rigoureuses qu'il a publiées contre ces sortes de crimes (2).
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(1) Voyez du Cange, dans ses notes sur Joinville. Collection des Mémoires concernant l'Histoire de France, tome II, pag. 258, note 3e. - Saint Louis avait ordonné que les blasphémateurs auraient la langue percée, même, si je ne me trompe, avec un fer rouge. Certainement cette peine était terrible. Il est bon d'observer cependant que chez des nations modernes et très sagement gouvernées, le blasphème bien caractérisé est puni de mort.
(2) Sed fatemur quod in poenis hujusmodi tam acerbis... charissimum in Christo filium nostrum regem Francorum illustrem non decent imitari. (Bulle du même jour. Ibid. pag. 259.)
Voltaire, dans ces moments où le sens exquis dont il était doué n'était pas offusqué par la fièvre anti-religieuse, a rendu plus d'un témoignage honorable au gouvernement des pontifes. Je veux vous en citer un très remarquable. Il est cité du poème de la loi naturelle, où l'on n'irait point le chercher sans être averti.
Marc-Aurèle et Trajan mêlaient au champ de Mars
Le bonnet du pontife au bandeau des Césars.
L'univers reposant sous leur heureux génie,
Des guerres de l'école ignorait la manie;
Ces grands législateurs, d'un saint zèle animés,
Ne combattirent point pour leurs poulets sacrés.
Rome encore aujourd'hui, observant ces maximes,
Joint le trône à l'autel par des noeuds légitimes,
Ses citoyens en paix, sagement gouvernés,
Ne sont plus conquérants et sont plus fortunés (1).
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(1) Voyez le poème de la Religion naturelle, IVe partie. - C'est, au reste, un spectacle assez curieux que celui de Voltaire, si raisonnable et si juste dans tout ce qu'il dit ici sur le gouvernement de Rome moderne, perdre tout à fait la raison dans les vers qui précèdent. Comment et avec qui les Romains se seraient-ils battus pour leurs poulets sacrés? Quelque nation venait-elle à main armée prendre ou tuer ces poulets? Si quelque Dieu nouveau se présentait à Rome, il entrait, avec la permission du sénat, comme un saint nouvellement canonisé (je demande pardon de la comparaison) entre dans nos églises. Cela ne peut s'appeler tolérance; mais pour peu qu'on se fût avisé de toucher aux bases de la religion nationale, Voltaire avait pu voir dans l'histoire des Bacchanales, si bien racontée dans Tite-Live (XXXIX, 9 seqq.), comment on aurait été traité. Dès que le Christianisme parut, ces grands législateurs le persécutèrent avec une férocité inouïe. On a même remarqué fort à propos que des monstres tels que Tibère, Caligula, Commode, etc., laissèrent la nouvelle religion tranquille: tandis que le philosophe Trajan, le philosophe Antonin, le philosophe Marc-Aurèle, le philosophe Julien, furent tous persécuteurs. (Feller, Dictionnaire historique, article Marc-Aurèle.) Il est donc très vrai que les souverains pontifes chrétiens ne furent jamais persécuteurs; mais Voltaire a grand tort de les comparer aux souverains pontifes païens Marc-Aurèle et Trajan (car ils le furent l'un et l'autre). Les éternels louangeurs de la tolérance romaine devraient bien se rappeler un seul passage au moins de ce même Tite-Live que je viens de citer. Les édiles sont chargés de veiller à ce qu'aucun dieu ne soit reçu à Rome, s'il n'est romain et adoré à la romaine. (IV, 30.)
Or, je vous le demande, monsieur, comment serait-il possible qu'un caractère général d'une telle évidence se démentît sur un seul point du globe? Doux, tolérant, charitable, consolateur dans tous les pays du monde, par quelle magie sévirait-il en Espagne, au milieu d'une nation éminemment noble et généreuse? Ceci est de la plus haute importance; dans l'examen de toutes les questions possibles, il n'y a rien de si essentiel que d'éviter la confusion des idées. Séparons donc et distinguons bien exactement, lorsque nous raisonnons sur l'Inquisition, la part du gouvernement de celle de l'Église. Tout ce que le tribunal montre de sévère et d'effrayant, et la peine de mort, surtout, appartient au gouvernement; c'est son affaire, c'est à lui, et c'est à lui seul qu'il faut en demander compte. Toute la clémence, au contraire, qui joue un si grand rôle dans le tribunal de l'Inquisition, est l'action de l'Église qui ne se mêle de supplices que pour les supprimer ou les adoucir. Ce caractère indélébile n'a jamais varié; aujourd'hui ce n'est plus une erreur, c'est un crime de soutenir, d'imaginer seulement que des prêtres puissent prononcer des jugements de mort.
Il y a dans l'histoire de France un grand fait qui n'est pas assez observé: c'est celui des Templiers. Ces infortunés, coupables ou non (ce n'est point de quoi il s'agit ici), demandèrent expressément d'être jugés par le tribunal de l'Inquisition; car ils savaient bien, disent les historiens, que s'ils obtenaient de tels juges, ils ne pouvaient plus être condamnés à mort.
Mais le roi de France, qui avait pris son parti et qui sentit l'inévitable conséquence de ce recours des Templiers, s'enferma seul avec son conseil d'état, et les condamna brusquement à mort. C'est ce qui n'est pas connu, ce me semble, assez généralement.
Dans le principe même, et lorsqu'on avait besoin de la plus grande sévérité, les Inquisiteurs ne prononçaient pas en Espagne de peine plus sévère que celle de la confiscation des biens, et même elle était remise à tout coupable qui abjurait ses erreurs dans le terme appelé de grâce. (Rapport, pag. 33.)
On ne voit pas précisément, dans le rapport que je cite, à quelle époque le tribunal de l'Inquisition commença à prononcer la peine de mort; mais peu nous importe: il nous suffit de savoir, ce qui est incontestable, qu'il ne put acquérir ce droit qu'en devenant royal, et que tout jugement de mort demeure par sa nature étranger au sacerdoce.
De nos jours, il ne reste plus d'incertitude sur ce point. On sait que, pour toute sentence importante (1), et même pour la simple prise de corps, rien ne se fait sans l'avis du conseil suprême, ce qui suppose déjà toute la prudence et toute la circonspection imaginables; mais, enfin, si l'accusé est déclaré hérétique, le tribunal, après avoir prononcé la confiscation des biens, le remet, pour la peine légale, au bras séculier, c'est-à-dire, au conseil de Castille, qu'il suffit de nommer, car il n'y a rien de plus sage, de plus savant, de plus impartial dans l'univers. Que si les preuves ne sont pas évidentes, ou si les coupables ne sont pas obstinés, on les oblige seulement à une abjuration, qui se fait dans l'église avec des cérémonies prescrites. Il en résulte à la vérité un certain déshonneur pour la famille et une incapacité à l'égard des coupables pour l'exercice des emplois (ib. p. 65); mais je suis parfaitement sûr que ces dernières dispositions ne sont qu'un détour dont la clémence se sert pour sauver les plus grands coupables. Certains faits qui sont parvenus à ma connaissance, et surtout le caractère du tribunal, ne me laissent aucun doute à cet égard.
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(1) De Entitad. Ibid. pag. 64.
Le tribunal de l'Inquisition est composé d'un chef suprême, nommé grand inquisiteur, qui est toujours archevêque ou évêque; de huit conseillers ecclésiastiques, dont six sont toujours séculiers, et de deux réguliers, dont l'un est toujours Dominicain, en vertu d'un privilège accordé par le roi Philippe III. Le second appartient, à tour de rôle, aux autres ordres réguliers, suivant une disposition de Charles III. Le plus jeune des conseillers-clercs remplit les fonctions du fisc, et, dans certains cas, dont je n'ai pas une connaissance exacte, on y appelle deux conseillers de Castille. Je présume cependant qu'ils sont convoqués toutes les fois qu'il s'agit de peines capitales (1). Ce simple exposé fait disparaître, comme vous voyez, les deux fantômes de Voltaire et de tant d'autres imaginations: le pouvoir monacal et les sanglant tribunal. Deux religieux sur onze ou treize juges ne signifient rien du tout; et quant à ces pauvres Dominicains, sur qui nos préjugés versaient tout l'odieux de l'Inquisition, nous voilà encore forcés de leur faire grâce.
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(1) La Inquisiciòn sin màscara, o disertaciòn en que se prueba hasta la evidencia los vicios de este tribunal, y la necessitad de que se suprima. Por Matanaël Jomtob. (Anagramme à ce qu'il paraît.) Cadiz. Niel. 1811, in-8o. Je ne cite, autant que je le puis, que des ouvrages contraires à l'Inquisition, pour être sûr de ne pas me tromper dans tout ce qui leur échappe de favorable à ce tribunal.
Que si l'on considère l'ensemble du tribunal, il serait difficile d'en imaginer un dont la composition se trouvât plus propre à effacer jusqu'au moindre soupçon de cruauté, et même, j'ose le dire, de simple sévérité. Tout homme qui connaît l'esprit du sacerdoce catholique sera convaincu, avant tout examen, que la miséricorde doit nécessairement tenir le sceptre au sein d'un tel tribunal.
Ce que je dois vous faire observer surtout, monsieur le Comte, c'est qu'indépendamment des présomptions favorables qui naissent de la composition seule du tribunal, il suppose de plus une infinité de douceurs particulières que la pratique seule fait connaître et qui tournent toutes au profit de l'accusé.
Sans m'appesantir davantage sur ce sujet, je vais mettre sous vos yeux une sentence de l'Inquisition du genre le plus sévère, celle qui, sans ordonner (ce qui n'est pas possible), entraîne cependant la mort, lorsqu'il s'agit d'un crime que la loi frappe du dernier supplice.
« Nous avons déclaré et déclarons l'accusé N. N. convaincu d'être hérétique-apostat (1), fauteur et receleur d'hérétiques, faux et simulé confessant (2), et impénitent relaps; par lesquels crimes il a encouru les peines de l'excommunication majeure et de la confiscation de tous ses biens au profit de la chambre royale et du fisc de sa majesté (3). Déclarons de plus que l'accusé doit être abandonné, ainsi que nous l'abandonnons, à la justice et au bras séculier que nous prions et chargeons très affectueusement, de la meilleure et de la plus forte manière que nous le pouvons, d'en agir à l'égard du coupable avec bonté et commisération. »
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(1) Il ne s'agit donc pas de l'hérétique simple, mais de l'hérétique apostat, c'est-à-dire du sujet espagnol convaincu d'avoir apostasié et d'en avoir donné des preuves extérieures, sans lesquelles il n'y aurait pas de procès.
(2) Ceci est pour le relaps, et l'on y voit que le coupable qui confesse son crime, qui dit: J'ai péché, je m'en repens, est toujours absous au tribunal de l'Inquisition (ce qui n'a pas d'exemple dans aucun autre tribunal de l'univers). S'il retourne aux mêmes erreurs après le pardon reçu, il est déclaré faux et simulé confessant et impénitent relaps.
(3) Ainsi le tribunal est purement royal, malgré la fiction ecclésiastique, et toutes les belles phrases sur l'avidité sacerdotale tombent à terre.
L'auteur espagnol de l'Inquisition dévoilée, qui me fournit ces détails, prétend à la vérité que cette clause de miséricorde est une pure formalité qui ne produit aucun effet, et il cite Van-Espen, suivant lequel la protestation faite par le tribunal n'est qu'un espèce de formule extérieure, qui est cependant chère à l'Église (1).
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(1) Je crois devoir citer ici l'original de la formule espagnole. Declaramos al dicho N. N. haber sido: y ser hereje apostato, fautor y encubridor de herejìas (Cuando es relaps) ficto y simulado confitente, impenitente relapso, y por ello haber caìdo y incurrido en sentencia de excomuniòn mayor... y en confiscaciòn y perdimiento de todos sus bienes, los cuales mandamos aplicar y aplicamos alla camara y fisco real de S. M... y que debemos de relaxar y relaxamo la persona del dicho N. N. a la justicia y brazo secular... a los quales (les juges séculiers) rogamos y encargamos muy affectuosamente como de derecho mejor podemos, se hayan benigna y piedosamente con el. (Ibid. pag. 180, 181.) Van-Espen, Jus Ecclesiast. Univ. Pari. II, Tit. X, Cap. IV, No 22.
Cette objection n'ébranle point la thèse principale que l'Inquisition ne condamne jamais à mort, et que jamais le nom d'un prêtre catholique ne se lira au bas d'un jugement capital.
La loi espagnole portant la peine de mort contre tel ou tel crime, la justice séculière ne peut s'opposer à la loi; et si l'Inquisition, comme il arrive toujours, ne condamne que sur des preuves évidentes, ses jugements, dans les cas de mort, seront toujours suivis de la mort, mais sans que ce tribunal y entre aucunement, et toujours il demeure vrai qu'il ne condamne point à mort; que l'autorité séculière est parfaitement la maîtresse d'agir comme elle l'entend, et que si, en vertu de cette clause chère à l'Église, les juges royaux laissaient marcher un innocent au supplice, ils seraient les premiers coupables.
Ainsi cette expression tant répétée de tribunal de sang n'a pas le sens commun. Il n'y a, il ne peut y avoir de tribunal dans le monde qui ne soit malheureusement dans le cas de condamner à mort; qui ne soit irréprochable à cet égard, dès qu'il exécute la loi sur des preuves certaines, et qui ne fût même coupable, s'il ne l'exécutait pas (1).
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(1) Il est bon de remarquer une expression favorite de tous les écrivains qui ont parlé contre l'Inquisition, et sur laquelle ils semblent s'être donné le mot. Cette expression consiste à nommer tous les coupables condamnés par ce tribunal, des victimes de l'Inquisition. Ils ne sont cependant victimes que comme le sont tous les coupables du monde, qui marchent au supplice en vertu d'un jugement légal. Il faut même ajouter que l'Inquisition ne remet au bras séculier, pour les jugements capitaux, qu'à la dernière extrémité; car il n'y a rien de si vrai et de si connu de tous ceux qui veulent connaître, que ce qu'a dit un anonyme italien qui écrivait, il y a une vingtaine d'années, sur le même sujet. Il tribunale del Santo-Officio non abbandona (expression très juste), all' ultimo supplicio che gente di perduta coscienza erei delle più orribili impietà. (Della Punizion degli eretici, e del tribunale della santa Inquisizione. Roma, 1795, in-4o, pag. 133.)
Le tribunal de l'Inquisition, d'ailleurs, ne condamne pas même à la peine de mort portée par la loi; c'est une affaire purement et essentiellement civile, malgré quelques apparences contraires.
Qu'est-ce donc qu'on veut dire?
Le comité des Cortès se trouve sur ce point parfaitement d'accord avec l'auteur de l'Inquisition dévoilée, que je viens de citer. « Philippe II, dit-il, le plus absurde des princes, fut le véritable fondateur de l'Inquisition: ce fut sa politique raffinée qui la porta à ce point de hauteur où elle était montée. Toujours les rois ont repoussé les conseils et les soupçons qui leur ont été adressés contre ce tribunal, parce qu'ils sont dans tous les cas maîtres absolus de nommer, de suspendre, ou de renvoyer les inquisiteurs, et qu'ils n'ont d'ailleurs rien à craindre de l'Inquisition, qui n'est terrible que pour leurs sujets (1). »
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(1) Porque son (los reyes), en todos caso, los arbitros de suspender, nombrar y revocar a los inquisitores, etc., pag. 69.
Je prends acte de cet aveu formel du comité, pour rendre la question absolument étrangère au sacerdoce; et si quelque chose manquait à l'aveu que je viens de rappeler, vous pourriez lire ailleurs, dans le même rapport, un passage remarquable, où le rapporteur du comité observe qu'on ne trouvera dans aucune bulle des papes que le conseil suprême ait droit d'expédier les affaires en l'absence du grand inquisiteur; ce qu'il fait cependant sans aucune difficulté, d'où le rapporteur conclut très justement que les conseillers agissent dans ce cas, non comme juges ecclésiastiques, mais comme juges royaux. (Page 35.)
D'ailleurs, qu'importe encore, dès que c'est un point convenu, qu'aujourd'hui, comme autrefois, aucune ordonnance de l'inquisition ne saurait être, je ne dis pas exécutée, mais seulement publiée, sans le consentement préalable du roi (1).
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(1) Hoy mismo... los edictos de la Inquisiciòn no podian publicarse sin haber antes obtenido el consentimiento del rey, pag. 89.
De là vient que les rois ont tenu, dans tous les temps, très fortement à l'Inquisition, et que Charles-Quint, entre autres, ayant été requis, par les états d'Aragon et de Castille, de rendre les procédures de l'Inquisition un peu moins sévères, ce prince, qui ne savait pas mal régner, répondit en termes ambigus, qui semblaient tout accorder, et dans le fait n'accordaient rien (Ibid., page 50.) Le moins suspect des historiens, dans ces sortes de matières, a donc eu raison d'avouer de bonne grâce, que l'Inquisition religieuse n'était dans le fond qu'une Inquisition politique (1).
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(1) Garnier, histoire de Charlemagne, t. II, ch. III, pag. 181.
Il est bien remarquable qu'en l'année 1519 les Aragonais avaient obtenu du pape Léon X tout ce qu'ils désiraient sur ce point; ce qui fait bien sentir l'esprit général de l'Église et le caractère des souverains pontifes; mais Charles-Quint s'opposa à l'exécution de ces bulles, et le pape, qui ne voulait pas dégoûter le roi, donna celle de 1520, par laquelle il approuvait tout ce que Charles-Quint avait fait. (Ibid., page 52.)
Après cela, permis au rapporteur de nous dire que l'établissement de l'Inquisition est nul, par défaut d'approbation de la part des Cortès, (ibid., page 52) et surtout que ce tribunal est incompatible avec la souveraineté de la nation (ibid., page 65). Je laisse aux bons Espagnols le soin de traiter à loisir la question de la souveraineté du peuple, avec leur roi, par la grâce de Dieu, Ferdinand VII; qu'ils ne manquent pas surtout de lui dire avec le rapporteur du comité: De quelle manière la nation exerce-t-elle sa souveraineté dans les jugements de l'Inquisition? D'aucune absolument (1). Cette précieuse naïveté ne manquera pas de faire une grande impression sur l'esprit du monarque.
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(1) De que modo exerce la nacion la soberania en los judicios de la Inquisicion. - De Ninguno, pag. 66. - Ici le rapporteur est bien sûr d'avoir raison; il oublie seulement (mais c'est pure distraction) que le reproche s'adresse à tous les tribunaux.
Que dirai-je de ce magnifique morceau, tout à fait digne d'être écrit en vers, où l'éloquent rapporteur nous peint le tribunal terrible arrachant au sein des ténèbres l'époux des bras de l'épouse, etc. Personne assurément n'est moins disposé que moi à faire peur aux femmes, la nuit surtout. Cependant j'avoue que, dans les nombreux ouvrages de politique et de jurisprudence que j'ai feuilletés dans ma vie, je ne me souviens pas d'avoir lu qu'un scélérat ne doit être arrêté qu'en plein jour, de peur d'effrayer madame son épouse, et que la justice, avant de le saisir, doit s'informer scrupuleusement s'il est marié ou célibataire, époux distrait ou assidu.
Combien cette rhétorique est misérable devant la réalité des choses! Après vous avoir fait entendre des imaginations révolutionnaires, permettez que je vous copie une gazette.
« Le 14 avril dernier, il plut au roi, notre seigneur (que Dieu conserve), d'honorer de son auguste présence, vers les 9 heures du matin, l'hôtel du saint office de l'Inquisition de cour (1). S.M. visita tous les bureaux et les prisons même, s'informant de tout dans le plus grand détail, et daignant rendre la justice la plus flatteuse au zèle éclairé avec lequel les ministres de ce tribunal servent LES DEUX MAJESTÉS (2). Durant cette visite, qui dura près de trois heures, le roi fut continuellement accompagné par son excellence, M. l'inquisiteur général (3), qui était accouru pour avoir l'honneur de suivre S.M., et de satisfaire à toutes ses questions; et lorsqu'elle fut sur le point de se retirer, ce magistrat supérieur lui adressa le discours suivant: »
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(1) El tribunal del santo officio de la Inquisicion de corte. Gazeta de Madrid; avril 1815. Il ne faut pas laisser passer cette expression; on voit que tout se rapporte à la puissance royale.
(2) En obsequio de ambas magestades. Parfaitement bien dit! Quelle vérité et quels sens exquis dans cette expression! Monarchie, unité, indépendance de part et d'autre; et cependant union parfaite. Bossuet a dit dans le même sens: Les deux souverainetés.
(3) Ce titre, et celui qui distingue les trois inquisiteurs nommés d'abord après dans la même feuille, prouve qu'aucun des quatre n'était religieux.
« Sire, Dieu, qui, par ses justes et incompréhensibles jugements, a voulu que le tribunal de la foi bût jusqu'à la lie le calice de l'amertume, tira V.M. de la captivité, et la rétablit sur le trône de ses ancêtres, pour être le restaurateur, le consolateur et le protecteur de l'Inquisition. V.M., après avoir visité le conseil suprême, vient encore d'honorer de sa présence le tribunal de cour, et d'en examiner toutes les dépendances; eh bien! Sire, V.M. a-t-elle vu ces prisons souterraines, ces cachots affreux, ces instruments de supplice, que les ennemis du trône et de l'autel ont fait sonner si haut dans leur délire? a-t-elle vu les ministres d'un Dieu de paix changés en Nérons et en Dioclétiens, allumant des bûchers, et se permettant tout ce que la cruauté et la barbarie peuvent inventer de plus atroce? V.M. a vu que les prisons sont décentes, commodes même, et que les ministres du Saint-Office savent allier à la justice la douceur et la miséricorde. Plaise à Dieu que la visite de V.M. serve à détromper les hommes qui ont abandonné le chemin de la vérité!... Le tribunal de cour, pénétré de reconnaissance envers elle, ne cessera de demander au père des lumières qu'il daigne lui accorder le discernement heureux de toutes les mesures convenables en des temps si difficiles, et la consolation de RÉGNER SEUL (1) sur des sujets catholiques et dignes du nom espagnol. »
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(1) Regnar solo. Ce mot ne sera pas trouvé extrêmement sot.
Je doute qu'un président de la chambre étoilée ait jamais tenu à son auguste maître un discours de cette couleur; mais ce discours même et toutes les autres preuves ne sont nécessaires qu'à ceux qui n'ont pas assez réfléchi sur la nature même des choses qui se passe de preuves et les prévient toutes.
On ne saurait trop insister sur ces caractères de l'Inquisition, à raison des innombrables calomnies accumulées contre elle, sans aucune connaissance de cause; et si vous voulez savoir, monsieur, tout ce que peuvent le préjugé et l'esprit de parti sur les hommes, d'ailleurs les plus sages et les plus éclairés (car je ne prétend désobliger personne), écoutez, je vous en prie, cette nouvelle charge du comité.
« Philippe II, dit-il, défendit l'appel comme d'abus des sentences de ce tribunal, de manière qu'il est indépendant de toute autorité civile, (page 61) et que le grand inquisiteur est un souverain au milieu d'une nation souveraine ou à côté d'un souverain. Il condamne les Espagnols civilement, sans que la puissance séculière y entre aucunement (page 66). »
Et tout à l'heure on vient de nous dire: « Que l'Inquisition est une autorité royale, que l'inquisiteur est un instrument royal; que toutes ses ordonnances sont nulles, si le consentement royal ne les fait valoir; que le pouvoir royal nomme, suspend, révoque à son gré tous les membres de ce même tribunal, et qu'au moment où l'autorité royale se retirerait, le tribunal disparaîtrait avec elle. »
Et que dirons-nous encore, monsieur, de ce Philippe II, bon homme, comme tout le monde sait, et sachant si peu commander, qui place à la décharge de sa conscience, un second souverain à côté de lui?
Vous serez peut-être tenté de dire qu'il faut être absolument brouillé avec la raison pour écrire ces belles choses; hélas! non, monsieur, il ne faut, même avec beaucoup d'esprit et de sens, que siéger au milieu d'une assemblée délibérante et dans un moment d'effervescence.
Soyons donc toujours disposés à pardonner ces sortes d'aberrations; mais ne nous laissons pas séduire. L'indulgence n'est permise que jusqu'au moment où elle devient complicité.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Moscou, 1/13 juin 1815.
Source:
Denis Constales