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‘Le Monde était changé à tout jamais’ - La ‘Croisade des Albigeois’ et l’invention européenne du Génocide
Par Mark Gregory Pegg
Juillet 2009 a été le huit centième anniversaire du déclenchement de la ‘Croisade des Albigeois’. Nous n’ignorons pas qu’un grand débat, à la fois épistémologique, historiographique et politique est actuellement en cours autour de cet objet central pour la compréhension de la formation de l’État en France.
Dans un livre récemment paru à l’Oxford University Press, l’historien américain Mark Gregory Pegg, se basant sur des travaux novateurs développés aussi bien en France (J. Chiffroleau, M. Zerner, J. Thiery, J-L Biget) que dans le monde universitaire anglo-saxon (R.I. Moore) se fait le porte-parole de vues originales qui, tout en ralliant des théories dé-constructionnistes quant à l’existence du Catharisme, sont dans son cas très loin de reléguer cet incontournable drame historique (notamment en France) dans les oubliettes et les évènements minorisés de l’histoire. Cependant, on ne peut guère nier que le livre de Pegg, même s’il peut sembler schématiser ou simplifier parfois, frisant l’essentialisme ou le relativisme culturel, possède l’immense mérite de poser le problème de cet événement dans toute sa dimension, en soulignant son actualité plus que jamais brûlante pour nous autres français et européens. Nous proposons donc ici un extrait de la conclusion de l’ouvrage de Pegg en avant- traduction inédite, afin de poser déjà quelques premiers jalons, et en tant que prise de date de passionnants futurs débats.
La ‘Croisade des Albigeois’ a bien été i'instigatrice du génocide en occident grâce à l’établissement d’un lien inexpiable entre salut divin et meurtre de masse, c’est-à-dire qui transmue le massacre à grande échelle en acte d’amour assimilable au sacrifice du Dieu chrétien sur la croix.
Qu’une telle définition puisse étroitement ressembler à ce qu’il signifie d’être chrétien au Moyen-Âge à partir de cette même Croisade, n’a rien d’une coïncidence. La Croisade, loin d’avoir été une sorte d’aberration chrétienne, nous offre l’exemple même de la beauté convulsive et de la férocité sanguinaire qui allaient caractériser le christianisme à partir du XIIIe siècle. Le péril de l’hérésie et la nécessité absolue d’éliminer cette menace jouèrent un rôle fondamental dans la création d’un monde censé être à l’image du Christ et que le pape Innocent III avait lutté toute sa vie pour obtenir. La capacité de Lui ressembler dans ses activités de tous les jours, de sorte à devenir soi-même réellement le Christ, constitue le phénomène religieux sublime du Moyen-Âge. Aucune autre religion monothéiste n’a jamais célébré ou promu une telle initiative de divinisation parmi ses croyants ordinaires. La ‘Croisade des Albigeois’ offrait l’unique occasion de marcher pendant vingt ans comme Il l’avait fait à l’intérieur des confins de l’Europe. Elle fut aussi centrale que le quatrième concile du Latran dans la promulgation de l’idée que n’importe qui avait en son pouvoir d’atteindre ce don divin. L’amour du Christ entraînait la nécessité de commettre des holocaustes petits ou grands dans toute l’étendue des territoires situés entre Garonne et Rhône.
Ni les musulmans, ni les juifs n’ont aux XIIe, XIIIe siècles mis en danger la survie de la chrétienté d’une façon aussi apocalyptique que ces loups d’hérétiques. Cela n’allait plus être le cas au cours du siècle qui a suivi la Croisade albigeoise. L’impératif moral qui exigeait que l’on extermine les hérétiques par le meurtre de masse devint alors le fondement éthique pour la future élimination des musulmans et des juifs de la chrétienté. Dorénavant les sermons justifièrent les croisades contre l’Islam avec les mêmes métaphores et les mêmes arguments jadis utilisés pour justifier la guerre très sainte contre l’hérésie. « Qui peut être assez insensé de dire que personne ne devrait opposer de résistance contre les infidèles ou contre des hommes mauvais qui désirent éradiquer du monde la religion du Christ ? ». Humbert de Romans, quatrième Maître général de l’ordre des Dominicains, fustigeait de la sorte tous ceux qui mirent en doute l’existence d’une menace sarrasine autour de 1272. « Ce n’est en rien contraire à Dieu et à l’enseignement apostolique que des chrétiens doivent tuer des sarrasins ». Ainsi, « comme ces hommes empreints de bestialité touchent le Mont de la très Sainte Trinité », comme ils maudissent tous ceux qui croient en Lui avec leur Coran, « il n’y a pas à remettre en doute le fait qu’il doivent mourir ». En fait, « les sarrasins dans leur péché contre le Saint Esprit ne permettent même pas à Sa grâce de parvenir jusqu’à eux – en d’autres termes, ils rejettent Son enseignement ». De toute évidence, comme les musulmans dans leur rejet du Christ ne différent en rien des hérétiques, « on doit les effacer de la surface de la terre». Humbert, « en ce qui concernait les juifs », était quelque peu plus indulgent. « Il a été prophétisé qu’à la fin des temps un petit n’ombre d’entre eux (à savoir, les juifs) se convertiront ». Les disciples de Mohammed par contre ne se convertiront jamais, ils doivent donc être anéantis. « On doit tolérer les juifs, car il subsiste un espoir qu’ils se convertissent », donc il ne faut pas les effacer de la surface de la terre. On ne gagnait aucun salut en massacrant les juifs. On ne parvenait au rachat qu’en tuant les hérétiques et les sarrasins. On parvenait à la gloire éternelle en concédant de mourir pour Lui. « Le but du christianisme n’est point de peupler la terre, mais de peupler le ciel ! Pourquoi se préoccuper si le nombre de chrétiens dans le monde s’amoindrit à cause des morts endurées au nom de Dieu ? Grâce à ce genre de mort, des gens qui n’y seraient peut-être jamais parvenus par une autre voie trouvent le chemin du ciel ». Le meurtre de masse et le sacrifice en grand nombre devenaient les deux mamelles de l’imitation du Christ.[1]
A peu près à la même époque que Humbert de Romans s’employait à justifier l’extermination des musulmans à travers les croisades, un autre Dominicain, le converti juif Paul Chrétien (anciennement Saul de Montpellier), au cours d’un débat avec des rabbins parisiens, a exhorté son auditoire chrétien de la façon suivante : « Ils (les juifs) méritent d’être mis à mort, exactement comme ils L’ont tué, Lui ; malheur aux misérables qui les toléreront ». Paul (épinglé comme « l’hérétique » dans la relation hébraïque de la disputatio parisienne) a dénoncé les juifs parce que ces derniers ne comprenaient pas leur propre histoire, et parce qu’il substituaient le charabia rabbinique du Talmud à la vérité de la révélation pré-christique de l’Ancien Testament. « Écoutez, Maison de Jacob, et vous toutes les tribus de la maison d’Israël », s’exclama-t-il, « j’exigerai en réparation le sang même de vos vies », si vous ne renoncez pas à votre foi. « Vous êtes sans foi, un peuple composé de bougres, des hérétiques, dignes du bûcher ! ».[2] Les juifs étaient désormais synonymes de ces mêmes hérétiques pestilentiels épurés et expurgés par la guerre très sainte. Paul abhorrait la vision de Humbert concernant les juifs ; selon lui, ces derniers méritaient au moins autant d’être éradiqués du monde que les musulmans. Bien entendu, la conversion n’était qu’une façon alternative (le plus souvent non moins sanguinaire) de liquider les juifs. Cent cinquante années plus tard l’historien et kabbaliste juif Judah ibn Verga relie la férocité de la violence chrétienne infligée aux juifs espagnols (conversions en masse, interrogatoires de l’inquisition, bûchers indiscriminés) avec la férocité du premier été de la Croisade albigeoise (Juillet, Août 1209). La persécution chrétienne des juifs au XVe siècle était, selon lui, déjà annoncée par les deux cents juifs tués pendant l’immolation de Béziers en 1209, de sinistre mémoire.[3] Judah s’est fourvoyé à propos des Juifs de Béziers ; mais sur la guerre très sainte il a vu juste. Lorsque dans l’après 1300 la notion que tout temps et tout espace étaient et avaient depuis toujours été inaliénablement chrétiens et allaient le rester à tout jamais était généralement avalisée – et la Commedia de Dante constitue l’évocation la plus somptueuse de cette vision – tous les juifs, passés, présents et futurs se virent condamnés en tant que hérétiques incorrigibles dans leur immuable déni de Sa souffrance éternelle à Lui. En effet, l’antisémitisme (l’anti-judaïsme, plutôt) n’est intervenu vraiment au Moyen-Age qu’à partir du déclenchement de la ‘Croisade des Albigeois’.
Il a existé une culture chrétienne originale, distincte et hautement développée dans la mouvance des terres du comte de Toulouse avant que n’arrivent les croisés en 1209. Cependant l’utopie moderne d’un monde idyllique de tolérance religieuse et d’aimables troubadours transis d’amour ne correspond sans doute guère à la réalité historique. La rêverie contemporaine de Cathares prêchant partout en nomadisant par monts et par vaux est tout simplement faux. Il va falloir rien de moins que réécrire l’histoire du christianisme, en jetant par-dessus bord la fiction du Catharisme. La ‘Croisade des Albigeois’ n’en est que plus épouvantable et plus pertinente encore pour nous aujourd’hui parce qu’il ne s’agissait en définitive pas d’un pèlerinage martial contre une religion bien circonscrite et organisée autour d’une « Église » hérétique structurée. Innocent III a proclamé une guerre sainte pour purifier les terres entre Garonne et Rhône de la présence d’hommes, de femmes et d’enfants dont il reconnaissait volontiers qu’ils ressemblaient fort à des chrétiens et agissaient en tant que tels – c’était bien là le problème. Le leurre pestilentiel de l’hérésie – lequel faisait que les individus malades ne savaient fréquemment pas eux-mêmes qu’ils en étaient atteints – imposait l’élimination sine die des « hérétiques provençaux » avant même que leur infection ne se répande à travers l’ensemble de la Chrétienté. Cette justification initiale d’une campagne d’extermination s’est modifiée et déplacée au fur et à mesure que la Croisade s’est installée pour durer pendant plus de vingt étés, alors que la nécessité d’effacer les hérétiques de la face de la terre n’a pas bougé d’un iota. Lorsque la guerre prit fin le monde qui avait existé avant la venue des croisés n’était plus qu’un souvenir. Bien que mort et enterré depuis plus d’une décennie, Innocent III avait finalement remporté sa bataille pour la Chrétienté.
… [En 1211] Béziers, Carcassonne, Lavaur, et cent villes et villages encore étaient déjà noyés dans le sang et noircis par les marques du feu. Le plaisir homicide de Dieu allait durer bien dix-huit années encore. Des châteaux hauts perchés sur les sommets allaient finalement être pris d’assaut. L’un après l’autre, les castra du Midi furent rasés. De jeunes vicomtes sont morts de mélancolie et d’angoisse. Des comtes durent s’humilier pour sauver leur peuple. Toulouse subît trois sièges. L’amoncellement des cadavres empoisonna les cours d’eau. Été après été, de vastes armées toutes de méandres et en élongation traînèrent avec lassitude dans la chaleur entre Rhône et Garonne. Vautours, corbeaux et milans s’engraissèrent. Les Légats du Pape invoquèrent la vengeance divine. Les hommes mouraient dans les flammes au son du Veni Creator Spiritus. Des dames et de jeunes filles manièrent des catapultes. Les grandes ‘chattes’ partirent à l’assaut des remparts. Des crânes furent brisés, répandant leur précieuse cervelle. Le meurtre était désormais la voie de la rédemption. Vignes et oliviers centenaires furent partout arrachées. On se moqua de la jeune fille enceinte. Les hommes bons en devenaient hérétiques. Un jeune comte fit sa soumission devant un roi à peine adolescent. Des hérétiques furent pendus aux branches des noyers. Très peu de parmi ceux qui virent le commencement de la guerre vécurent jusqu’à sa fin. Le monde était changé à tout jamais.
* Extrait de: A Most Holy War (Une Guerre Très Sainte)
de Mark Gregory Pegg, (Oxford, Oxford University Press, 2008, chap. XVIII, pp. 188-191).
Traduction de Patrick Hutchinson
[1] Humbert de Romans, Opus tripartitum, in Fasciculus rerum expetendarum et fugiendarum, ed. Edward Brown, (Londres, Richard Chiswell, 1690)., 2, pp. 191-198 ; Louise Riley-Smith, Jonathan Riley-Smith, The Crusades: Idea and Reality, 1095-1274, Londres, Edward Arnold, 1981.
[2] Joseph Sharzmiller, Le deuxième controverse de Paris. Un chapitre dans la polémique entre Chrétiens et Juifs au Moyen Age (Paris, Editions E. Peters, 1994), pp. 11, 13, 44, n. 8, 58. Voir William Chester Jordan, The French Monarchy and the Jews : from Philip Augustus to the last Capetians (Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1989), pp. 160-161; Jeremy Cohen, Living Letters of the Law: Ideas of the Jew in Medieval Christianity (Berkeley, University of California Press, 1999), pp. 334-342; et Joseph Shatzmiller, “The Albigensian Heresy as Reflected in the Eyes of Contemporary Jewry”, [Hébreu] in Culture and Society in Medieval Jewry Studies: Dedicate to the Memory of Haim Hillel Ben-Sasson, ed. Menachem Ben-Sasson and Roberto Bonfil (Jérusalem, Merkaz Zalman Shazar le-toldot Yisra’el, 1989), pp. 332-352.
[3] Solomon ibn Verga, Liber Schevet Jehuda, édité par Meir Weiner (Hanovre, Sumptibus C. Rümpleri, 1855), 1, p. 113. Voir : David Nirenburg, Communities of Violence ; Persecution of Minorities in the Middle Ages (Princeton, N J, Princeton University Press, 1996), pp. 231-249, et “Mass Conversions and Genealogical Mentalities:Jews and Christians in Fifteen-Century Spain”, Past and Present 174 (2002): 3-41